Henry de Montherlant : Un petit juif à la Guerre

UN PETIT JUIF A LA GUERRE

in ESSAIS

Henry de Montherlant

 

 

I

Nous étions ce matin-là, du printemps de 1918, à faire un exercice de tir au fusil, à quelque deux kilomètres à l'arrière des lignes, quand nous entendîmes les coups élastiques de la Défense contre Avions, pareils aux claquements, sur des tambourins, d'une balle que se fussent renvoyée d'immenses déesses jouant dans le ciel. Nous levâmes le nez. L'avion tournait au-dessus de nous, avec une lenteur menaçante, allant comme dans une avenue dont chaque arbre était un éclatement. Quelques hommes se glissèrent sous les ombrages d'un petit bois voisin, en sorte que le groupe ne fût pas repéré. Les autres restèrent à découvert, regardant.

— Il s'en va!

L'avion, sa mission accomplie, filait vers les lignes allemandes, et les flocons des obus, le poursuivant sans le rejoindre, lui faisaient un sillage d'argent. Les hommes quittèrent le voile de feuillage, suivirent des yeux l'abeille étincelante qui rapetissait. Soudain, le sifflement. Tout le monde à terre, sur place, engloutissant son ombre. Il éclate derrière nous. Je me relève. A une portée de javelot, une fumée noire monte dans les arbres.

Il y eut un moment de pagaye. Puisqu'il n'y avait pas de terrain à tenir, mon impulsion fut de courir, courir toujours, en m'éloignant du petit bois, qui sans nul doute allait être l'objectif du tir. Mais au milieu du groupe, hésitant, immobile, une volonté se dressa. Le lieutenant commandait, s'engageant dans le bois :

— Suivez-moi, il y a ici des tranchées.

Absurdité ! pensai-je. C'est se jeter dans la gueule du loup. Il fallait dire : « Au galop, dispersez-vous I Où vous voudrez, mais pas dans le bois! » Or, pensant cela, je suivis les camarades. Instinct grégaire, surtout respect humain. « Quelle tournure, si je suis seul à filer comme un dératé! Et pourtant je ne dépends pas de cet homme, je ne suis pas de sa section, j'ai été « détaché » à cet exercice. » Ainsi de mauvaises raisons font échec à la raison. Quand je songe que, si j'avais été tué ce jour-là, je l'aurais été par grégarisme et par respect humain, sentiments qui ne m'encombrent pas, je me dis : « Combien en tuèrent-ils d'autres ? »

Dans le bois, nous trouvâmes plusieurs petites tranchées longues de quelques pas : tranchées dites de bombardement, qui sont profondes de soixante centimètres. Les hommes y descendirent.

— Espacez-vous !

Chacun prit sa place, attendit, debout. Mais le chef restait à découvert. « Le voilà bien! grognai-je. Il fait tuer ses hommes, et il est épatant. » Et de nouveau je sentis ce qu'il y avait de tragique à nous être rendus docilement, stupidement, à l'endroit où la mort nous donnait rendez-vous, à nous y installer, à l'attendre, et ce qu'il y avait de grand, aussi, dans la volonté du jeune homme aux traits fades qui avait dompté le mouvement naturel de cette troupe, qui l'avait forcée au plus difficile et l'y maintenait.

Le sifflement revient, grandit, grandit. Contraction de l'être collé contre terre dans le fond de la petite tranchée, les mains crispées au casque, les épaules remontées pour cacher la nuque sous le couvre‑nuque, et la sensation de cette grande étendue de votre dos, de vos reins, qui vous font mal déjà comme si c'était fait, de la colonne vertébrale tout entière à découvert sous le ciel, sans rien qui la protège, de toute cette chair qui est si fragile, si molle, qu'une épingle suffit à percer, et qui sera peut-être écrasée dans une seconde...

Il éclate, tout près. Cette fois je l'ai vu, je l'ai regardé. J'ai vu Dieu apparaître dans le buisson, haute flamme rouge entre des gerbes jaunes de terre projetée. Mais je ne vois pas la fumée, car, comme un ressort, je me suis dressé. Tous se sont dressés. Où est le chef? La volonté suprême n'est plus. La main forte a lâché le faisceau qui se défait. Les hommes sautent hors de la tranchée. Ils courent. On entend une voix : « Attends, il y a un blessé. » Une voix : « Il y a un abri en avant, à droite. » Une voix : « Restez ici. » Où aller ? On ignore tout de la configuration des lieux.

Ils sont debout maintenant, marchant en file indienne, s'enfonçant dans le bois. Et de seconde en seconde le temps diminue qui vous sépare de la mort qui va descendre, frapper au hasard, peut-être à droite, peut-être à gauche, peut-être à l'endroit où vous allez, peut-être à l'endroit que vous venez de quitter. Obscures, mystérieuses inspirations qui vous dirigent dans ces minutes fatidiques, et qui sont seules à vous diriger puisque, en vérité, il n'y a aucune raison pour faire ceci plutôt que cela. Les garçons vont s'éparpillant. Lequel d'entre eux va être tué le premier? Soudain j'aperçois le lieutenant. Je sais l'erreur que vient de commettre cet homme; je ne suis ni un enfant ni un simple. Qu'et-ce donc qui m'attire? Quelle  voix me dit : « Il connaît plus de choses que toi, c'est celui-là qu'il faut suivre... »?

C'est celui-là que je suis.

Voici une petite sape. Nous sommes cinq à y descendre, avec l'officier. Je regarde mon bracelet-montre : 10 h. 17; ma montre avance : il doit être 10 h. 10; si je suis tué par le prochain, j'aurai été tué le 21 mai 1918, à 10 h. 10 du matin. Je relève les yeux. Je vois devant moi le dos du lieutenant, qui ne s'est pas couché, qui est debout et courbé, qui ne se couchera qu'au dernier instant. Sur ce dos de la veste, le baudrier a un peu glissé, découvrant la place qu'il couvre d'ordinaire, d'un bleu moins passé qu'à l'entour; le haut du col, par derrière, et graissé par les cheveux. Je vois cela distinctement. Puis plus rien. Plaqué au sol, crispant les paupières, avec toujours ce geste instinctif de maintenir le casque sur ma nuque, j'entends la chose horrible descendre, droit maintenant, droit sur toute cette surface de mon corps étalée et nue. Je n'ai aucune pensée.

L'éclatement, tout proche. Un choc violent sur le dos, les reins; la sensation de se relever sans savoir si on va tenir debout, si on ne va pas s'affaler; un hurlement derrière vous, qui ne cesse pas; votre manche, votre épaule couvertes de sang... Je sors de la sape, je cours à l'aveuglette.

Ici, un trou dans ma mémoire. Puis je me vois à demi retourné, et le lieutenant, qui était devant moi dans la sape, est à présent derrière, debout, plus grand que nature, grand comme un spectre, avec un visage rouge, et il hurle; et c'est beaucoup plus hideux parce que c'est un officier qui hurle. Puis le lieutenant est devant moi, sur les épaules d'un homme, on est à la porte d'une sorte d'abri dérisoire. Quelqu'un me regarde avec reproche parce que, sans le vouloir, en entrant dans l'abri, j'ai bousculé ce misérable qu'on porte sur les épaules.

« Quelqu'un a-t-il son paquet de pansement? » Je ne l'ai pas, bien entendu. Je suis déjà sorti de cet abri, qui n'est qu'une pitoyable cahute. Un autre, qui sort en même temps que moi, me dit : « Viens par ici. » Je le regarde. C'est un garçon avec de petites moustaches blondes, un grand nez de Juif. Je lui demande : « Tu connais le bois? » — « Pas du tout. » Alors, pourquoi le suivre? C'est peut-être à l'endroit fatal qu'il me mène. Eh bien, je le suis.

Extraordinaire course à travers la broussaille transpercée de soleil. Je ne sais pas où je vais. Je suis ce garçon au nez juif, et derrière nous un autre trotte lui aussi. J'enjambe les fossés, je plonge dans les arbustes, soulevant des deux mains mon revolver et ma boîte à masque suspendus, pour qu'ils ne me battent pas contre les flancs. Le monstre s'annonce; déjà je suis par terre, mais le garçon : « Non, il n'y a pas de danger, celui-là est pour derrière. » Je l'ai cru, j'ai relevé le buste. L'obus tombe loin de nous, par derrière.

Tous trois nous fuyons dans le bois, et mon casque me tressaute sur la tête. Je le retire; d'une main qui n'est pas calme je resserre la jugulaire. Le sifflement. D'instinct je regarde le garçon, silencieusement l'interroge. « Non, c'est pour plus loin...» Je ne me baisse même pas. L'obus tombe, loin en arrière de nous. Le garçon dit : « Je pensais bien qu'ils allongeraient le tir. Continuons. »

Et voici la lisière du bois ! Là-bas, voici la route, le camouflage, des paysans au travail, les premières maisons du village. « Terre ! Terre ! » Nous dégringolons une petite pente, nous nous trouvons au bord d'un champ de haut blé, nous abordons à la « terre » et avec elle à tout l'avenir. Derrière nous, dans le bois, les obus éclatent. Je crie : « Au galop par le champ! » Mais le garçon : « Non, en rampant. Faut pas faire repérer les copains. » Nous nous baissons, marchons à longs pas, à demi cachés par la haute mer d'or; après dix mètres je me relève, et, de toute ma vitesse, je cours; le garçon fait de même, me dépasse. Nous voici sur la route. C'est fini.

Nous nous arrêtons, et le garçon :

— Et le lieutenant? Et l'autre type qui a été blessé? Moi, sans hésiter :

— Oui, je sais, mais maintenant il est trop tard. Ce serait de la folie que retourner là-dedans, ne sachant rien de la topographie. Jamais nous ne les retrouverions.

A temps égaux les obus tombent sur l'éminence, dans le petit bois. On voit la belle flamme violette et rouge, pareille à une fleur, et puis la dense fumée, d'abord bleu clair de cendre quand elle se détache sur le fond sombre des bois, puis brusquement rouge, rousse et de plus en plus noire quand elle se détache sur le ciel, où elle demeure longtemps immobile avant de s'enlever et de se défaire. Le garçon au nez juif reste perplexe; on sent qu'il répugne à s'en aller. Qu'est-ce qui le tourmente? Citation possible? Inquiétude de la « chose propre à faire »? A ce moment des hommes sortent du bois, se laissent glisser le long de la pente, reviennent par le champ. Il met ses mains en entonnoir, leur lance par deux fois : « Vous n'avez besoin de personne? » Une seconde, je me demande s'il ne cherche pas surtout à se faire remarquer. D'ailleurs les hommes, qui entendent très bien, ne répondent pas. Et le garçon me rejoint, et nous revenons vers le village. Je lui dis :

— Si j'étais lieutenant, je te proposerais pour caporal.

— Pourquoi?

—Quand nous trottions, tu as été le chef. Tu disais : « Par ici », et je te suivais. Tu disais : « Celui-là va tomber plus loin », et je ne me planquais pas. Tu as été supérieur à moi.

— Bah! dit le garçon. Mais il rougit, je le vois rougir! Et je frémis du goût d'admirer, de susciter l'orgueil, de m'abaisser moi‑même pour être juste.

— Comment t'appelles-tu?

— Lepcigé. (Je l'écris ici comme il le prononça.) Un petit silence.

— Tu n'es pas Juif?

— Tu en doutes? Alors, c'est que tu ne m'as pas regardé.

— Quelle classe?

— Dix-huit.

— Ah !

Je songe que ce garçon qui a été mon chef a deux ans de moins que moi. On ne le dirait pas. Avec ses cheveux pâles, ses traits fades, ses petites moustaches blondasses, court-coupées, son nez énorme, il manque de toute jeunesse. Il est même laid.

Et maintenant c'est le village, toute la campagne intacte qui sourit...

Il y eut trois hommes blessés dans le petit bois, dont l'un mourut de ses blessures. Le lieutenant était mort le soir même.

« C'est celui-là que j'avais choisi, me disais-je, comme une garantie de sécurité. » Je revoyais ce qu'avait vu mon dernier regard, dix secondes avant l'éclatement : la marque claire laissée par le baudrier sur le dos de la veste, la tache graisseuse des cheveux en haut du col. « Un mètre de plus en avant, c'est moi qui étais tué. »

Je songeais encore : « L'homme tué a été tué à cause de ce lieutenant. Il tombait sous le sens qu'il ne fallait pas entrer dans le bois, cette souricière, mais s'égailler à l'extérieur, n'importe où. Mais je suppose que le lieutenant se serait cru déshonoré :que serait devenue la théorie, qu'il faut toujours avoir en main ses hommes, si sa troupe s'était — ô horreur! — débandée? Pourtant, si tout le monde s'était débandé, pour se rassembler trois cents mètres plus loin, ou mieux, pour revenir isolément au village, tout le monde serait sain et sauf aujourd'hui.

« Que le lieutenant ait été tué, c'est donc justice : il expie sa bêtise. Cependant il va recevoir la croix à titre posthume, et devenir l'ange gardien de sa famille.

Et en même temps il était très brave, plus crâne que nous tous, plus crâne que moi. Brave, stupide et criminel. Faites une moyenne avec cela.

Mais moi, le sachant, n'est-ce pas lui que j'ai suivi? A cause de quoi? de ses galons? De ses galons dont je savais ce qu'ils valaient?

Absurdité de tout, et de la guerre par-dessus tout. Faut pas chercher à comprendre. »

 

 

 

Il

Si aujourd'hui un Maurice Leipziger se trouvait poussé dans ma vie, je ne serais pas long à sentir qu'il mérite d'être observé, que de cette observation peut naître une œuvre intéressante. Mais à vingt-deux ans je ne m'occupais que de moi, et des contemporains de Pélopidas; bon, mettons que je poussais jusqu'à deux cents ans après Jésus-Christ. Quand j'ouvre les carnets où, à la guerre, je notais ce qui m'avait impressionné, j'y trouve, par exemple, comme il fallait s'y attendre, des croquis d'armes offensives et défensives. Mais ces croquis, fort poussés, représentent les différents casques des Étrusques, et cette épée, si bien décrite, avec le nom technique de chacune de ses parties, c'est l'épée des Corcyréens pendant la guerre du Péloponnèse. Voilà ce qui m'occupait sous les obus. Un quart à peine de chacun de mes carnets de guerre a trait à la guerre. Et ce Maurice Leipziger, qui après tout m'a frappé assez pour que j'aille le chercher derrière combien de couches d'ombre, pas une — pas une seule — note de mes feuillets n'a un rapport, proche ou lointain, avec lui. Tout ce qu'on lira ici sur lui, j'ai dû le tirer de mon souvenir.

Et, précisément pour cette raison, ce qu'on lira sur lui sera peu. Aujourd'hui je pourrais causer de Leipziger avec des amis juifs, les interroger sur Israël, au besoin leur montrer ces pages, quand elles seront écrites, chercher enfin à faire d'elles une œuvre. Je ne le ferai pas. J’ai dans la mémoire quelques mots, quelques images, que je mettrai bout à bout. Qu'on n'attende de ce récit ni événements, ni intrigue, ni surtout étude de caractère. On serait déçu.

J'étais alors détaché auprès de l'officier de renseignements de mon régiment. A deux kilomètres à l'arrière, à L..., coucher dans une baraque, popote avec les sous‑offs du bureau du colonel, et une excursion quotidienne dans les lignes en compagnie de l'officier, sans autre équipement que la canne, le masque et le revolver. Avec cela un laissez‑passer affolant, qui me dit « tenu de parcourir en tous sens le secteur, à quelque heure que ce soit, pour les besoins du service », bref, qui me donne le maximum d'indépendance que puisse avoir un soldat de seconde classe dans un régiment d'infanterie sur le front. Tout cela provisoire, bien entendu, et jusqu'à ce qu'un froncement de cinq galons me fasse signe que j'ai cessé de plaire et me rejette dans le rang.

Le lendemain de notre alerte, j'eus le plaisir de retrouver au village « Leipcigé », c'eet-à-dire Leipziger Mau­rice. Ainsi, en effet, avais-je lu son nom sur une des paperasses où les secrétaires du colonel calligraphiaient les États Néant. Leipziger, habitant de Leipzig; c'était donc un Juif allemand. Il venait de passer — provisoirement lui aussi — cycliste du colonel. Tout de suite nous nous accrochâmes.

J'étais un peu fatigué des simples, et beaucoup, après huit jours seulement, du genre sous‑off, trouvé à la popote des bureaux du colonel. Leipziger, qui n'avait pas fait d'études secondaires, avait cependant une teinte de culture, et surtout un goût certain pour la culture. Ce qu'il savait, il l'avait grappillé dans des magazines; ceux qu'il citait, c'étaient des vulgarisateurs : tout chez lui était de seconde main. Mais, alors que sur les lèvres du demi-instruit il y a d'ordinaire l'absolu, langage des innocents, et dans son œil la fatuité féroce des gallinacés, Leipziger était sans prétention aucune, avec même une spontanéité au-dessous de son âge; ses rires, ses mouvements de mains, par exemple, étaient ceux d'un tout jeune homme, qui se décharge ainsi faute de pouvoir s'exprimer par le langage comme il le voudrait. Toutefois, ne laissant jamais de vous rappeler qu'il n'était pas un paysan. Je ne sais si c'était son vélocipède qui lui mettait de l'encre aux doigts, mais ils en étaient toujours barbouillés; je crois qu'il s'en barbouillait exprès.

Quand j'étais enfant, mes parents hésitèrent s'ils me feraient passer le baccalauréat. Je crois que, dans leur pensée, ce n'était pas tant l'instruction qui abaissait, que le fait de laisser « examiner » leur fils par des inconnus, dont on ne savait pas « d'où ils sortaient ». N'importe, cela ne montrait pas beaucoup de révérence pour les parchemins. D'où vient peut-être que, en principe, je désapprouve les humbles qui cherchent à s'élever par l'instruction. Seulement, en fait, toutes les fois que j'en vois un de cette sorte, j'en suis touché.

Il y avait « au colonel » un violoncelliste distingué, premier prix du Conservatoire, qu'on avait fait chef de musique du régiment. Un jour que je lui disais que j'étais si privé d'art, dans notre vie rude, qu'en permission, à Paris, j'étais tout le temps dans les musées, « Ah! c'est à ça que vous employez vos permissions! » m'avait répondu, avec une raillerie méprisante, presque insolente, cet artiste de grand talent. Au contraire quand Leipziger me donne rendez-vous pour l'année de ses vingt-cinq ans, afin de me montrer alors qu'il sera « arrivé à quelque chose », savez-vous où il fixe le rendez‑vous ? Devant Le Penseur de Rodin! Naïveté, médiocrité peut-être. Eh bien! je l'aime mieux que les dédains de l'homme aux sons.

L'autre trait qui me rapprochait du jeune Juif était qu'il avait ce qu'on appelle dans les citations « de beaux sentiments militaires ». La cinquième année de la guerre, tout le monde faisait son devoir, et à l'occasion plus que son devoir, mais enfin je n'avais jamais entendu que Leipziger me dire : « Je ne prendrai pas ma perme si la 23 (sa compagnie) doit donner », ou « J'ai une guigne de tous les diables! J'ai toujours raté les coups durs. » Et comme il me parlait de ce camarade, homme mûr, père de famille, qu'il avait vu trembler de tous ses membres au moment où le colonel lui épinglait la médaille militaire! On sentait qu'il eût tremblé de même. Nous nous trouvions ainsi au même diapason, qui est celui des hommes qui n'ont pas encore été sérieusement mouchés. Les ouvriers de la onzième heure font toujours des effets de muscles. Et quoi de plus naturel ?

Le père de Leipziger vendait des tissus faubourg du Temple. Quand Leipziger me dit que ses deux frères avaient été tués à l'ennemi, j'en fus pénétré. Je n'écrivis plus une lettre aux gens de ma famille sans leur dire que j'avais pour camarade un jeune Juif qui s'en ressentait, et de qui les deux frères avaient été tués. Dans « nos milieux », on croyait que les Juifs ne se faisaient tuer que dans les articles de Barrès, et même on reprochait à Barrès d'avoir consacré un article aux Juifs combattants : c'était pousser à l'excès le genre Union sacrée. Sur le courage physique des Juifs je n'ai pas d'opinion. Le lieu commun est de le mettre en doute; j'ignore s'il est fondé. Un Français qui était en Russie au début de la Révolution m'a dit avoir été frappé par le cran des mencheviks juifs, dans les combats de rues, qui lui parut supérieur à celui de leurs adversaires russes. Quoi qu'il en soit, en 1918, je suivais les idées reçues, et avais plutôt tendance à croire que la bravoure n'était pas une vertu juive.

A L..., toutes les fois que nous étions libres, Leipziger et moi, nous nous réunissions et allions nous promener; nous étions inséparables. Cependant je savais que le seul défaut de ressources me faisait trouver du plaisir à sa compagnie, et que, sitôt séparés par les hasards de la guerre, nous ne nous connaîtrions plus.

Dès les premiers jours, m'entendant prononcer son nom à l'allemande, Laïpzigueur, il m'avait demandé de le prononcer à la française, « comme tout le monde ». Je voulus m'arrêter à un moyen terme, Lepzigère; il rectifia encore : Lepcigé. C'était trop pour moi, mais comme je sentais que la chose lui tenait au cœur, je me tirai d'affaire en évitant désormais de prononcer son nom devant lui.

Un matin que je montais en lignes avec mon officier de renseignements, le lieutenant G..., celui-ci me dit à brûle‑pourpoint :

— Eh bien, il vous a bien mis le grappin dessus, le petit youpin!

Protestations.

— Croyez-moi, il a vu tout de suite que, parmi les camarades de son grade, vous étiez celui qui, après la guerre, et peut-être même au régiment, pouvait lui être le plus utile.

Je protestai encore.

— C'est un petit qui se faufile, qui veut toujours se mettre en avant. Qu'est-ce que vous voulez, il est de sa race.

— Enfin, il aime la guerre, il s'en ressent!

— Qui vous a dit ça?

— Lui!

— Parbleu, quand on sait que son loyalisme est un peu suspect, on l'affiche d'autant plus. A Alger, le 14 juillet, si vous voulez connaître, aux façades, les appartements habités par des Juifs, ce n'est pas difficile : il n'y a que ceux-là de pavoisés. En outre, Leipziger connaît vos sentiments. Et il affecte d'avoir les mêmes, pour faire votre conquête. Mais c'est encore une mouche, celui-là...

— Une fine mouche?

— Oui, une fine mouche aussi. Mais je veux dire surtout : les mouches, vous savez, ça disparaît toujours avant l'orage...

Ce soir-là, je questionnai des camarades de Leipziger sur sa tenue au feu. Ils me dirent qu'il était trop neuf au régiment pour avoir pris part à aucune affaire, mais que, à en juger par ce qu'ils avaient vu de lui, il était « comme les autres ». Éloge que tout de suite ils écornèrent en laissant bien entendre que personne ne faisait fond sur lui. « Et pourquoi? » — « Tu ne vois donc pas que c'est de l'étoffe de planqué? » Je crois qu'ils estimaient confusément qu'il n'était pas dans l'ordre qu'un Juif fût dans la tranchée avec eux. Comment était-il là? Il y avait eu maldonne. Un de ces jours, il allait leur fausser compagnie. Et ils n'en semblaient pas choqués, sans doute parce qu'ils ne l'avaient jamais tenu pour un des leurs. Leipziger rejoignant l'arrière, ou le demi-arrière, c'était aussi légitime que le canard qui regagne le lac, ou l'oiseau qui cingle vers le ciel.

Peu après, Leipziger m'accueillit avec ce visage souriant, avenant, dont il accueillait tout le monde, et dont je me demandais quelquefois s'il n'était pas, sans plus, le sourire commercial. Et moi, le voyant me sourire, et songeant qu'il croyait que j'étais le même à son égard, alors que, depuis les paroles du lieutenant, je n'étais plus tout à fait le même, j'en avais un peu de remords.

Sur la route, des hommes arrivaient, revenant de permission. Leipziger se dirigea vers eux, pareil tout à fait à un petit chien qui va en frétillant au-devant d'inconnus, pour leur faire des sensibilités. Et il les interpella :

— Hé, les gars! Vous voulez qu'on vous montre où est votre nouveau cantonnement?

— On le trouvera bien sans toi.

Petite scène, véritable comprimé du produit « Leipziger ». Son « les gars », où il y avait peut-être une légère affectation, quelque chose qui ne sonnait pas très juste, comme dans les paroles qu'un bourgeois adresse à un homme du peuple, quand il cherche à « faire cordial ». Et puis, eux, leur dure réponse, qui me fit mal pour lui.

— Aussi, pourquoi te mets-tu toujours en avant? Laisse-les donc tranquilles.

— Mais je ne me mets pas en avant! Je leur offre de leur montrer leur cantonnement, qu'ils ne peuvent pas connaître, puisqu'on l'a changé pendant leur perme... Ainsi le jeune Juif se voit rabroué de toutes parts, simplement parce qu'il a voulu rendre service. Et moi, je commence d'être influencé. L'expression « se mettre en avant » n'est pas de moi. Je l'ai prise au lieutenant.

Il y avait aussi des garçons qui me parlaient contre lui.

— Un jour, nous rejoignions, on était deux avec lui. On cherchait à passer la nuit dans une ferme. La première, on nous met dehors. La seconde, le mari aurait bien voulu, mais la femme ne voulait pas; pourtant, on était prêt à donner quelque chose, pour la peine. La troisième, Leipziger sonne à la barrière, la femme ouvre la porte de la maison. Alors Leipziger lui crie, de toute sa voix : « Madame, on vous apporte de l'argent! » J'te promets, ça faisait moche. On avait honte.

— Enfin, celle-là est-ce qu'elle vous a reçus?

— Celle-là, oui. Mais enfin, comme ça, dans l'estomac, « Madame, on vous apporte de l'argent! », c'est pas des façons de dire!

Soit. Cependant, c'est bien quelque chose que l'efficacité.

Tandis que j'écris ceci (à Tunis), il y a au restaurant où je mange d'ordinaire trois garçons : un Français, un Italien et un Juif. Du Français et de l'Italien il n'y a rien à dire, sinon ce qu'il y a à dire de tous les garçons de restaurant : que la saleté de leurs mains, qu'ils vous promènent sous le nez, vous coupe net l'appétit. Quant au Juif, voici. La première fois que, lui ayant dit : « Merci », je l'entendis me répondre : « A votre service », je fus parcouru d'une onde de plaisir, à trouver enfin quelqu'un de poli. La seconde fois qu'il me dit : « A votre service », le plaisir, naturellement, fut moins vif : j'étais prévenu. La troisième fois dut passer inaperçue. La quatrième, je fus franchement agacé. Et la cinquième, pour en finir une bonne fois avec ses « A votre service », je résolus de ne plus jamais lui dire merci.

C'est un peu l'histoire de Lepcigé.

 

 

III

Il y eut alors saute de vent : Leipziger, desservi sans nul doute auprès du colonel, fut renvoyé aux tranchées. Ces jours-là, après la soupe, si j’étais libre, j'allais le rejoindre à sa section.

J'aime me souvenir de ces heures, peut-être les plus sereines que j'aie connues à la guerre. Je me sens en veine d'une petite description. Elle me sera agréable.

Les tranchées avaient l'apparence de petits chemins encaissés, et toujours une poussière jaune, opaque, stagnait au fond, comme la brume au fond des vallées. Partout les pentes ouvraient sur elles-mêmes de larges vues, avec leurs tranchées, avec leurs remblais, avec leurs troncs dépouillés et fauchés, et criblées d'entonnoirs d'obus comme un visage troué par la petite vérole. De très loin en très loin, invisibles les uns aux autres, de petits paquets d'hommes, sous leurs couvre-casques de toile jaune, campaient comme des nomades dans les dunes, ou bien l'un d'eux émergeait à mi-corps d'un entonnoir, semblable à un naufragé perdu dans ce grand moutonnement de pierre et de terre. L'aveugle soleil, la vigueur des ombres, les arêtes ocrées, plaquées contre l'azur, tout suggérait l'irrévocable. On ne vivait que sur l'espérance du changement, et c'était dans un décor d'éternité.

Bientôt l'air devenait extrêmement limpide, d'une qualité si précieuse que les hommes mêmes y paraissaient sensibles : couleur de cuivre et puis pâlissant vers ce rose laqué qu'un petit matin, en Camargue, j'avais pris pour l'annonce de l'aurore, et c'était un vol de flamants. Aux confins du cirque, fermant l'horizon à notre gauche, une pente à pic élevait une droite muraille. Tout le jour elle baignait dans l'ombre bleue qui descendait d'elle-même, mais le soleil du couchant l'effleurait pendant une heure. Pendant une heure elle luisait à l'orée de la nuit, comme une vie qui ne parviendrait au bonheur qu'à la veille de finir.

Trois ou quatre fois, au cœur de ce silence sans contour, un long archet modulait sur la corde tendue de la lumière, et là‑bas une fumée blanche jaillissait du sol, un peu semblable, parmi les parallèles qui suggéraient des houles tranquilles, à une vague d'écume soudain dressée. Une autre, une autre, une rafale, avec régularité des vagues. Et de nouveau le silence, comme une eau qui revient, comblait les profondeurs du ciel.

Rien ne troublait plus cette extinction du jour. Le désœuvrement des hommes atteignait à de la grandeur. A mesure que l'ombre envahissait la cuvette, on voyait s'illuminer étrangement de pauvres choses, la tôle d'un abri, une douille, une boîte de singe jetée sur le parapet un casque trop large sur une mince figure d'enfant briller comme si elles recueillaient tout ce qui s'attardait de clarté sur la terre. Une voix qui était très lointaine résonnait comme si elle était toute proche, dans cette grande sphère de cristal, et on eût dit qu'elle était elle-même une mystérieuse expression de la lumière. Parfois, c'était, perdu derrière la muraille, dans une autre vie, le battement lent, très lent, d'une motocyclette. Alors nous imaginions le side‑car qui venait de prendre un blessé, un mourant peut-être, et, avec une telle lenteur, s'en allait vers l'arrière; nous croyions voir le corps sans mouvement, raide comme du bois, emmailloté jusqu'au menton dans des couvertures, et une pivoine de sang à la bouche.

Peu après, les Américains prirent le secteur : une irrigation dans une terre desséchée. Un jour trois cavaliers apparaissent dans le village : un capitaine français, un capitaine américain, et, entre eux, booted and spurrea sutch a radiant bird, le soldat de seconde classe Leipziger ! Leipziger pétaradant de son mieux, mais ce n'était pas tout à fait ça; pour faire comme il faut du chiqué à cheval, il faut toute une hérédité.

Leipziger échappé une fois encore des tranchées, ­Leipziger parlant anglais, — Leipziger à cheval, et vous regardant de haut (il n'y pouvait mais), — Leipziger avec des bottes et des éperons (où avait-il déniché cela?), Leipziger, en sa qualité d'interprète, rapproché des officiers et familier avec eux... Une houle mauvaise tourbillonna contre lui dans le village. On cherchait à m'irriter.

— Il ne sait pas un mot d'anglais. Toi, tu le sais bien. Mais si tu t'étais proposé pour faire l'interprète, on t'aurait envoyé promener. Lui, il ne sait rien. Mais il est Juif. Alors, il passe.

Je ne vis Leipziger que le lendemain, et le complimentai d'abord sur ses talents de cavalier.

— Est-ce que c'est Faubourg du Temple que tu as appris à cavalcader?

— Mais c'est la première fois de ma vie que je monte à cheval !

— Vraiment, la première ?

— Je te jure!

Je l'admirai. Qu'un jeune citadin, qui n'a jamais mis le cul en selle, saute un beau matin sur un cheval et prenne le large, beaucoup hésiteraient à le faire. A plus forte raison s'il s'agit pour vous, simple soldat, d'accompagner deux capitaines, si vous risquez non seulement la gaucherie, la culbute, sans parler des obus, mais un autre ridicule, celui de vous montrer insuffisant comme interprète; et tout cela dans une atmosphère où l'on vous guette et ne vous aime pas.

Mais autre chose me saisit. Leipziger « faisait un nez », ce qui chez lui prenait les proportions d'une curiosité de la nature : il avait l'air, comme dans une illusion d'optique, d'en avoir bien dix centimètres qui lui pendaient entre les joues. Il m'expliqua :

— D'ailleurs, c'est fini. Sacqué du Colonel au bout de huit jours. Sacqué comme interprète au bout de deux jours. Le capitaine m'a dit que je ne savais pas assez bien l'anglais. Veux-tu en juger?

Nous causâmes en anglais. Il le savait parfaitement.

— C'est Hulot (un adjudant) qui a mis cela dans la tête du capitaine. Il lui a dit, en propres termes, que je n'étais pas assez intelligent pour être interprète. Je lui ai dit : « Mon capitaine, c'est faux. J'ai de l'instruction. J'étais dans le commerce avec mon père. Interrogez-moi sur ma partie, vous verrez si je suis intelligent ou non. »

— Qu'est-ce qu'il t'a dit?

— Il m'a dit : « Asseyez-vous à cette table et rédigez-moi (ici l'auteur laisse un blanc, n'y connaissant rien à ces sortes de choses; mettons que c'était un contrat de fournitures entre X et l'armée, ou quelque chose dans ce goût). Et ne sortez pas de la pièce, eh! » J'ai rédigé l'acte. Ensuite il m'a dit : « Maintenant, dressez-moi (encore une paperasse dans ce goût). » Je l'ai fait. Il l'a lu et m'a dit : « Je n'ai jamais dit que vous n'étiez pas assez intelligent pour être interprète. Mais je ne peux pas vous maintenir dans cet emploi-là, parce que ça fait crier. »

« Le capitaine n'est pas un mauvais type. Il a dû voir qu'il me faisait de la peine. Il m'a rappelé et il m'a dit : « Vous ne gagneriez rien à être interprète. Au contraire, vous vous feriez repérer. Si vous voulez faire quelque chose de bien, faites-le donc dans le rang. Sapristi, ce n'est pourtant pas difficile, d'être comme tout le monde! »

« Sais-tu qui on a nommé interprète? Blancoud ! »

Blancoud était instituteur, et gâche-papier « au colonel ». Contre lui je n'ai rien à dire. Mais il n'y avait qu'à le regarder pour voir qu'il ne savait pas l'anglais.

— Qu'est-ce que tu veux, conclut Leipziger, on n'aime pas les intellectuels. » Son histoire m'avait conquis; le juste persécuté, c'est quelque chose. Ce dernier mot me chiffonna. Je fus ennuyé de voir qu'il se croyait un intellectuel. Un autre jour il m'avait dit : « Quand j'étais au camp d'instruction, j'avais perdu toute ma personnalité. » Il croyait aussi qu'il avait une personnalité ! Il y a d'ailleurs beaucoup de gens, qui ne sont pas Juifs, et qui croient qu'ils ont une personnalité. « Développez votre personnalité », enseignent les prospectus où l'on vous apprend comment vous pouvez devenir un homme pour six cent onze francs par an.

Leipziger n'ajouta aucune parole d'acrimonie contre le capitaine. J'avais d'ailleurs remarqué que je ne l'avais jamais entendu parler des officiers qu'avec sympathie et respect, même quand il me paraissait qu'il avait à se plaindre d'eux, et ç'avait été un de ces traits qui m'avaient rapproché de lui.

— Enfin, dis-je en le quittant, tu es parti en bons termes avec le capitaine?

— Bien sûr. Je lui ai vendu mes bottes.

Bon! tout cela s'était terminé par une affaire! Leipziger, on ne savait jamais bien si on devait l'admirer, l'estimer, avec même une pointe d'amitié, ou bien s'en tenir à être un peu déconcerté.

Le lendemain, avant de remonter en ligne, il vint me dire au revoir. Il avait sous le bras une boîte de cigarettes Camel. Le règne des Camel commençait! Toute une époque de la guerre.

D'abord il m'en offrit. Lui, toujours, lorsqu'il avait sorti sa cigarette du paquet, il en tapotait le bout sur la boîte d'allumettes, pour tasser le tabac, avec un geste qui me paraissait d'une suprême prétention. Mais cette fois ce fut une catastrophe. Leipziger tira de sa poche un petit flacon de parfum, tel que j'en ai vu depuis dans les boutiques tunisiennes, et en humecta la pointe de sa cigarette. Ce geste de grue !

Lorsque Leipziger, ayant mis deux paquets de Camel dans ses poches, me tendit la boîte aux trois quarts pleine avec un « Tiens », je n'eus pas la moindre hésitation et je demandai : « Combien? » — « Comment! dit-il. Mais je te la donne! »

Je restai seul, dans des sentiments confus. Quand même, cette gentillesse, ces attentions! « Oui, mais enfin, on offre un œuf pour avoir un bœuf... » Un mot de lui, aussi, m'avait déplu, mis sur mes gardes : « Au début, tu m'intimidais beaucoup. » Grosse, grasse flatterie, visqueuse. Et, avec tout cela, comment ne pas le préférer à tous les autres ?

Cette incertitude, cette interrogation sur un être, cette sympathie qui n'ose pas, c'est pour montrer cela que j'ai pris la plume. Leipziger est-il courageux, ou cherche-t-il à se garer ? Est-il affable par bon naturel, ou par calcul? Se trouver devant un être comme on se trouve devant une porcelaine, quand on n'est pas connaisseur : est-ce que cela vaut mille francs, ou cent sous ?

« Que diable, me dira-t-on, il y a des choses qui se voient ! On vous croyait plus psychologue. » Mais ne sait-on pas que je suis écrivain, romancier, c'est-à-dire tel qu'ils sont tous : psychologues sur le papier, el aveugles dans la vie ?

Ce qui m'a manqué dans cette amitié, c'est de n'avoir jamais grimpé avec peine, à côté de Leipziger, le long du parapet (ce que les journaux appelaient : « bondir hors de la tranchée »), c'est de ne m'être jamais avancé à côté de lui derrière le tir de barrage parmi les gargouillis d'intestin des balles, les déchargements de fardier des obus, les plaintes stridentes de femme et les bêlements épouvantables des hommes qui venaient d'être tués, avancé à côté de lui, à quelques mètres de lui, sans précipitation, comme dans une battue, avec la tranquillité monstrueuse de celui à qui on aurait ordonné de sauter d'un bateau pour marcher sur la mer, et qui s'apercevrait que, en effet, il marche sur la mer : car, aller de sa tranchée à la tranchée d'en face, sur cette sur face mouvante qu'était la terre secouée par les obus et parmi les jaillissements de leurs vagues, c'était cela c'était marcher sur la mer. Si j'avais fait cela, une fois seulement, auprès de Leipziger, alors j'aurais su. « Su quoi? » Sa conduite au feu, et cela m'eût suffi.

Qu’il eût voulu ou non tirer quelque chose de moi, au fond peu m'importait. Mais ce que j'avais besoin de connaître c'était sa conduite au feu. Pour régler sur elle nos rap ports. Je me suis trouvé quelquefois dans la paix en face de gens que j'avais vus se tenir bien au feu. Ils auraient pu faire contre moi ce qu'ils auraient voulu Je n'aurais rien fait contre eux.

 

 

IV

Blessure. Finish la guerre ! Ravissante évacuation. Les yeux écarquillés des hommes hébétés dans les gares nocturnes, parmi des reflets rouges. Une gare où des dames anglaises m'offrent un sandwich et trois Three Castles, que je prends comme un pauvre prend un morceau de pain; que voulez-vous, on ne peut pas être Mucius Scævola à jet continu ; il y a un temps pour tout. Hôpital : pour la première et dernière fois de notre vie, nous faisons figure de personnage intéressant. Compliments de la famille quel teint bruni ! quel thorax ! une vraie cure d'air, ce front ! Une journée à Paris, en fraude, avec les sensations que dut avoir Protesilas, quand, mort, il lui fut donné de revenir quelques heures sur la terre, avant de redescendre aux enfers. Irrésistible achat d'une petite antique au prix fort, comme si dépenser était une victoire (pendant sept mois, là-haut, pas moyen de dépenser). Le regard de pitié et d'amour d'une femme qui passait, quand elle vous a entendu dire au chauffeur : « A la gare de l’Est. » Et maintenant, clopin‑clopant, le tour de France : il s'agit de rejoindre notre régiment. Les villes désertées des Français, pleines de travailleurs italiens et de cavalerie américaine (et le bruit des chevaux défilant sur les ponts de bois). Pont-Sainte-Maxence dont j'aime le nom romain, avec son église où un ange en schiacciato a l'air d'une Victoire. Les Français et les Américains qui se battent à coups de revolver dans les gares. La cathédrale de Toul, au soleil levant, rose et jaune comme le Parthénon, sa base cachée par les vapeurs de la Moselle, de sorte qu'elle semble suspendue dans le ciel; et si devant cela vous ne croyez pas en Dieu, je ne sais pas ce qu'il vous faut. « Ah! vous venez chercher votre régiment en Argonne! Eh bien, il est en Belgique.» — « Où? » — « Qui peut savoir où? Rompez! »

L'odeur de la Belgique. Chaque souvenir de la guerre avec son odeur. La forêt de Villers-Cotterêts avec l'odeur émouvante de la terre grasse fraîchement retournée, pour les abris de bombardement. Valmy qui sentait la rouille (pourquoi? le diable le sait). Les Vosges, un plein-ciel d'arbres, une féerie murmurante, dans l'odeur enchantée des pins. Noyon qui ne sentait que le sang, c'est-à-dire le sucre et la fleur. Et, dans tous les secteurs, une des odeurs typiques de la guerre, l'odeur de l'aube, que nos vies de citadins ne connaissent plus. L'odeur de la Belgique, c'était l'odeur douceâtre de la peau blonde et huileuse, mêlée à l'odeur du tabac anglais. La Belgique, aussi, pour qui venait de France, c'était un ciel peuplé d'Anglais. Il y avait donc des avions autres qu'allemands !

Et voici Leipziger. Pour l'emmener à l'écart je lui dis :

— Nous allons au Foyer du Soldat ?

— Oui.

Et pourquoi me sembla-t-il que, par cette décision de faire ensemble le même acte — si simple! — nous nous prouvions, d'emblée, notre accord dans les profondeurs ?

Cependant il y avait deux mois que nous ne nous étions vus, et je ne lui avais pas plus écrit qu'il ne m'avait écrit, bien qu'il eût su sans nul doute ma blessure. C'est une des bonnes choses de la guerre, que ces séparations brutales qu'elle met entre les êtres. Quand nous nous sentions attirés vers quelqu'un, la plaque tournante d'une gare régulatrice, cette roue du destin, épargnait à cette amitié de naître, c'est-à-dire de rancir un jour, et ne nous en laissait que le souvenir d'une rencontre heureuse. Quand cette amitié était née, le hasard d'une mutation ou d'une mort, qui nous séparait, nous prouvait à satiété comme il est facile de se passer des gens qui nous sont le plus sympathiques. D'où une âme nettoyée, et non pas couverte de cette moisissure sentimentale qui pousse dans le désœuvrement de la paix, et dans sa redoutable liberté.

Je savais que le régiment avait été durement engagé, et demandai à Leipziger comment cela s'était passé pour lui. Il me dit qu'il n'avait pas pris part à ces attaques, parce qu'à ce moment-là il avait la grippe et était à l'hôpital. Le mot du lieutenant me bondit dans la tête : les mouches qui disparaissent avant l'orage...

Diminué par ma blessure, sentant que je n'étais plus bon à rien dans l'infanterie, je n'avais plus cet étirement vers la guerre qu'il y a deux mois encore j'étais si content de pouvoir partager avec Leipziger. Mais, justement, lui aussi il me parut changé, rabattu. Un billet de métro, que le hasard fit sauter d'une poche de ma capote, où je l'avais fourré pendant ma journée de passage à Paris, lui voila les yeux de mélancolie (et il faut avouer qu'il y avait de quoi). Le vent étant à l'Angleterre, car nous étions en liaison avec les Anglais, il citait Stevenson :

Give us grace and strength to forbear and persevere.

Deliver us from mean hopes and cheap pleasures.

Il chantait l'étonnante complainte des soldats anglais, cette complainte dont je me demande si elle a eu sa pareille dans l'armée française :

I don't want to go to the trenches no more,

Where... and whizz-bangs are galore.

Take me over the sea where the Allemand can't gel at me.

Oh, God, I don’t want to die !

I want to go home.

Une complainte si nette de termes, en cristallisant à l'excès un sentiment trop naturel, ne risque-t-elle pas de le fortifier?

Comme nous passions dans un endroit battu par l'artillerie, et que je lui disais que nous ferions bien d'appuyer un peu sur la gauche, il me répondit : « Oh! si on doit mourir... » et resta. Et je restai avec lui.

Aujourd'hui, tandis que j'écris ceci, je me rappelle l'autre mot du lieutenant : « Il affecte d'avoir vos sentiments, pour faire votre conquête », et je me demande si me voyant changé, Leipziger n'avait pas mis une sourdine à ses « beaux sentiments militaires », pour pouvoir continuer de me donner la réplique.

C'étaient surtout des états-majors anglais qu'il y avait à côté de nous. Tous deux nous avions du goût pour ces Anglais. Leipziger parce que, en se frottant à eux, il espérait apprendre quelque chose, s'élargir les vues. Moi, parce qu'ils ne frayaient pas, et n'aimaient que ce qui et de bonne qualité. Après deux ans de débraillé gaulois, et trois mois d'Américains, j'avais mon plein de la démocratie, et étais content de voir des gens qui se tenaient.

Leipziger était si entiché des Anglais, qu'il me dit un mot saisissant. Il me dit qu'à péril égal il se sentirait plus en sécurité au milieu d'eux qu'au milieu des Français. Il alla plus loin : « Quand je vois dans leurs journaux les listes de leurs morts de guerre, je me dis : « Eux aussi meurent donc ! » Voilà l'effet des pipes placides, des chevaux bombés et des cuirs bien nourris, sur un jeune garçon qui vivait dans le subalterne, mais flairait et respectait ce qui était au-dessus de lui. Peut-être pressentait‑il aussi, dans son inconscient, qu'on ne peut pas mourir quand on est soutenu par une forte tradition.

Pour moi, que le contact anglais soit ou non garantie d'immortalité, je n'aurais pas voulu faire la guerre autrement qu'enrobé de mon incohérente tribu; il me semble que la guerre aurait été perdue pour moi, si je l'avais faite au coude à coude avec des étrangers : quelle communion possible ? Toutefois, dans une nouvelle guerre, j'aimerais que mon temps de guerre se passât pour les trois quarts en compagnie des Français, et pour un quart en compagnie des Anglais (en admettant, rêves délicieux, que les Anglais soient avec nous dans la prochaine). La curiosité n'est pas mon fort, mais je m'avoue curieux de voir ces singuliers exemplaires humains aux prises avec le grand tragique : comment est-ce qu'ils font ça ?

Leipziger eut une autre parole, d'un registre plus profond que son registre ordinaire. Nous regardions des cavaliers anglais qui venaient de l'abreuvoir, baited like eagles having lately bathed, leurs jambes pendantes comme celles des cavaliers du Parthénon. Leipziger en fixait quelques-uns, comme on peut fixer des gens qu'on ne reverra de sa vie, et il dit : « Je cherche ceux que je voudrais préserver de la mort. » Ce n'était pas là un sentiment vulgaire.

De même que, dans les secteurs français, il ne pouvait voir un automobiliste arrêté sans engager la conversation, afin de se faire donner un cours gratuit de mécanique, de même, ici, tout Anglais lui était bon pour se perfectionner dans la langue, apprendre des termes techniques, se renseigner sur n'importe quoi. Il s'insinuait, s'imposait auprès d'eux avec un aplomb qui chez lui était naturel, qui n'était pas du tout cet aplomb factice qu'on rencontrait chez de très jeunes gradés français, des aspirants par exemple, qui se crispaient sur leur autorité. Inlassablement, aussi, Leipziger cherchait à rendre service, et il m'était clair, à présent, qu'il le faisait par intérêt. Intérêt qui à l'occasion, sans doute n'eût pas craint d'être sordide, mais qui me paraissait surtout l'intérêt très légitime qu'il trouvait à toujours voir, connaître, engranger davantage. Si remuant, si agité, il me faisait songer à cette habitude qu'avaient les Marocains, avant 1912, de faire danser dans la rue le premier Juif qu'ils rencontraient, sa calotte entre les dents, sous la menace d'être roué de coups : vraiment au milieu de ces Anglais apathiques, Leipziger dansait comme un petit Juif de mellah. Et c'était merveille de le voir auprès de moi, figé dans mon incuriosité et lointain comme une glace polaire, bien fait en cela, et combien mieux que lui, pour m'entendre avec les gentlemen du secteur. Seulement, deux gentlemen figés, comment cela s'accroche-t-il? Je crois que si j'avais été jeté dans l'île déserte de Mister Crousso, nous y serions restés des années, Mister Crousso et moi, à changer de trottoir toutes les fois que nous nous rencontrions, chacun de nous se faisant un point d'honneur de ne pas adresser le premier la parole à l'autre.

Voici encore un trait, pour montrer que nous ne parlions pas la même langue. Un jour Leipziger me rapporta qu'un des hommes de la compagnie faisait courir le bruit que j'étais un officier dégradé. On s'expliquait mal, en effet, que je ne fusse que seconde classe et moi, crainte d'avoir l'air d'un faiseur, je n'en donnais pas l'explication : elle était que, pour passer officier j'aurais dû faire un stage dans une école, et que je n voulais pas quitter le feu, vivant sous la « menace » que la guerre allait finir, et que je n'en aurais pas fait assez (En outre, content de partager avec les hommes, j'étais sans goût pour les commander, qui m'eût exilé d'eux et forcé, maintes fois, de les faire tuer exactement pour rien, et le sachant.) Et ainsi j'étais là, un peu comme ces officiers de l'ancien régime qui servaient dans le rang à l'armée des Princes, en 92. Le propos que me rapportait Leipziger ne me fut pas, on s'en doute, agréable et je le fis voir. Mais Leipziger, surpris : « Les copains te prennent pour un officier, et tu n'es pas content? Dans l'injurieuse trouvaille, « un officier dégradé », je ne voyais que la dégradation. Il n'y voyait que le mot « officier », et il en béait.

Le régiment changea encore de secteur. Il y a dans mon souvenir une bourgade en ruines, abandonnée, que nous traversons derrière la musique qui fait rage, et, pour seuls spectateurs de ce triomphe, deux vieilles femmes hébétées qui regardent. Il y a un village où nous avions été fêtés le soir, et que nous quittâmes au milieu de la nuit, sans que personne s'occupât plus de nous, sans qu'une fenêtre s'éclairât, et la mélancolie dans les yeux de Leipziger, comme s'il se demandait en quoi, entre neuf heures du soir et deux heures du matin, nous avions démérité. Et de longues, de terribles marches, qui ne l'étaient peut-être que pour moi, parce que je traînais la jambe, et surtout parce que, rayé des combattants, tout ceci ne m'intéressait plus.

Il n'y avait plus ici, comme en France, des petits garçons qui portaient votre fusil (je me souviens toujours de celui qui me disait : « Je fais trois pas quand tu en fais un », et le disait avec gloire, car c'est bien vrai que, dans une démocratie, trois est plus glorieux qu'un). Mais il y avait Leipziger et sa constante cordialité. Il me déchargeait en partie de mon barda, et le faisait accepter dans une des voitures, comme s'il était le sien, parce que moi je ne voulais pas demander. Il ramassait et m'apportait des pierres veinées qu'on trouvait au bord de la route, parce que j'avais dit que, avec leur apparence de marbre antique, elles levaient pour moi, du sein de nos misères, le souvenir et le pressentiment de la vie belle. (En certaine de ces heures d'immense mélancolie et solitude, comme nous en eûmes tous à la guerre, il me souvient qu'ayant aperçu au mur d'un. estaminet une assiette en porcelaine de Strasbourg, soudain je ne me sentis plus seul. Un instant je rêvai de l'acquérir, de l'emporter dans ma musette. Il me semblait qu'elle m'aurait protégé.) Il me devançait quand on arrivait, pour me retenir une bonne place au cantonnement. Il n'était rien en sa possession, que d'un mot je n'eusse obtenu. Sent-on la qualité d'émotion que pouvaient me donner de pareils gestes, provenant de quelqu'un qui avec tout cela me restait suspect ? J'avais lu en clair les avances qu'il faisait aux Anglais : toujours il attendait d'elles quelque chose. Celles-ci étaient-elles de même nature ? Pourtant, depuis qu'il me connaissait, ce que je pouvais et ce que je ne pouvais pas donner, ce que je voulais et ce que je ne voulais pas donner, il avait eu de quoi en faire le tour. Pouvait-il penser qu'un peu plus de prévenances l'assurerait davantage de moi ?

Dans ce village où nous nous arrêtâmes, comme j'allais souvent m'asseoir seul, avec un livre, aux environs immédiats du village, j'y aperçus plusieurs fois Leipziger, venu dans le même but, et je respectai sa solitude. Je n'ai jamais vu, chez les soldats, que des Allemands ou des Russes de la Légion pour s'isoler ainsi, avec ou même sans livre : le Français, hélas, est sociable. Que Leipziger eût quelque finesse d'âme, cela suffirait à expliquer ses évasions, mais j'incline à croire qu'elles venaient aussi d'un sang qui n'était pas français.

Nous repartîmes, en « dur » cette fois, c'est-à-dire par le train (ô chère langue de la guerre !). Comme nous nous trouvions parmi les premiers entrés dans le compartiment, Leipziger, déjà assis, m'indiquant les places encore libres, me cria : « Profite ! » Je m'apprêtais, bien entendu, à prendre rapidement une place. Ce « Profite ! » me figea net. Les hommes envahissaient le wagon. « Profite ! » cria encore Leipziger, et encore, plus fort : « Profite !... » et ce mot, répété ainsi, tout seul, à voix bruyante, insistante, impatientée, me déplaisait si fort, que si ç'avait été un boisseau de perles qui avait été répandu sur le plancher, je n'aurais pas esquissé un geste pour « profiter ». Quand ils furent tous tassés, j'allai m'asseoir dans le couloir sur mon barda. Longtemps je vis le regard de Leipziger fixé sur moi, grave, beau de gravité et d'une sorte d'innocence, qui était d'y laisser lire, si ingénument, qu'il cherchait à comprendre et ne comprenait pas.

J'avais cru lui donner une leçon. Une heure plus tard, ce fut lui qui m'en donna une.

La nuit descendait, et les wagons n'étaient pas éclairés. On voyait passer des « saucisses » au repos, semblables à de grandes verrues noires de la terre, ou à des colimaçons monstrueux, des villages en ruines, des églises dont il ne restait que le chœur, décapées par les obus, sur toutes leurs surfaces, de tout leur accessoire, mangées comme des choses longtemps restées au fond de la mer, mangées comme des églises de villes englouties par la mer. Leipziger avait changé de place, me tournait le dos (qui sait, peut-être pour me bouder?) et je ne voyais plus de lui que son bonnet de police au-dessus de la cloison contre laquelle il était adossé. Mais soudain j'entendis sa voix, que depuis longtemps je n'entendais plus. Il récitait :

Dans le vieux parc solitaire et glacé,

Deux ombres ont évoqué le passé.

Souvent, ainsi, dans nos promenades à deux, il s'était mis à réciter du Lamartine ou du Musset. Aussitôt j'imitais le chien qui hurle à la lune, les glapissements des chats en amour, etc..., jusqu'à ce qu'il se tût. Car les gens m'agacent, qui trouvent de la poésie dans les alexandrins, parce qu'on leur a enseigné que cela doit se faire, et qui ricanent de la plus pure poésie quand elle leur apparaît dans la vie. Mais ce soir-là, devant ce Juif qui disait du Verlaine à de petits braillards français, et les forçait peu à peu à se taire, cela dans la demi-obscurité, au milieu des ruines, et la veille d'aller s'offrir tous ensemble à la mort... : je ne faisais plus le chat en rut; je me mettais de son côté.

Ce récit, je l'écris de sang-froid. Si j'avais de l'émotion, je n'userais pas d'un style aussi simple. Je ne chercherai pas à recréer par l'artifice, toute propre qu'elle soit à faire une page d'anthologie, cette scène un peu chromo, néanmoins respectable. Elle dura bien dix minutes, ce qui est long. La fable ne nous apprend pas combien de temps opérait le charme qu'Orphée jetait sur les fauves; je pense qu'après dix minutes ils devaient retourner à leurs occupations. Je dirai seulement la leçon que Leipziger me donnait : pour réciter des vers à ces rustres, et qu'ils les écoutassent comme s'ils en étaient touchés, il fallait sauter le pas, avec le même aplomb qui le faisait sauter à cheval ou harponner les officiers anglais, et il l'avait sauté alors que moi je serais resté sur le bord, par crainte du ridicule et de l'échec. De toutes façons plus de foi : plus de foi en lui-même, et plus de foi dans les hommes.

La récitation de Verlaine tourna mal, du moins à mon sens. Verlaine épuisé, Leipziger eut une crise typiquement juive : il délira sur Wilson. « Ce n'est pas un homme, c'est un Dieu » (sic).

Le lendemain nous cantonnâmes quelque part, et je fus séparé de Leipziger. Et le soir nous reprîmes le train, mais cette fois dans des wagons à bestiaux.

J'étais dans le même wagon que Leipziger. Quand la nuit tomba, les hommes s'étendirent sur le plancher pour dormir, s'arrangèrent, commencèrent de s'encastrer les uns dans les autres comme des figures de puzzle. Leipziger, couché, se resserra, et m'indiqua des yeux qu'il m'avait fait une place à côté de lui. Je pressentis l'innocent plaisir qu'il en aurait, et allai me coucher à l'autre bout du wagon.

Le lendemain, arrivés, nous nous disloquâmes, un peu avant l'aube, dans ce froid d'avant l'aube qui accompagne si bien l'amertume qu'a la bouche à cette heure. Il rejoignit sa compagnie, et moi la mienne. Nous étions-nous parlé dans cette matinée? Nous dîmes-nous au revoir? Je n'en ai nul souvenir. Je pense que non, que tout se passa dans un tohu-bohu.

Il m'est également impossible de me rappeler en quelle circonstance, ni par qui j'appris, sans le moindre détail, qu'il avait été tué une dizaine de jours plus tard. Comme je ne trouve pas trace davantage, dans ma mémoire, d'une émotion que m'aurait causée cette nouvelle, je suppose que je n'en eus pas d'émotion. Ai-je suffisamment fait entendre que jamais je n'avais eu d'amitié pour lui? Quand même, à ma première permission, j'allai faubourg du Temple. La concierge me confirma que ses deux frères avaient bien été tués, et m'apprit que le père, ses trois fils morts, venait de mourir de chagrin. Seules restaient sa mère et sa sœur, qui n'étaient pas à la maison ce jour-là.

— Pauvre M. Moïse ! Il était bien gentil avec tout le monde !

— M. Moïse ?...

— Ah ! vous ne l'avez peut-être connu que sous le nom de Maurice. Oui, on l'appelait Maurice. Pour le monde, ici, c'était mieux. Mais son vrai nom était Moïse.

Quatre années passèrent. J'avais été démobilisé, la guerre finie. Non, certes, ce n'était pas de l'amitié que j'avais eue pour Moïse Leipziger. Mais l'hésitation avait mis sur ma sympathie une sorte de frémissement, et elle durait en moi comme l'eût fait une amitié. Tout ce que je n'avais pas même effleuré dans mes causeries avec Leipziger, je songeais qu'aujourd'hui je l'aurais abordé de front. Je lui aurais dit : « Moi, je sais pourquoi je me bats : pour vivre plus fort et plus haut, — et plus tranquille avec moi-même, après. Mais toi, comment peux-tu te battre pour une nation qui n'est pas la tienne, pour une race qui n'est pas la tienne ? Que ressens-tu, homme de Leipzig, à l'égard des Allemands ? Enfin, qu'est-ce que tu as dans le ventre ?» Aujourd'hui j'aurais compris sans doute qu'il pouvait vouloir à la fois être au feu et être à l'abri, qu'il pouvait être bon garçon à la fois par naturel et par calcul, et que son courage et son bon garçonnisme, s'ils en étaient diminués, n'en gardaient pas moins une valeur, et un droit certain au respect, j'aurais compris sans doute qu'à tels instants il eût donné sa vie pour moi, et qu'à d'autres il m'eût laissé me débrouiller, et que c'était déjà très bien ainsi. Mais tout cela m'avait été obscurci par la stupidité de la vingtième année : vingt ans, c'est l'âge où l'on passe toujours à côté de tout. Il paraît qu'il y a des gens qui regrettent de n'avoir plus vingt ans. C'est que l'inintelligence ne les gêne pas. Moi, ces vingt ans, je rougis de les avoir eus. Quand je vois ce que je fus entre dix-sept et vingt-sept ans, qui est, je crois, ce qu'on appelle la jeunesse, je voudrais pouvoir cracher dessus.

Un jour de 1923, je repris le chemin du faubourg du Temple. Incurieux de Leipziger vivant, j'étais curieux de Leipziger mort. Je voulais parler de lui, interroger. Songer que, lorsque j'avais tant de photographies de camarades indifférents, je n'en avais pas une de lui ! Songer que je ne connaissais même pas son écriture ! (Aux heures où je me reprochais de l'avoir traité un peu durement, je me rappelais que, durant notre séparation de deux mois, il ne m'avait pas écrit, et cette indifférence apaisait mes remords. Mais en même temps je me disais : « S'il ne m'avait cultivé que par intérêt, il m'aurait écrit... »)

Mme Leipziger avait déménagé. J'écrivis à sa nouvelle adresse. Je rappelais, en en exagérant un peu l'intimité, les liens qui m'avaient uni à son fils, et même je citais quelques détails touchants. Je lui disais que je serais heureux de raviver son souvenir auprès d'elle, et lui demandais un rendez-vous. Quinze jours passèrent, et je ne reçus pas de réponse.

La fin de cette histoire est si romanesque que, dans un récit moins évidemment véridique que celui-ci, je n'aurais pas osé, je crois, la donner telle. Trois semaines passées, et toujours sans réponse, je me rendis rue Demours, où habitait à présent Mme Leipziger.

Une personne m'ouvrit, trente ans, forte en nez : Mlle Leipziger, sans doute. La bouche en cœur, je dis mon nom, rappelai ma lettre, et, peut-être avec un peu de gêne montante, car l'accueil semblait tourner au frisquet, l'objet de ma visite. Tout cela dans l'antichambre, et quasi sur le pas de la porte, la personne ne faisant nulle mine de m'introduire plus avant.

— Oui, dit-elle enfin, après m'avoir écouté en silence, ma mère a bien reçu votre lettre. Seulement, elle est malade en ce moment. Quand elle sera remise, elle vous écrira.

Pas un mot de plus. Debout devant moi, me barrant tout ce qui n'était pas la sortie, sans un mot, sans un geste, elle me marquait avec la dernière force que l'entretien était terminé, et que je n'avais plus qu'à rentrer sous terre. Ce que je fis illico.

Dans la rue, et faisant, je suppose, une drôle de figure, je ne trouvai à cette douche qu'une explication. Je me dis que, depuis la guerre, les familles des morts devaient voir se présenter chez elles des « camarades » plus ou moins authentiques du disparu qui venaient, à ce titre, demander ou de l'argent, ou de l'aide pour trouver une place. Mme Leipziger, avec ses trois fils tués, avait peut-être, plus qu'une autre, reçu de ces visites. Tout était clair maintenant : on m'avait pris pour un tapeur.

J'ai été quatre fois rendre visite à des parents, inconnus de moi, de camarades tués en combattant. Je n'y ai trouvé qu'une fois une attitude qui me parût, dans la paix, rester au niveau moral de la guerre. Cette camaraderie avec Leipziger, bien défectueuse, certes, à tous points de vue, mais non cependant sans cette frange de noblesse qu'allume à tout ce qu'elle touche la ligne de feu, et se terminant sur la vision d'une femme aux cheveux criards, la main sur sa porte et sur sa poche, -c'était plein de sens. Presque toujours, quand quelqu'un que nous avons choisi nous met en contact avec sa famille, c'est-à-dire avec des individus que nous n'avons pas choisis, qui risquent donc de ne provoquer en nous que l'indifférence, l'animosité ou la non-estime, il y a conflit, et cela est si naturel qu'il n'y aurait rien à en dire, si une institution comme celle du mariage n'érigeait en nécessité sociale cette cause obligée de dissentiments et de maux. L'accueil de Mlle Leipziger n'était pas qu'une illustration de cette loi; il était aussi le symbole d'une autre loi, celle de la déperdition de valeur dans tout ce qui passe de la guerre à la paix. La porte que Mlle Leipziger me fermait au nez, se refermait aussi sur un ordre de choses qu'il fallait laisser intact, que toute compromission avec les choses et les gens de la paix ne ferait que diminuer et salir. Comme on lit sur la médaille de Cellini pour Clément VII : Clauduntur belli porte.

1927