D.Janin Duc : De l'usage de la parole

Ou : la petite robe rouge peut-elle devenir une robe de fête ?

 

Nous sommes à une époque où tout devrait s’apprendre, où tout pourrait se rééduquer. C’est du moins le discours que nous sommes sommés d’entériner, notamment lorsque nous nous occupons d’enfants autistes ou psychotiques ( ce qui ne se dit plus, mais se nomme désormais enfants présentant des troubles envahissants du développement, TED ). Leur prise en charge s’inscrit et s’ordonne à la MDPH, la maison départementale pour le handicap.

 

La méthode TEACH (Treatment and Education of Autistic and related Communications Handicapped children) est une méthode d’apprentissage utilisée depuis déjà de nombreuses années auprès d’enfants autistes ou psychotiques. Elle a connu au fil du temps des améliorations, des adaptations, mais le principe reste celui d’un apprentissage par conditionnement et répétition. C’est une méthode inventée par Eric Schopler sur la côte est des Etats Unis en 1966.

La méthode ABA (Applied Behaviour Analysis), ou analyse appliquée du comportement , elle, été mise au point par Lovaas dans les années 70, toujours aux Etats Unis, et sur la côte Ouest. C’est une méthode visant à modifier les comportements problématiques du sujet et à développer par imitation et de façon systématique et très progressive toutes les compétences. Elle emploie une technique de thérapie comportementale visant à faire disparaître les comportements désadaptés en leur associant des stimuli désagréables ; concernant ces stimuli ils ont été remplacés par des « renforcements » positifs : friandises, caresses et sourires, jeux préférés, bons points, ou négatifs : retrait de l’attention donnée à l’enfant (still face).

Ces récompenses sont également utilisées dans la méthode TEACH.

 

Dans un ordre de pensée et d’appui théorique assez proche sont nées à Tours, chez le professeur Gilbert Lelord, les Thérapies d’Echanges et de Développement, les TED qui se veulent d’ordre physiologique, c’est à dire ayant une action de stimulation et de mobilisation de l’activité des systèmes intégrateurs cérébraux. Il s’agit de réaliser des rééducations fonctionnelles. Ces thérapies ont la structure du jeu et sont indépendantes d’un système de punition et de récompense. Il faut souligner aussi que cette méthode met l’accent sur la dimension thérapeutique, plutôt que sur le conditionnement du comportement.

 

Ce très succinct tour d’horizon a pour objectif de situer les coordonnées théoriques actuelles du traitement de l’autisme, lorsque celui-ci est conçu comme un handicap à rééduquer.

 Il est aussi nécessaire pour situer mon propos, qui partira d’un tout petit trait clinique entendu lors d’une supervision d’équipe et qui m’a beaucoup enseigné.

 

Il s’agit d’une fillette autiste au travail avec un adulte. Celui-ci sort d’une boîte des images les unes après les autres et les nomme, attendant de l’enfant qu’elle répète ce qui est dit. L’image d’une robe rouge est sortie, montrée et nommée. La fillette s’en empare sans rien dire, l’approche d’elle, la met contre elle, comme le ferait une femme dans une boutique avec un vêtement pour voir s’il lui va, se tourne et regarde l’adulte, cherchant un assentiment à son essayage.

Ce qui avait beaucoup troublé la personne rapportant ce moment, c’est que le comportement de l’enfant avait été considéré comme inadapté, décalé au regard de ce qui était attendu de l’exercice : elle ne se pliait pas à ce qui était demandé, c’est à dire de répéter un énoncé imitatif « une robe rouge ». Il s’en déduisait qu’elle était en échec pour l’apprentissage de la parole. C’est d’ailleurs bien là qu’est le cœur du problème pour des psychanalystes: on se met à parler, on n’apprend pas à parler, sauf une langue étrangère, et la parole est ce qui vient nouer les signifiants au corps. Et le geste de cette petite fille est ce qui nous indique cette articulation du signifiant qui lui vient de l’adulte, à son propre corps.

 

Ce geste nous indique que du désir est là à l’œuvre pour elle, et qu’une dimension d’identification est en attente, en demande même, de reconnaissance de la part de l’autre. D’être pris dans une logique d’apprentissage de cette façon empêche l’adulte rééducateur d’anticiper chez cette enfant un sujet affecté par le langage. Il attend une imitation, et elle lui apporte une interprétation du message en attente d’authentification. Ceci est un point important car cela met l’adulte dans une disposition qui ne lui permet pas d’être à l’écoute de ce qui se passe pour l’enfant, ni de ce que produit en lui la situation . La fonction du transfert ne peut pas jouer dans la mesure où c’est un autre réel qui est ici comptable de ce qui se passe pour l’enfant, et que la dimension symbolique mise en œuvre dans une relation d’échange transférentielle n’est pas ce qui est au premier plan, et serait même à éliminer. Si nous poussons la logique présente dans cet exemple, c’est la dimension du tiers que constitue le langage qui est rejeté.

 

Si nous ne nous saisissons pas de ces moments de surprise pour authentifier, valider par notre parole ce que cette manifestation de désir a de fondateur, nous ratons ce qu’il en est de l’aliénation, du lien signifiant qui donne un domicile subjectif à l’enfant dans le langage.

Ce petit moment clinique est à repérer aussi comme un temps de bouclage du circuit pulsionnel, où la fillette se fait objet du regard de l’Autre. C’est là que le signifiant « robe rouge » pourrait venir la représenter auprès des autres signifiants, s’il avait pu lui être répondu par exemple que dans cette petite robe rouge, elle était belle comme dans « une petite robe de fête » (titre d’un livre de Christian Bobin, datant de quelques années…),belle comme une princesse ! En effet on peut aussi « entendre » le geste de la fillette comme un mot d’esprit au regard de ce qui était attendu d’elle… Elle fait un pas de côté, un pas-de-sens qui donne à entendre autre chose.

 

En faisant faire ce type d’exercices qui sont de purs énoncés communicatifs et informatifs, ces méthodes comportementalistes annulent la dimension d’énonciation et la dimension sexuée qu’elle comporte forcément, ici du féminin et de la séduction. C’est là que passe la ligne de partage entre les TCC et la psychanalyse. Ce rabattement du signifiant dans son équivocité, dans sa profondeur, sur un sens univoque est désormais érigé en système éducatif, et pas seulement pour les enfants autistes.

 

Bien sûr nous devons nous occuper des troubles, bien sûr nous pouvons limiter les excitations sensorielles, aider les enfants avec des photos, des pictogrammes, privilégier le visuel et l’image puisque c’est là le plus souvent que se manifestent des émergences. Mais c’est à penser comme passage, et nous avons à nous saisir, chaque fois que l’enfant nous en donne l’occasion, de la surprise, du pas de côté, de ce pas-de-sens qu’évoque dit Lacan dans son séminaire Les formations de l’inconscient. Nous saisir de cette invention, c’est aussi l’entendre comme adressée, et c’est faire exister l’Autre pour l’enfant.

Ce pas de côté permet de refouler l’image, la dimension imaginaire. L’image doit être perdue, refoulée à un moment donné pour que quelque chose s’inscrive symboliquement. C’est le sens du stade du miroir : la jubilation de l’enfant devant l’unification de l’image de son corps est validée lorsqu’il se détourne du miroir pour chercher confirmation dans le regard de l’Autre maternel. Cette perte de l’image, le temps du retournement vers l’Autre, c’est ce qui permet qu’elle s’intériorise et devienne symbolique. Ce temps de perte devrait être pris en compte dans toutes ces pédagogies de l’image car c’en est l’aboutissement. C’est dire aussi que la jouissance et la jubilation sont fondamentales dans cette affaire de validation symbolique grâce à la perte de l’image. Très simplement, dans cet exemple de petite robe rouge, regarder l’Autre et  se faire regarder par l’Autre est aussi source de jouissance, de surprise et d’intérêt pour l’Autre, et du coup, cela devient une petite robe de fête.

 

En prenant appui sur les techniques de rééducation, ou d’éducation, il s’agit de se laisser surprendre, laisser surgir la faille où va se loger le sujet, favoriser une dimension de subversion : subversion de la pathologie autistique, et non visée utilisatrice des « moyens restants ».

Cependant cette mise transférentielle de la part des éducateurs et des soignants est particulière, car elle convoque ceux qui s’occupent d’autistes dans des lieux psychiques très particuliers, où la question de la jouissance se pose de façon radicale : comment la susciter, mais aussi comment la faire advenir dans les limites de la tempérance ? En d’autres mots, qu’est-ce qui va faire S1 dans ce dispositif, qu’est-ce qui va ordonner le monde de l’enfant autiste ?

 

Peut-être pourrions-nous dire que les thérapies du comportement tentent de répondre à cette question en mettant en avant la nécessité de « bien se conduire », d’être éduqué, en maintenant cependant une collusion entre signifiant et comportement ?

 Ceci produira un Symbolique dont on pourra dire qu’il n’est pas habité, avec des prescriptions de comportement portées par aucun sujet du langage, soit un S1 sorti de la référence phallique qui inclut le manque. En effet, ce qui produit un Symbolique habité, c’est l’aliénation à l’Autre barré, soit une aliénation au manque dans l’Autre. Cette introduction au manque se fait accompagnée : tu gagnes quelque chose, passer de petit à grand, par exemple. Il y a un savoir et un sujet supposé à ce savoir. La supposition est nécessaire un temps qui est le temps de l’enfance.

 

La pente des psychanalystes, par ailleurs, a parfois été d’oublier cette dimension de l’éducation, et la nécessité de ce S1, et de laisser de côté la question de la pulsion de mort : se dégager d’une éducation trop rigide, qui favorisait la névrose, ne pas éduquer les pulsions, les laisser se réguler d’elles-mêmes. On a pensé, un moment, qu’il était souhaitable d’ouvrir sans limite ce champ pulsionnel. Il est important de faire la distinction entre cette position, et ce que nous apprenons du troisième temps du circuit pulsionnel, où il s’agit de se faire l’objet de la jouissance de l’Autre, mais ceci dans une limite , celle de la dimension phallique: ça s’arrête à un moment donné.

La levée du refoulement a, sans nul doute, été un objectif de la psychanalyse. Nous savons bien aujourd’hui qu’il s’agit de trouver, dans nombre de cures, et notamment d’enfants, les modalités de permettre qu’un nouveau un refoulement opère, soutenu en cela par l’opération transférentielle.

 

C’est bien à cet endroit, du fait de la visée transférentielle de la psychanalyse, que les TCC et la cure se séparent : l’usage de la parole tel qu’il a été présenté en témoigne.

 

Dominique Janin Duc - 25 mars 2008