Stéphane Renard : L'histoire est finie

L’inconscient, dans cette dénomination maladroite n’est pas seulement le lieu de recel d’un sujet qui se fait reconnaître des scories du langage. C’est aussi ce qui est relié par une topologie moebienne à ce qui en vient à être parlé. Comme si, dans cette acception, le langage était lui même la texture de la bande de Moebius. 

 

Arrive le moment où la parole du patient n’a plus pour adresse que ce lieu de l’Autre en tant qu’il est vide, qu’il n’y a personne. Le rien s’est fait son désêtre et de son désêtre, il peut apercevoir dans les bons cas ce qu’il partage avec son analyste, le réel d’un nœud borroméen, résidu, reste, objet petit a, auquel il n’est ni relié ni absent et qui constitue ce qu’il en est de son être en tant que parlant. 

 

Le nœud borroméen c'est le traitement du transfert. Ce qui permet de s’y intéresser semble un effet performatif de la liquidation transférentielle, précisément de la liquidation du transfert à Lacan. La réalisation de son pari lorsqu'il disait en enseignant : ma seule erreur c'est d'être là et aussi j’enseigne d'une place d’analyste. Encore fallait-il disparaître. Mourir, s’absenter ne suffit pas. Il n’y a pas de 49.3 pour une fin de cure, cela ne se décrète pas. 

 

Tant que l'adresse du patient est organisée par une structure de nœud a quatre la relation transférentielle fait obstacle à la réduction symptomatique. Nom-du-Père, transfert, symptôme deviennent alors le trépied qui renvoie à l'instance une, instance qui s'élabore de la pure différence signifiante. Chaque signifiant venant faire un d’ être différent et l'extension à chaque signifiant de son essence de différence venant collaber l’instance en un Un. Ceci est donné par le nœud à quatre. 

 

Pas de fin de cure pour les patients qui subissent une relation transférentielle de type quatre. Rien à faire. Pour finir sa cure il faut aborder les rives inconnues d'une relation transférentielle de type trois. 

 

La psychanalyse fait commerce en son fondement d'une appréciation clinique sur la jouissance. C’est en ça qu’elle fait symptôme. Quand elle fait jouissance d'un défaut qui nous commande. Alors qu’elle offre pourtant la possibilité que soient dérangés les savoirs en les renvoyant à une dynamique du manque, du défaut, du pastout.  Puisque ce qui nous intéresse pour finir n’est ni le sujet grammatical, ni le sujet de la psychologie mais le sujet de l’inconscient, ce sujet du manque dans le grand Autre, S de grand A barré.

 

Si le nœud à trois est bien le traitement du transfert, son échec serait-il alors l’échec de la psychanalyse ?  

 

Übertragung désigne cette surprise de Freud de voir se manifester dans la cure un ensemble de sentiments complexe où domine l'amour et la revendication de cet amour. Or cette manifestation s’origine de l'adresse énigmatique, d'une méconnaissance qui suscite l'interrogation féconde. Che vuoi? 

 

Lorsqu'il élabore le nœud, Lacan poursuit sa tentative de réduire son propre symptôme. Il répétait à qui voulait l'entendre qu'il était entré en psychanalyse parce qu'il n'y avait pas de rapport sexuel. Alors que Freud s'affronte à la répression du désir Lacan fait du désir même, en tant qu'organisé par l’insatisfaction, l'objet symptomatique de son tourment. Il n'y a pas de rapport sexuel puisqu'il n'est pas possible de l'écrire. L'un et l'autre n'appartenant pas au même espace, hommes et femmes s’organisent en un désir singulier qui les sépare. 

 

La répression du désir comme l’insatisfaction qu'il recèle semblent s’originer d'une même instance, d'un même lieu. C'est ce que Lacan théorise avec la fonction du Nom-du-Père qui encombre le nœud à quatre. Quand il dira de Freud qu’il sauve le père, c’est cette fonction qui le traduit.

 

Lacan est Freudien. Le réel de la castration, l’irréductibilité de l’Oedipe, étaient pour Freud les buttées de l’impossible, ce qui faisait socle incontournable à son élaboration. Lacan avait quant à lui pour soutenir le non rapport sexuel, élaboré un espace différent pour l’homme et pour la femme. Ce que détaille le tableau de la sexuation. Or c’est précisément cet espace différencié soutenu par la castration qui en vint à être modifié de la disparition du rond quatrième dans la topologie borroméenne du nœud à trois.  Le passage d’un noeud à quatre à un noeud à trois organise une mutation fondamentale puisque la castration se transforme en impossible, qu’elle n’est plus l’effet d’un agent ordinairement générationnel mais une fonction singulière à l’individu via le langage, qu’elle réduit à rien les dénominations sexuées d’homme et de femme dans le trou central qu’ils partagent avec un objet petit a qui peut être le même pour l’un et l’autre. Ainsi homme et femme n’ont plus affaire dans le trou central qu’à un impossible en ce qui concerne les relations de filiation qui étaient jusqu’à présent avec la castration, dans un lien de dépendance mécanique plaçant dans le même espace ceux qui d’ordinaire relevaient de générations différentes. 

 

A partir du nœud à quatre la question de Lacan sera de savoir s’il peut se passer du rond quatrième, de cette fonction qui fait l’héritage freudien et il élabore le nœud borroméen à trois. Nous sommes dans les dix dernières années de sa vie. Il martèle depuis 40 ans qu'il n'y a pas de rapport sexuel et voici qu'il en arrive au tournant du nœud dans les années 1972-73. 

 

Le nœud borroméen à trois en venant proposer que s’affranchisse la référence au Nom-du-Père élabore un espace résolutif des impossibles sur lesquels étaient restés Freud et Lacan jusque là. S’ouvre alors à la relation de filiation, précédemment hors d’atteinte, hors sujet, l’impossible.  

 

L'impossible de la relation de filiation s’élabore d'un espace différent pour chacun restituant aux générations successives la faculté d'une élaboration subjective libre d'une conception erronée de la castration, en tant que phallique, et offrant qu’advienne celle mise en œuvre par la langue elle‑même qui invalide la castration pour lui préférer l’impossible. Autrement dit plus de coupure signifiante mais un coincement de l’objet petit a opéré par la langue elle même. Le sujet n’est plus de coupure mais de coincement. Et surtout un idéal qui ne se constitue plus d’une surmoïcité parentale mais de l’individu même, en réévaluation subjective constante qui de fait devient inatteignable. 

 

L'espace qu’ouvre le nœud borroméen à trois permet d'envisager que ce soient réunis par un même objet cause du désir petit a, un homme et une femme qui viennent se situer l’un et l'autre au lieu de recel de l’objet, c'est-à-dire dans le trou central du nœud dont il est bon de rappeler qu'il résulte de l'acception du langage comme serré par les trois dimensions du Réel du Symbolique et de l'Imaginaire. 

 

Ceci est rendu possible par le fait que dans ce nouvel espace, homme et femme, ne se distinguent l'un de l'autre ni par leurs nominations signifiantes, ni par le parcours de leur sexuation et qu'au contraire une même position désirante initiale quoique distincte organise éventuellement un même objet de désir cette fois donc partagé. 

 

La conséquence inattendue est qu’à autoriser le rapport sexuel le nœud borroméen à trois vient contrarier le fait de structure dont Lacan faisait symptôme. Il ouvre incidemment cette intéressante question de la structure puisque apparait ici comme modifiable ce qui justement était désigné de ne pas l’être et souligne la plasticité structurelle. Au point qu’une chirurgie des nœuds, faite de coupure et de raboutage tente de rendre compte de certaines pathologies. 

 

Le nœud à trois est le traitement du symptôme c'est-à-dire qu'une adresse au nœud à trois, celle de Lacan par exemple, semble organiser un transfert qui affranchit progressivement celui qui l'origine du Nom- du-Père.

 

Avec le nœud à trois Lacan autorise non seulement une révision drastique de son enseignement précédent mais accède aux vœux qui l’ accompagnaient quand il mesurait combien aussi bien, le Nom- du-Père, le rond quatrième, l’ instance phallique, le Un obscurcissaient son discours du fait de sa seule présence. Il résout l'impossible à nous transmettre avec le nœud à trois à la fois la monstration d’une efficace sur son propre symptôme et la possibilité désormais offerte d'une adresse universelle et singulière débarrassée des scories signifiantes qui encombrent immanquablement la relation à l'autre et à l’Autre. 

 

En établissant avec le nœud à trois l’horizon d’une adresse à la cure il pose l'écriture d'un objet petit a qui réunit et non plus sépare homme et femme. Le nœud borroméen à trois rend possible une approche psychanalytique révolutionnaire, qui nous ramène à son origine donc, l’auto-analyse. En un tour de trois Lacan introduit une série ordinale où après Freud (premier) et après lui (second), une adresse transférentielle troisième provoque un bouleversement dont commence à peine à s’apercevoir le fondement : il n’y a pas d’adresse à l’analyste qui ne soit incluse dans le nœud, dans l’adresse au nœud donc. Et par voie de conséquence les analysants, sans le savoir, ont changé d’adresse. 

 

Ceci nous est perceptible pour deux raisons dont la principale est la diminution progressive du transfert à Lacan. Comment en effet concevoir l’appréciation de Lacan jusqu’au nœud et pas ensuite ? Le nœud lui même vient organiser la division subjective. Pour ceux qui ayant franchi courageusement l’étape du nœud et se sont plongés avec le maître, dans le temps dynamique de son enseignement ou après coup peu importe, ils ont subi les effets qu’offrent le passage du nœud à quatre au nœud à trois c’est à dire se passer  du Nom-du-Père en tant que rond, autrement dit cette fois résolution correcte de la liquidation transférentielle à Lacan dont le nœud à trois fait résidu et non pas une quelconque identification. 

 

Se pose alors à nous la question de la nécessité et de la contingence du résidu transférentiel. Chez Freud la cure prend fin quand le patient est au travail et marié : sexualité et sociabilité remise sur les rails voilà l’affaire. Chez Lacan il en allait autrement : les identifications successives défaites, le patient désaliéné des jouissances superfétatoires, maître de son désêtre, surtout s’il s’était entre temps ruiné des commensaux qu’il trainait aux basques, numéraire compris, atteignait la rive enchantée de l’après-cure.

 

Lacan n’avait peut-être pas pleinement anticipé, et pour cause il le vivait,  les effets du noeud borroméen en tant que venant faire transfert pour certains de ses élèves, dans la mesure ou suivant leur maître jusque dans ces élucubrations les plus absconses et continuant d’être animés d’un transfert,  ils ont participé avec lui à son questionnement sur l’abandon du rond quatrième et le basculement du nœud à quatre vers le nœud à trois. C’est à dire l’abandon d’un transfert à Lacan, que supportait le rond quatrième, pour ne plus se retrouver en guise d’adresse transférentielle qu’avec un  nœud  placé opportunément dans la paume de leur main tendue sur laquelle ils ont refermé le poing et dont la surprise ne fut sûrement pas quelconque quand ils le rouvrirent de s’apercevoir qu’en fait d’héritage ils tenaient, en part égale aux autres, un nœud borroméen à trois. 

 

Ce que nous appelons transfert en psychanalyse est la manifestation chez l’analysant, sous l'effet de sa voix, d'une croyance en un sujet dans l'Autre et l'amour passionné pour ce sujet. Mais le dispositif de la cure n'établit-il pas une frontière à ce transfert dans la mesure où c’est l'identification à l'analyste qui en marque une borne Unaire ? Alors qu'il s'agissait jusque-là de transfert à l’analyste, si le désir de l’analyste, ce qui le questionne, est désormais bien le nœud borroméen à trois et non plus à quatre, on voit que le reste n'est plus cet élément Un porté par le Nom du Père, mais directement le nœud borroméen à trois puisque s'il est objet du désir de l'analyste c’est qu'il opère l'affranchissement de sa présence pour ne plus être dans la cure, et pour sa plus grande efficace, que cette voix qui s’amenuise à témoigner d'un sujet dans l’Autre le temps que s’affranchisse à son tour l’analysant de cette ultime croyance.

 

Le traitement du transfert sans frontière c’est celui qui ne laisse d’autre choix qu’une adresse cause de désir portée par l’écrin d’un nœud borroméen à trois. Il s'agit là d'une possibilité de cette liquidation transférentielle sans attache particulière à l’analyste. 

 

Le nœud borroméen à trois, en organisant un transfert à son adresse par la pertinence Lacanienne de son élaboration, permet le traitement du symptôme en tant que ce symptôme élabore de l’Un. Or d’Histoire il n’y avait jusqu’à présent que celle des Uns et dans une acception plus large, de l’Ordre du Un, même si aucun ordre universel se référant explicitement à cette instance n’ait jamais été constituée par l’homme, le sens de l’Histoire s’originant du mode Unaire. 

 

Il semble possible de soutenir que Lacan avec le nœud borroméen à trois indique une direction, une direction possible, vectorisée par un lieu dont nous sommes à jamais séparés, que nous n’atteindrons pas et qui s’annonce comme étant celui de la fin de l’Histoire. 

 

Stéphane RENARD
15-5-17

 

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