Hubert Ricard au sujet du livre "Comprendre le malheur français" de M.Gauchet

 Hubert Ricard présente et commente le livre de Marcel Gauchet Comprendre le malheur français

 

Le livre de Marcel Gauchet Comprendre le malheur français se présente sous une forme libre – réponses aux questions précises et élaborées d’Eric Conan et de François Azouvi – ce qui ne l’empêche pas d’être tout à fait consistant et même ambitieux. Il ne s’agit pas simplement de l’analyse d’un sentiment collectif – le pessimisme français – mais d’une mise en place historique d’une ampleur exceptionnelle concernant le « modèle français » ainsi que des éléments structuraux qui conditionnent ce sentiment collectif à l’heure du triomphe de la mondialisation : ce que Marcel Gauchet considère comme la rupture entre les élites françaises et le peuple, le règne de l’idéologie néo-libérale, et ce qu’il appelle le piège européen. 

 

Comment comprendre le malheur français, l’inadaptation de la France à la mondialisation, la crise du politique et le fossé qui sépare les élites et le peuple

C’est ce dernier point auquel Marcel Gauchet consacre un chapitre qui me semble particulièrement significatif. Le statut des élites nous dit-il renvoie aux privilèges de l’Ancien régime : une élite de hauts fonctionnaires constitue une caste privilégiée où le rang aux concours a pris la place de la naissance. En relation avec elle il y a l’accès aux postes publics, à la direction des entreprises, et enfin il y a les élites de la visibilité, les célébrités qui s’y produisent avec le monde journalistique lequel constitue « un anti-pouvoir »

On peut sans doute dénoncer  dans cette distribution des places le rôle de l’argent ou des amitiés, l’excès de certaines rémunérations, mais l’existence même des « élites », avec le principe de compétence et d’exercice de l’autorité qu’elle implique ne peut être sérieusement mis en cause , me semble-t-il. Et on peut douter que ce qu’à la fin de son livre il nomme « nuit du 4 août de la nomenklatura  française » parvienne au delà des correctifs nécessaires substituer quelque chose de probant à la méritocratie ou annuler l’effet du milieu familial comme on le voit dans la République de Platon.

On entre davantage dans une perspective concrète lorsque Marcel Gauchet évoque le fossé qui sépare les élites du « peuple », puisque le discours qu’elles tiennent semble ne pas être entendu par ceux auxquels il est censé s’adresser ; jugement corroboré par le symptôme que constitue le vote en faveur du Front national.

Ce discours des élites est celui de la volonté de réforme et de l’optimisme : il est sous-tendu par l’extension du  phénomène de la mondialisation et de l’idéologie néo-libérale.  A ce décalage des discours et des mentalités correspond dans la réalité le fait que la France semble mal placée dans le processus de mondialisation il y aurait blocage et nécessité de redressement.

Face à ce discours, se présente un pessimisme populaire qui juge le discours des élites décalé et inopérant, et ce serait un sentiment national élémentaire qui inspirerait le refus de ce discours. Marcel Gauchet l’explicite : « Les élites ne nous défendent pas car elles ont partie liée avec la mondialisation où la singularité française est appelée à se dissoudre ».

On peut concevoir pourtant que le refus de la mondialisation n’aurait guère de sens, et que l’appel à la réforme et à l’initiative soit en lui-même parfaitement justifié.

Mais Marcel Gauchet juge sévèrement la manière dont ces élites fonctionnent : elles  sont imprégnées de l’idéologie néo libérale qui pose le primat de l’économie sur le politique la croissance et l’efficacité économique deviennent les seuls buts visés.  

 En outre elles se réfèrent du modèle américain et ne connaissent plus l’histoire de leur pays dont elles ne se sentent plus solidaires ; autrement dit il y aurait une crise de la référence nationale. « Aujourd’hui au lieu du récit de l’histoire collective et de perspectives on parle de croissance. »

Enfin se développe un individualisme débridé. Les droits de l’homme sont censés protéger d’abord la part privée de l'existence des individus. Il s’agit d’un droit à une existence personnelle détachée de l’appartenance collective. Gauchet veut le lier à la disparition du sens de l’intérêt général au profit de l’intérêt personnel avec pour conséquence la flambée des rémunérations, le souci des carrières, et la substitution de la stratégie politique au fait de gagner des élections.

 

Qu’en est il alors du peuple, lequel doit subir l’injonction de ces élites ? Celui-ci ne participe pas directement à ce que Gauchet appelle l’idéologie, soit le discours dominant qui « prend en charge le mouvement de l’histoire pour en tirer des conclusions politiques » que tiennent les élites. Mais on doit néanmoins lui attribuer une opinion générale confuse  et une certaine perception de la situation à laquelle il est confronté et  son rejet des politiques qui devraient pourtant assurer sa protection au cours de la crise que le pays traverse.

 

Reprenons ces quelques points

La question du primat de l’économie évoque un discours fermé qui tourne sur lui-même sans autre valeur que la croissance et l’efficacité économique qui sont les seuls buts visés. En période de crise, les rémunérations faibles ou moyennes stagnent ou reculent. C’est « un discours du progrès sans contenu de progrès ».

La référence à un système alternatif, et une mise en question du capitalisme sont aujourd’hui très minoritaires et Marcel Gauchet ne s’y attache pas. Ce qui ne l’empêche pas d’évoquer les difficultés voire les blocages du système. Il y a en effet une contradiction très marquée entre économie et politique : l’idéologie néo-libérale vise idéalement une extinction de la fonction de l’Etat et du champ politique lequel fait figure d’ « obstacle à réduire » ; et d’autre part le projet que présentent les élites politiques prend un caractère incertain, en tant que ses références et ses prévisions sont essentiellement économiques : le politique ne peut que naviguer à vue et il lui est difficile de reconnaître clairement les limites de ses possibilités d’action, surtout dans le cadre d’une campagne électorale.

 

La question de la référence nationale intéresse particulièrement Marcel Gauchet qui consacre un long chapitre à l’histoire du modèle français de sa naissance à sa crise, de la France de Louis XIV jusqu’au triomphe éphémère du gaullisme et ses suites.

Considèrons par exemple le moment Louis XIV où s’instaure une hégémonie politique – éphémère – de la France en Europe, avec la constitution d’une autorité souveraine et incontestée de l’Etat qui, nous dit Marcel Gauchet, est une « structure fondamentale pour la suite de l’histoire du pays », avec un pouvoir royal absolu, une « capacité de faire modèle à l’extérieur » et la « Cour où se donne à voir l’excellence sociale ». Tout ceci serait à la source d’un sentiment de grandeur partagée qui se perpétuerait dans la conscience française.

Quelques remarques cependant : que vaut un tel sentiment quand on le réfère aux masses paysannes de l’époque ? Comment ignorer la révolte de l’Ouest de 1675 et ses « bonnets rouges » et avec sa violente répression, et pour ce qui est du «  rayonnement de la France » négliger les deux ravages du Palatinat qui suscitèrent l’indignation de l’Europe et la constitution d’une coalition qui aboutit à terme à l’effondrement de l’hégémonie française. Enfin le prestige de la culture française, malgré la création exceptionnelle que constitue la littérature classique au temps de Louis XIV, était plus grand dans l’Europe du siècle suivant qui est celui de l’abaissement français face à la puissance anglaise.

D’ailleurs même si les contemporains ont éprouvé ce sentiment de grandeur et s’il subsiste dans la conscience française, on doit probablement le référer tout autant aux contenus des manuels d’histoire et ces difficultés ne peuvent que se retrouver dans l’effort de réappropriation de notre sentiment national.

Mais la tentative de Marcel Gauchet de proposer une histoire structurale des idées-forces qui ont constitué l’identité française n’en reste pas moins d’un grand intérêt.

Après l’émergence de l’autorité de l’Etat sous la monarchie, la Révolution française conserve l’Etat sous la forme de l’Etat-Nation qui implique l’égalité des citoyens sous l’autorité des lois : les citoyens ont droit de parole dans l’espace public à propos des décisions de leurs dirigeants. Conception qui ne s’établira en fait que progressivement – l’Etat napoléonien en est au plus loin – puisque c’est la 3ème République qui intégrera la fonction de l’Etat à la démocratie.

Les grands traits du modèle français tel que nous le transmet l’histoire sont dès lors  l’universalisme au sens où l’expérience française représenterait une « expérience politique exemplaire pour l’humanité entière. » ; la référence à la république qui pose la supériorité de la chose publique sur les intérêts individuels ; la démocratie et les partis et enfin la méritocratie et les statuts qu’elle engendre, qui ont pris la place des privilèges d’ancien régime.

Le point de la conjoncture actuelle qui met le plus en défaut cet héritage concerne la question des droits de l’homme, en tant qu’aujourd’hui ils concerneraient l’individu particulier détaché de son appartenance collective. Il y aurait transfert de l’universalisme des nations à l’universalisme des individus et primat du pouvoir judiciaire arbitre des droits individuels. Marcel Gauchet a des formules frappantes : « il n’y a plus de nations, il y a de la société. » Nous sommes dans le « postnational », plus de sphère supérieure à l’individu privé et à son souci de bien-être : l’Etat se réduit à une agence de moyens.

Mais cette référence aux droits de l’individu est-elle comme le note Marcel Gauchet un « palliatif pathologique » ou s’agit- il d’une nouvelle étape dans l’histoire de la démocratie impliquant plus de droits et de libertés. ? 

Peut-on récuser un droit à une existence personnelle détachée de l’appartenance collective ?

On doit noter d’ailleurs que la tradition philosophique issue des grands inspirateurs des Lumières, privilégie l’individu singulier. Spinoza fait du désir de l’homme raisonnable la seule norme de son action et il pose l’inaliénabilité du jugement individuel. Et la perspective morale selon Kant qui se réfère à la personne individuelle a évidemment la primeur sur la perspective politique. 

Mais c’est justement au nom de l’éthique que Marcel Gauchet peut faire le procès de cet individualisme sans règles, dans la mesure où chaque fois qu’il y a conflit, l’intérêt personnel semble l’emporter sur les valeurs collectives. Mais le discours abstrait des droits de l’homme que Marcel Gauchet prend pour cible ne cesse  aussi de se référer à des valeurs universelles et il lui reproche ses prêches moralisants.

Plutôt qu’à ce niveau général on peut mieux cerner le problème à propos de questions plus déterminées qui concernent bien la réalité politique : par exemple pour la France la question de l’Etat providence. Les choix qu’il y aurait à faire pour son maintien ou son allègement supposeraient l’acceptation de contraintes et donc des décisions politiques assumées par une majorité de français. Dans ce cas un « autogouvernement des collectivités » serait nécessaire.

 

La question de l ‘Europe illustre aussi très bien cette question du transfert de l’universalisme des nations aux individus. Les formules de Marcel Gauchet sont très sévères : L’Europe est devenue un « laboratoire de réalisation de l’utopie néolibérale ». Il s’agissait pour les fondateurs d’en finir avec l’Etat jacobin à la française. Mais une direction politique fédérale était impossible au moins à terme et c’est le marché accompagné d’une régulation juridique qui joue le rôle dominant dans l’unification. D’où des « compromis réajustés en permanence » sans vrai débat politique : un  « édifice sans responsables » qui appellerait un certain retour à l’Europe des nations.

On peut enfin évoquer la part des intellectuels : et sur ce point je trouve la sévérité de l’auteur contestable. Par exemple la figure de Bernard Henri Lévy ne mérite pas ce que j’appellerai une polémique convenue. D’autre part on peut refuser l’idée de l’Europe comme dépassement de la France ; mais elle n’a rien de scandaleux et elle n’implique aucune mauvaise conscience française. Il n’y a d’ailleurs aucun péché, comme le montrent beaucoup d’historiens, à exercer son sens critique sur les idéalisations propres au sentiment national.

En outre s’il y a bien un certain déclassement culturel de la France qui fut le lieu d’invention de la modernité, notamment avec ses peintres et ses poètes, mais ne l’est manifestement plus aujourd’hui, la référence à ce qui était encore le leadership de la France pendant les années 60 n’est pas pleinement significative. Que reste-t-il – l’auteur lui-même semble poser la question – du nouveau roman ou de la nouvelle vague ? Peut-être Duras ou Rohmer ? Quant au « structuralisme » - aujourd’hui d’ailleurs vilipendé – quel sens consistant donner à ce terme d’une généralité confuse ? Mais sans doute Lacan, penseur de la structure, quand on aura pris la peine de le lire, apparaîtra-t-il comme la figure intellectuelle majeure de son temps.

Mais de toute façon cela n’a guère de sens de reprocher aux intellectuels de notre temps de n’avoir pas la taille de leurs aînés…

Et il resterait à évoquer l’effet sans doute néfaste de la médiatisation et les structures du pouvoir intellectuel aujourd’hui.

 

Du peuple qui refuse le discours des élites Marcel Gauchet parle avec sympathie, mais il nous fournit assez peu d’éléments précis pour déterminer son pessimisme ou son malaise. Sentiment confus d’être abandonné, de n’être plus protégé par l’instance politique, révolte et blocage... On doit d’ailleurs noter que ce que Marcel Gauchet nomme idéologie – le discours du Maître qui est censé tirer les conclusions politiques de la réalité historique et sociale – concerne les seules élites. Mais il y a bien, semble-t-il, une  « doxa » populaire, et Gauchet lui attribue une « perception assez juste de la situation et de son évolution », qui sans doute aux yeux de l’auteur s’adosse au sentiment national. Il me semble néanmoins qu’il s’agit avant tout d’une réponse au discours dominant dont celui-ci aurait sans doute à tenir compte.

Restent deux points qui font difficulté : d’une part le sentiment national élémentaire se charge très souvent de xénophobie, et toute immigration qui manifeste un « séparatisme identitaire » peut être vécu comme « rejet agressif ». Marcel Gauchet s’irrite de la dénonciation de tels sentiments populaires par les intellectuels, mais n’est ce pas là une tâche qu’ils ont à remplir, sans mépris bien sûr ni accusations excessives.

D’autre part la culture de masse, que Marcel Gauchet se contente de pointer, introduit souvent une division difficile à réduire : la télé-réalité, les émission de variétés et la prédominance des spectacles sportifs ne jouent pas dans le sens d’un progrès culturel, mais plutôt renforcent l’inertie du système.

 

Conclusion

 

Dans son dernier chapitre Marcel Gauchet évoque la possibilité d’une résolution de ces difficultés et range ses suggestions sous 3 principes. J’en resterai à leur énonciation.

Tout d’abord le réajustement du rapport à l’Europe : Marcel Gauchet choisit manifestement  l’Europe des Nations tout  en prétendant se garder  de tout nationalisme : la liberté des Etats les uns par rapport aux autres serait sauvegardée, leurs structures politiques essentielles maintenues, le pouvoir central européen réduit; cela n’exclut selon lui ni interaction ni même interpénétration, mais on éviterait la dérégulation politique avec son corrélat l’économisme en folie. Perspective qui écarterait le projet fédéraliste des fondateurs mais tiendrait compte des difficultés considérables du présent. Ce serait la bonne manière d’ajuster tradition et nouveauté

Faut-il écarter la belle utopie du fédéralisme européen ? C’est l’attachement de Marcel Gauchet à l’idée de nation qui lui permet sans doute de le faire. Beaucoup de ceux qui constituent les « élites » de l’Europe ne le feront pas si facilement et préféreront un dépassement de l’idée de nation…Les références nationales ont un aspect identitaire qui les fait apparaître comme indépassables mais ne peut-on envisager, indépendamment de la mondialisation économique une identité culturelle de type universel – cosmopolitique –   telle que semble l’appeler, dans sa visée la plus haute, la raison philosophique issue des Lumières ?

 

Le second principe se traduirait par la « nuit du 4 août de la nomenklatura ». Autant pour le premier point Marcel Gauchet se réfère à une réalité concrète, autant l’idée d’une « résorption de la fracture morale qui sépare le peuple des élites », bien sûr tout à fait souhaitable, reste assez peu déterminée. On peut sans doute combattre la « castification », introduire plus de mobilité, mais peut-on trouver une alternative à la sanction d’études longues. Peut-on supprimer fonctions de direction et hiérarchies ? S’agit-il de demander aux élites plus de morale, et à leurs subordonnés un plus grand effort de culture et de compréhension ? Tout ceci reste un peu vague.

Quant au troisième principe il prend acte de ce que l’expérience néo-libérale touche aujourd’hui à ses limites et que « l’idée d’une société qui marche toute seule, grâce aux marchés » tourne à « une chimère autodestructrice ».

Il correspond donc à une réanimation du politique : il s’agit de retrouver le sens de la décision collective et de ressaisir notre « manière propre » en renouant avec notre histoire. Sans doute ne pas sortir de l’Europe, mais retrouver le pouvoir de décision essentiel des Etats. La vision de Marcel Gauchet, avec l’idée-force qui l’anime reste donc parfaitement cohérente. 

 

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