Y.Dimitriadis : note sur le syndrome de Cotard

La psychiatrie contemporaine a cessé de se préoccuper de l’analyse minutieuse des délires et tend à  les considérer  comme une manifestation d’un encéphale défectueux et sans intérêt, quant à son contenu spécifique. A la fin du 19ème siècle, la situation pour la psychiatrie était différente. Les aliénistes avaient conscience de la pauvreté de moyens qu’ils avaient à leur disposition pour guérir leurs patients, mais avaient du temps pour les écouter -  étant issus, pour la plus part,  de milieux aisés. Leurs patients se trouvaient enfermés dans des asiles, situés à la périphérie des villes selon le modèle  - en matière de traitement des maladies mentales -  promulgué par Pinel et Esquirol, les pionniers  de la psychiatrie publique en France. Un tel aliéniste, du nom Jules Cotard, travaillait dans la banlieue persienne de  Vanves. Durant   sa vie -  plutôt brève, car il est décédé en 1889, à l’âge de 49 ans – il  a écrit cinq articles sur un type rare de délire qui  peut survenir dans des cas de mélancolie anxieuse, mais aussi au cours d’autres états. Le premier de ces articles - qu’ il l’a publié en 1880 - avait comme titre « Du délire hypocondriaque dans une forme grave de la mélancolie anxieuse ». Dans son deuxième  article sur le même sujet, en 1882,  il l’a nommé « délire de négations ». Il l’a nommé ainsi car les patients en question étaient en grande majorité des femmes de l’âge  moyen, qui présentaient, en dehors  des signes classiques de mélancolie anxieuse :  remords terribles et crainte du châtiment, idées de petitesse et de ruines, anxiété majeure et excitation psychomotrice-  quelques manifestations en plus,  en rapport avec une sorte de négation. S’agissent  de damnation et de possession par une  force extérieure (le diable en priorité), de propension au suicide, d’ automutilations et, plus spécifiquement, d’idées hypocondriaques d’inexistence ou de catastrophe de  divers organes et orifices du corps propre, ou encore de  l’âme et de Dieu. Fréquemment,   l’idée de catastrophe de ces organes était accompagnée par celle de la destruction totale du corps entier et  de  mort, mais - paradoxalement - tout en ayant  l’idée d’être déjà morts ces malades disaient aussi  qu’ils ne pouvaint pas mourir, et avaient l’impression qu’ils étaient condamnés à vivre éternellement. A ces idées d’immortalité  - c’est à dire d’exagération quant à la durée de leur vie- s’ajoutaient fréquemment des idées d’exagération quant à la dimension de leur corps propre. Ils considéraient que leurs dimensions se étaient  considérablement augmentées et que certains de leurs membres, ou leur corps entier, avaient pris une telle étendue qu’ils arriveait à occuper l’univers entier.

Ceci est le tableau clinique de base du délire de négations avec quelques variations  d’un malade à l’autre. Par exemple Cotard dit à propos de la malade de son premier article : « Mlle X…affirme qu’elle n’a plus de cerveau, ni de nerfs ni poitrine, ni estomac, ni boyaux ; il ne lui reste plus  que la peau et les os du corps désorganisé (ce sont là ses propres expressions. Ce délire de négation s’étend même aux idées métaphysiques qui étaient naguère l’objet de ses plus fermes croyances ; elle n’a plus d’âme, Dieu n’existe pas, le diable non plus. Mlle X…n’étant plus qu’un corps désorganisé, n’a pas besoin de manger pour vivre, elle ne pourra pas mourir de mort naturelle, elle existera éternellement, à moins qu’elle ne soit brûlée, le feu étant la seule fin possible pour elle ». Aussi Mlle X… ne cesse de supplier qu’on les fasse brûler (la peau et les os) et elle a fait plusieurs tentatives pour se brûler elle-même.

Une autre patiente de Monique Grignard  âgée de 77 ans qui,  a manifesté en 1980 ce syndrome pour la deuxième fois, lors des suites d’une opération pour une éventration sous-ombilicale - disait qu’elle avait l’anus bouché et  qu’elle n’urinait plus, que rien ne passait. Elle avait même des comportements de débouchage ; elle se mutilait, en s’introduisant des objets dans l’anus pour se déboucher. Son cœur ne battait plus, elle ne respirait pas et  elle n’avait pas de poumons. Elle refusait de manger car, selon elle, après son intervention, ses intestins avaient rétréci, ils étaient  remontés et ils étaient pourris et bouchés. Elle ne dormait plus, elle n’avait plus de tête :  ce qui est à entendre comme le fait  qu’elle ne ressentait plus rien, ni endormissement, ni réveil. C’est une forme d’analgésie. Elle reste dans son lit toute la journée « mes jambes ne me portent pas ». Enfin toutes  ses souffrances vont durer « ça n’est pas prêt près de finir, ça va durer l’éternité, je ne  peux mourir » et, d’ailleurs, elle demande qu’on en  finisse avec elle.

D’autres malades, avec ce syndrome, disent qu’ils ne peuvent plus se représenter les choses avec leur imagination. Le fameux Charcot avait reporté, avant Cotard dont il était le maître, des cas où les malades se plaignaient d’avoir perdu leur vision mentale. Le troisième article de Cotard -  par ordre chronologique - sur le syndrome, avait comme titre « La perte de la vision mentale ». Un de ses malades disait que « Les monuments, les paysages, les objets qui leur étaient familiers ils ne pourraient plus s’en souvenir ». Un patient de Marcel Czermak disait qu’il ne sentait rien en regardant les objets. Ceci est d’ailleurs relatif à l’analgésie que Cotard considérait comme un élément caractéristique de ces états, c’est à dire que ces patients ne ressentent pas la douleur parce qu’ils ne sentent plus rien du tout. Et qu’ils souffrent de cette situation : cette impossibilité de sentir même la douleur, et que rien ne peut plus les toucher.

Les malades avec le syndrome de Cotard, appellation qui est restée attaché au délire des négations, déclarent qu’ils sont déjà morts  mais, paradoxalement, comme je disais, ils disent qu’ils sont condamnés à vivre dans cet état pour l’éternité. Cet état renvoie – analogiquement - aux mythes des religions autour de la vie et de la mort et, particulièrement, à celui auquel Cotard, lui-même, a fait référence, à savoir du ‘juif  errant’. Mais, aussi, au purgatoire et à l’A’raf du Coran. Ou encore à l’abysse d’Hécate où, selon Plutarque, l’âme perd sa thymie.

Le syndrome de Cotard était presque oublié en raison de sa rareté, surtout après la découverte des traitements efficaces pour des états de mélancolie. C’est à dire qu’ avec les thérapies, antidépresseurs, neuroleptiques ou les électrochocs, les patients ne se chronicisent pas suffisamment pour manifester ce syndrome, car, comme disait  Cotard, celui-ci se développe surtout sur le terrain d’une mélancolie anxieuse chronique. Divers auteurs ont rapporté  que le syndrome pourrait se développer aussi -  mais avec des différences importantes, quant au tableau clinique, dans des cas de paranoïa et de  paralysie générale. La forme du syndrome que nous pouvons encore rencontrer est surtout celle de l’existence d’idées hypocondriaques de négation.

Après Cotard, et les travaux - un peu ultérieures - de Séglas et  d’autres psychiatres de cette période, le délire de négations est resté presque oublié pendant près d’un siècle, à part quelques rapports  publiés sur des cas particuliers. Hormis l’article de Salomon  Resnik le intitulé « Syndrome de Cotard et dépersonnalisation » de 1954, et une référence de Jacques Lacan en  1955, la littérature psychanalytique est restée presque silencieuse sur les questions soulevées par le délire de négations jusqu’à 1983. A cette date, l’école psychanalytique « Association lacanienne » et, surtout, Marcel Czermak ont actualisé ce syndrome. En 1992, a eu lieu un colloque - organisé par cette association - sur le délire de négations, principalement  sur les aspects historiques de ce syndrome. Lacan, comme je  le  disais plus haut, y avait fait  référence en 1955 durant son séminaire. Cette référence est la suivante :

"... La seule différence, c'est que pour ces vieilles dames, en proie au syndrome dit de Cotard, ou délire de négation, en fin de compte c'est vrai. Ce à quoi elles se sont identifiées est une  image où manquent toute béance, toute aspiration, tout vide du désir, à savoir ce qui proprement constitue la propriété de l'orifice buccal. Dans la mesure où s'opère l'identification de l'être à son image pure et simple, il n'y a pas non plus de place pour le changement, c'est-à-dire la mort. C'est bien ce dont il s'agit dans leur thème — à la fois elles sont mortes et elles ne peuvent plus mourir, elles sont immortelles — comme le désir. Dans la mesure où ici le sujet s'identifie symboliquement avec l'imaginaire, il réalise en quelque sorte le désir.»

Je tiens à souligner ici que le mot « béance » qui signifie « ouverture »,  aux alentours de 1200   signifiait le « désir ».  Je vais tenter de commenter ces dires assez denses de Lacan qui sont en rapport aussi  avec la place du stade du miroir et de sa signification dans la psychose. Lacan soutient ici que le psychotique tend à identifier son être avec son image. L’absence de béance -  c’est-à-dire le manque du manque - chez les patients atteints du délire de négations, donne l’impression d’une image du corps comme une sphère compacte, qui est pleine avec le tout, ou du moins, avec ce qui pourrait manquer à ces personnes pour être en mesure de désirer. Par conséquent, ces personnes ne sont pas absents de leur monde imaginaire mais de leur monde symbolique, elles sont absentes de ce qui constitue pour elles le monde. C’est de  leur chaîne signifiante (en tant que sujets de cette chaîne) que ces personnes se déconnectent, tandis que leur monde reste comme un imaginaire pur, dépouillé de toute attache symbolique qui pourrait leur permettre de réfléchir et de changer quelque chose. Ici, je ne me réfère pas tellement à la pensée  consciente - même si celle-ci est également affectée - mais à des processus métaphoriques et métonymiques qui ont lieu dans l’inconscient et dont nous avons un aperçu indirect par les rêves et les autres formations de l’inconscient. D’où, d’ailleurs, l’impression de ces personnes que le monde va rester inchangé pour toujours. Ces malades, du reste, retiennent les objets de leur corps, urines et faciès, ils ne s’alimentent plus, ils n’arrivent plus à se rappeler et, quand ils regardent les objets, ils n’ont pas de sensation, cela n’évoque rien. Quand ils écoutent les autres, le contenu de leur parole leur échappe. Les objets petit a (selon Lacan, le faciès, le sein, le regard et la voix) sont rentrés dans le corps propre qui est devenu compact, au lieu d’être séparés de celui-ci par la coupure que les signifiants opèrent sur le corps. L’analgésie, c’est-à-dire l’absence de douleur -  comme le souligne Marcel Czermak -  rentre dans le même cadre du manque du manque. L’insomnie, dont ils se plaignent, n’est pas une insomnie objectivée. Un patient de Czermak disait que, dans son état normal, il sentait le sommeil venir. Ses paupières devenaient lourdes, il avait besoin de les fermer. Mais, quand il était malade, le sommeil arrivait d’un coup et il se réveillait, aussi,  d’un coup. En vivant dans ce monde auquel rien ne manque, ces patients s’identifient, dit Czermak, à l’objet petit a, la cause du désir selon Lacan et, tantôt ils se suicident, tantôt ils demandent qu’on les tue, afin que cet objet – qu’ils  sont devenus eux-mêmes - puisse manquer au monde.

Ces patients nous  rappellent, à travers leur rapport avec le manque et la mort, d’autres types de malades. D’abord, la mort subjective - que certains psychotiques ont comme expérience - est fréquemment exprimée comme  la fin du monde ou en tant que mort personnelle comme c’est le cas aussi des patients au syndrome de Cotard. Ce point de mort, le président Schreber (le fameux cas dont l’autobiographie délirante a été commentée par Freud) l’avait vécu au moment où il pensait qu’il était passé  sur la rubrique nécrologique du journal. A la fin, après bien de souffrances, comme ses crises catatoniques, il se stabilise -  bien des années plus tard - à travers son identification délirante  comme femme de Dieu. Cette identification délirante lui permet de cadrer le réel.  Il arrive à éviter ainsi les variations  du réel qu’il aurait, autrement, à subir. En se transformant en femme, il arrête de se défendre de la persécution qu’il éprouvait par la jouissance de l’Autre, en acceptant cette jouissance,  par le biais de son identification mégalomaniaque -  comme  femme de Dieu. Identification qu’il mettait d’ailleurs en scène en se déguisant en femme,  devant le miroir de sa chambre.

   

Enfin, en ce qui concerne la vie entre deux morts des patients « cotardisés », je vais parler de  la vie entre deux morts à laquelle Lacan a fait référence dans son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, quand il se trouve dans la position du héros tragique, à la place – disons - de l’Antigone de Sophocle, qui ne peut qu’accomplir son désir, à savoir honorer son frère tué Polynice, même si cela entrainera  comme résultat sa propre mort. Ou d’Electre de Sophocle qui dit qu’elle est morte dans la vie. Ou celle d’Œdipe pour qui le chœur dit ‘μη φύναι’, mieux vaut pour quiconque de ne pas être né que de se trouver à la place où s’est trouvé Oedipe. Ou encore celle d’Hamlet qui doit se confronter à la mort d’Ophélie et, encore plus, être blessé à mort, afin de pouvoir soutenir l’acte qu’il procrastinait : à savoir, vengeait  la mort de son père, en tuant Claudius. Le héros tragique se trouve dans cette position  redoutable où, condamné en ce qui concerne son amour narcissique, ou même condamné à mourir -  c’est-à-dire, quoi qu’il en soit,  au delà du principe du plaisir - il continue à avoir une obligeance quant à son désir. Ou même, il ne peut soutenir son désir qu’à  partir de cette place. Mais, en même temps, d’une certaine manière, ceci est notre destin commun : c’est à dire,  ne pouvoir désirer qu’en tant que mortels. Le héros tragique le montre du côté qui conduit fréquemment à court terme à la mort, comme dans le cas d’Antigone. Tandis que, pour tout un chacun assumer son propre désir - d’habitude après l’avoir vécu  au niveau de la solitude (c’est-à-dire, comme un désir qui ne peut être soutenu que par lui même) -  ce peut pousser vers la vie !

 

 

                                                    Βibliographie

 

1) Baumstimler Yves, Cacho Jorge, Czermak Marcel (dir.), Délire des Négations, Actes du Colloque des 12 et 13 décembre  1992, Paris : Le discours psychanalytique – Éditions de l’Association Freudienne Internationale, 2001

2) Cacho Jorge,  Le délire de négations, Paris : Le discours psychanalytique – Éditions de l’Association Freudienne Internationale, 1993

3) Cotard Jules,  Du délire  hypocondriaque dans une forme grave  de la mélancolie anxieuse, Annales médico-psychologiques, 1880, tome 4

4) Cotard Jules,  Du délire de negations, Archives de Neurologie, 1982, no 11 pp.152 -170 et nο 12 pp.282-296

5) Cotard Jules, Du délire d’énormité, Annales médico-psychologiques, 1888, pp.465-469

6) Cotard J., Camusset M.,  Seglas J., Du délire des négations aux idées d’énormité, préface J.-P.Tacho, Paris : L’Harmattan, 1997, σ.169-224

7) Lacan Jacques ,  Le séminaire, livre II (1954-55) : Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1978

8) Lacan Jacques, Le séminaire livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1986

9) Czermak Marcel, Passions de l’objet, Paris : Joseph Clims, 1986

10)Czermak Marcel, Patronymies, Considérations cliniques sur les psychoses, Paris : Masson, 1998

11) Hulak Fabienne, Le syndrome de Cotard ou la clinique de l’ entre deux morts, Information Psychiatrique, 79, 5, pp.415-421

12) Resnick Salomom, Syndrôme de Cotard et dépersonnalisation, Information psychiatrique, 1970, 46, pp. 461-474

13) Séglas Jules, Sémiologie et pathogénie des idées de négation, les altérations de la personnalité dans les délires mélancoliques, Annales médico-psychologiques, 1889, tome 10, pp.5-26