« Freud et la rencontre de la pulsion de mort »

Séminaire de lectures freudiennes du vendredi 12 septembre 2014

Centre hospitalier Les Genêts – La Glacerie (Cherbourg)

 

Autour de Jean-Jacques Tyszler et de son ouvrage : « A la rencontre de... Sigmund Freud », Éditions Oxus, Mai 2013

Jean-Marie Fossey : (…) Nous avions travaillé l'an passé cette question-là (la question de la pulsion de mort), mais nous la poursuivons avec un temps fort ce soir puisque nous accueillons J.J. Tyszler que Dominique Delage a invité. Juste un petit remerciement à la Fondation Bon Sauveur et en particulier à notre directeur qui accepte que le séminaire se tienne là, qui nous aide aussi à organiser ce séminaire. Un remerciement également à B. Mercier. Pour les personnes qui ont reçu l'affiche, il a accepté de nous confier une de ses photos pour faire l'affiche de cette année. Donc B. Mercier est un photographe qui a écrit plusieurs bouquins et notamment il a fait un livre sur tous les vestiges de la dernière guerre, 39-45, donc c'est un extrait de son ouvrage qui s'appelle Blind Memory. Il a fait pas mal de photographies dans la région et c'est une de ses photographies qui a été utilisée pour faire l'affiche.

Dominique Delage : Bon. Après vous avoir remercié de l'amitié que vous nous faîtes de votre présence à Cherbourg ce soir, on sait que le trajet reste long entre Paris et, le bout de cette Presqu'île, et avant de vous passer rapidement la parole, vous êtes donc psychiatre, psychanalyste à Paris, membre de l'ALI [1] dont il est un des anciens présidents, également médecin directeur du CMPP de la MGEN à Paris, il enseigne également à l'EPHEP [2] et...

J.J. Tyszler : Et à Ville Evrard ! C'est important. C'est un hôpital.

D.D. : Nombre de collègues et moi-même avons trouvé que votre livre « A la rencontre de S. Freud », qui est paru il y a un peu plus d'un an, nous est apparu comme un livre important, à plus d'un titre. C'est une rencontre singulière dont vous livrez les coordonnées et qui est en permanence nouée à la pratique quotidienne. C'est la logique de la collection d'aborder les auteurs de cette façon-là. Je vais essayer, moi, de présenter votre livre rapidement avant de vous donner la parole. Je ne peux qu'en donner un aperçu très parcellaire, essayer d'en dire quelques mots pour ceux qui ne l'ont pas lu.

Dans cette période où on a tellement « cogné sur Freud », dites vous, votre livre produit un effet revigorant, produit des effets de relance dans le travail et la clinique quotidienne. Un effet de soulagement. C'est un livre où l'auteur y met du sien, c'est un livre engagé, avec le courage nécessaire à cette façon dont vous témoignez des effets, y compris intimes, de la rencontre. Et vous le présentez, entre autres, comme une adresse aux jeunes, à ce qu'ils peuvent attendre d'une psychanalyse aujourd'hui, mais aussi une invitation à entrer dans l’œuvre de Freud sans se laisser intimider par la violence des polémiques et des invectives et en pariant que les jeunes aujourd'hui peuvent toujours y trouver un abord très actuel des questions essentielles de la vie humaine et avec la chance de pouvoir rentrer dans une œuvre, peut-être autrement qu'à coups de marteau. L'avancée freudienne fondamentale, la découverte inouïe de l'inconscient qui parle, et que Freud a su entendre dans sa causalité sexuelle, ne peut que rester d'actualité pour les jeunes femmes et les jeunes hommes. La rencontre pour le petit d'homme, dites vous, qu'il soit fille ou garçon, est avant tout une rencontre qui sexualise la vie. Un rapport à la sexualité qui semble aujourd'hui plus libre, moins sujet aux refoulements qui étaient ceux de la société de Vienne du début du 20ème siècle, n'a pas fait disparaître pour autant l'inhibition, les symptômes et l'angoisse au cœur de la rencontre. Vous précisez à la fois que la théorie freudienne n'est ni un château de cartes ni une cathédrale, qu'il faut la critiquer et, dans le même mouvement, que la psychanalyse n'a pas à rougir devant le scientisme de l'époque. Freud savait allier à la fois la rigueur de la méthode scientifique et la prise en compte de la vérité qui parle dans l'inconscient et qui divise le sujet. Donc il m'a semblé que pour aujourd'hui, vous proposiez aux analystes d’être attentifs au monde dans lequel ils vivent avec leurs patients pour les aider à le déchiffrer plutôt que pour le juger au regard de supposées normes. La psychanalyse n'a pas à faire la promotion d'un quelconque accès normalisé à la sexualité... Je crois que c'est dans le chapitre « Freud, le normal et la norme mâle » que vous dites que Freud peut légitimement décevoir concernant la féminité, même s'il en prévient lui-même ses lecteurs. Et vous notez que même les textes les plus tardifs sur la sexualité féminine peuvent avoir quelque chose de décourageant de par le renvoi systématique au schéma masculin, à la grille univoque de l’œdipe obligé. Freud a péché, dites vous, par excès de symétrie entre les sexes concernant notamment le complexe de castration. Des questions finalement pour la discussion... Vous pensez qu'une grande maladie pourrait guetter le milieu analytique qui serait de perdre de vue l'angoisse procurée par la sexualité quand il est dit partout que la sexualité serait aujourd'hui libre, d'un accès facile, ou d'un jeu, alors qu'on peut remarquer que les patients disent : « non, c'est pas si simple », en se demandant : « est-ce que c'est la société qui ment ou bien moi qui ne vais pas bien ? Ou qui vais pas comme il faut ? » Et vous terminez ce chapitre en relevant que la mise en place par Freud de la sexualité et de la différence des sexes, se fait effectivement par le privilège qu'il accorde à la position masculine. Vous dites qu'en ce sens on peut parler d'une norme mâle et que c'est une question qui encombre encore la psychanalyse, même si Lacan a beaucoup fait pour la déplacer. Et vous relevez que la confusion, nous l'entretenons nous-mêmes bien souvent dans les débats en voulant tout rabattre soit vers la normalisation œdipienne, soit vers la métaphore paternelle. Une confusion redoublée avec la longue histoire du patriarcat.

JJT : Ça, vous me direz !

DD : J'ai trouvé que, quand on relisait votre livre, on s'aperçoit qu'il n'y a pas que cette adresse aux plus jeunes, mais il y a différents niveaux de lecture selon où on peut en être soi-même de son trajet avec Freud. Le livre a le grand mérite de la concision, y a pas « tout Freud », mais on a l'impression que les questions les plus vives, les plus actuellement cruciales sont ramassées en quelques chapitres, en quelques traits incisifs, mais aussi dérangeants, au sens positif de ce terme, c'est-à-dire là où il est utile d’être dérangé, ou chacun peut être questionné sur la fixité de sa lecture univoque de tel ou tel concept qui vient à se figer en dogme : l’œdipe, le Nom-du-Père et sa forclusion, le phallus... Voilà. Il m'a semblé qu'à aucun moment vous n'esquiviez la responsabilité des analystes eux-mêmes dans la réception contemporaine de la découverte freudienne et les problèmes de sa transmission. Et vous montrez comment Freud, loin d’être le rigide dogmatique enfermé sur ses certitudes qu'on dépeint parfois n'a eu de cesse de remettre au travail chacune de ses avancées et il a eu la grande franchise de dire là où la théorie était en impasse et la clinique en échec, mais de marquer aussi là où il ne pouvait transiger sans perdre le socle de sa découverte. C'est toute l'histoire des premiers compagnons de Freud et de ruptures et de séparations parfois très douloureuses. M. Safouan en parle aussi beaucoup dans son livre. Lorsqu'il était venu à Caen il y a de cela déjà quelques mois... Dans le chapitre consacré à la lecture conjointe de Kafka et de Freud, « Franz et Sigmund », vous estimez que la plus grande difficulté dans la transmission de la découverte freudienne aujourd'hui, tient probablement à la place que Freud accorde au père, tellement il est intriqué dans le modèle de la famille bourgeoise. Il y a cette adéquation, dites-vous, qui va à l'évidence pour Freud, de par sa formation et sa tradition propre, entre le monothéisme et la place de ce Dieu-père dans la vie de l'inconscient. Vous dites que dans cette optique-là on pourrait en venir à penser qu'il ne resterait alors pour chacun que deux alternatives : soit le choix de la passion amoureuse pour un Dieu unique, soit le choix de la haine du père. Pas d'autre choix pour Freud que ce couple amour-haine, Éros-Thanatos, et une jalousie sans issue. C'est quand même des choses qui restent d'une très grande actualité. Vous allez plus loin en disant qu'il est assez rare de toucher chez un patient ou une patiente au vœu, même refoulé, de « tuer le père », et vous considérez que c'est une grave question posée à la psychanalyse elle-même, puisque dites-vous, nous restons très dépendants des injonctions freudiennes. Comment dès lors contester l’œdipe ? Des collègues, pas loin, Jean-Marie en l'occurrence, c'est toi qui me faisais remarquer que la mise en place du complexe d’œdipe dans la théorie analytique continue souvent d'être présentée comme le socle qui permet de s'assurer qu'on n'est pas en train de « délirer à 2 avec son patient ».

JJT : C'est pas faux.

JMF : C'était dans un colloque !

DD : Mais au lieu de taper sur Freud, vous le replacez dans son contexte. J'étais très troublé ce soir en vous attendant à la gare parce que j'ai acheté Le Monde et, en Une du Monde, était indiqué sur le cahier Livres : Une nouvelle lecture de Freud. En ouvrant les pages Livres, j'ai vu que Le Monde ne commentait pas votre venue ce soir à Cherbourg, mais la sortie du livre d'E. Roudinesco... (rires de la salle)

JJT : A juste titre oui, elle est historienne !

DD : En tant qu'historienne, elle resitue à sa façon Freud dans son contexte.

JJT : C'est difficile. Roudinesco raconte des choses intéressantes.

DD : Il me semble que c'est quelque chose qui vous tient à cœur de replacer Freud dans son contexte pour expliquer notamment la place centrale du mythe dans son œuvre ; son contexte  culturel, social, historique et même familial, sans quoi le débat est illisible. Vous montrez là où sont prélevés ses traits identificatoires, là où il trouve ses appuis, son trépied en quelque sorte puisque vous dîtes la nécessité qu'il y a de compter jusqu'à trois. 1) Le trait de judaïté bien sûr (mais qui n'est pas judaïsme), 2) son goût et sa passion pour les classiques et la culture antique, cette culture grecque où il va chercher son mythe) 3) et enfin son amour pour la langue allemande. Oui, c'est Jelinek je crois, Roudinesco cite Jelinek, prix Nobel de littérature qui dit que pour elle, Nietzsche et Freud restent parmi les plus grands manieurs de la langue allemande, les plus grands écrivains de langue allemande.

JJT : Freud avait un allemand très soigné.

DD : On perd beaucoup avec la traduction.

JJT : Surtout en français qui est une langue abstraite. Freud est très concret. Ceux qui sont un peu germanistes et qui s'essayent à lire Freud en allemand s'en rendent compte. C'est le français qui donne un Freud abstrait. C'est comme ça. Ce qui est vrai d'ailleurs curieusement pour Kafka hein ! Kafka pour un germaniste, c'est drôle. C'est pas que tragique. La langue est pleine de pépites... Mais voilà. Je vous coupe déjà.

DD : Ces trois traits identificatoires, vous montrez la mise en tension de ses traits, la façon dont il peut se trouver lui-même écartelé. « Ma langue est l'allemand. Ma culture, mes attaches sont allemandes. Je me considérais intellectuellement comme allemand [on est dans les années 30 là] avant de remarquer la montée des préjugés antisémites en Allemagne et dans l'Autriche allemande. Depuis lors, je ne me considère plus comme un allemand, je préfère me dire juif. » (citation de Freud tirée de l'ouvrage de JJ Tyszler p. 90) On ne peut pas ne pas tenir compte de ce à quoi est confronté Freud, comme tout juif de son époque, et il mettra tout en œuvre pour ne pas identifier la psychanalyse naissante à la question juive. Le complexe d’œdipe, dites vous, est tentative de contourner la difficulté, mais cela se paye désormais d'une impasse.

JJT : Assez curieusement, il n'emprunte pas à l'idéologie juive directement. Il aurait pu prendre... Par exemple, vous travaillez sur la pulsion de mort, qu'est-ce qui viendrait tout de suite à quelqu'un comme Primo Levi ? C'est Caïn et Abel ! Freud a tout fait surtout pour ne pas rapprocher de force les grands signifiants juifs de la psychanalyse ! Pour pas être critiqué. Mais ça se paye par certains cotés, vous voyez, cette obstination à partir de ce mythe grec sacrificiel a aussi son coût. C'est pour ça, il faut replacer Freud dans sa lutte, dans ce contexte. Aujourd'hui un psychanalyste, aisément prendrait les citations de la Bible pour expliquer l'agressivité... Freud... ça peut surprendre. On comprend mieux après ce qu'il dit.

DD : Vous déduisez de la façon dont Freud a travaillé et a été travaillé par cette si difficile question de l'identité, cette question si passionnelle et si complexe, vous en déduisez un enseignement majeur pour tenter de lire les conflits auxquels nous avons affaire aujourd'hui, je vous cite : « Freud, qui a toujours souligné son trait de judaïté sans le relier ni au judaïsme communautaire ni à la religion, fait obstacle sur la voie de l'oubli. Et ce d'autant qu'il est annonciateur du retour implacable du refoulé. Pour retirer l'épine juive de l'histoire, il faut oublier Freud, mais nul ne sait le prix qui s'en payera dans la confrontation des identités. » p31. Et plus loin : « Freud est noué à la haute culture allemande, il se considère intellectuellement comme un allemand, mais quand les préjugés sociaux et politiques le rattrapent, il préfère se nommer juif' ». C'est toute cette dialectique entre la marche vers l'universel et le trait particulier... C'est en tension d'un bout à l'autre de votre livre... qui reste une question majeure aujourd'hui. La crispation identitaire qui survient à certains moments particuliers de l'histoire. Et vous donnez vos propres appuis, ceux qui vous paraissent indispensables, pour lire ce contexte freudien et les redoutables questions auxquelles il s'affronte. Notamment  pour ce qui concerne la question de la pulsion de mort et du traumatisme. Vous recommandez, avec insistance il me semble, la lecture de Jacques Le Rider, « Modernité viennoise et crises de l'identité »...

JJT : C'est un grand auteur. Roudinesco le cite aussi. C'est trouvable. Les ouvrages de Jacques le Rider sur Vienne et ses intellectuels c'est très intéressant, mais vraiment très très intéressant. C'est de très beaux ouvrages.

DD : Et donc il y a Kafka bien sûr dont vous dîtes qu'il a en partage avec Freud, l'angoissante question commune du père, vous aimez Kafka et vous accordez une grande importance à la lecture de La Métamorphose. Bon, il faudrait développer ça, le trajet de ce mot « cancrelat » dans les échanges avec le père. Le trajet de ce mot chez un écrivain dont on peut lire la métamorphose.

JJT : Pour moi La Métamorphose c'est un... Faudrait que vous le lisiez comme un travail clinique, quasiment un des plus aboutis, pour voir comment un signifiant, une métaphore extrême s'incorpore. Ça devient l'Autre du corps. C'est difficile à comprendre pourquoi Lacan dit parfois que le signifiant c'est le corps aussi bien... Enfin des choses comme ça. Quand vous lisez de près La Métamorphose c'est exactement ce trajet-là qui est rapporté. C'est très difficile à rapporter cette expérience. Y a Kafka, par sa position à l'égard de beaucoup de choses et son angoisse fondamentale vis-à-vis de l'Autre, qui était capable de décrire cliniquement la butée d'une métaphore dés lors qu'elle va s'incorporer réellement. C'est extraordinaire ! Y a peu... Souvent c'est des grands écrivains qui sont capables de raconter... Nous les psychanalystes on peut le dire d'une manière un peu théorique, mais souvent quand je dis aux jeunes, vous savez, Lacan... Ils me regardent gentiment, mais ils disent : « Bon d'accord, mais... ça fait vingt ans quoi ! » Mais quand vous lisez Kafka, des points comme ça... Ce sont les points analytiques les plus difficiles à équilibrer. Il vous prend par la main et il vous accompagne pour raconter ça. Et tout ça sur le défaut de la métaphore enfin, du lien au père, comme vous le savez. Il raconte le prix qu'il s'en paye, au prix d'une lucidité extrême. Au prix d'un retranchement et de la plus grande lucidité. C'est une position clinique qui est quand même assez étonnante qu'on voit parfois chez certains, ici- même probablement, chez certains de nos psychotiques. Un retranchement et en même temps une lucidité sur le réel absolument incroyable. Ce qui fait le prix des rencontres bien souvent en hôpital psychiatrique. Ben voilà pourquoi j'adore Kafka. D'un certain point de vue, pour moi, il est aussi analytique que Freud. Enfin bon... Dans le sens de la narration. Donc La Métamorphose, je le mettrais entre métonymie et métaphore. C'est quasiment un trope, une invention linguistique. Enfin, je vais arrêter avec ça. A moins qu'il y ait un vrai kafkaïen ?

DD : Et puis il y a aussi la correspondance de ces intellectuels de l'époque et les successeurs... La correspondance de G. Scholem et W. Benjamin, ces deux amis qui ont entretenu un échange de haute culture autour de choix et d'options... Le marxisme, enfin un certain marxisme, un intérêt en tout cas pour Marx du coté de Benjamin et G. Scholem essayant aussi de faire venir W. Benjamin autour de la question de la lettre et du rapport au texte, à un moment de « cassure » de l'histoire, dites vous, de brisure, à un moment où la Loi se détache de son fond religieux, de sa tradition. G. Scholem s'intéresse à la façon dont la lettre et le texte continuent à nous travailler...

JJT : Pour moi ça a anticipé le (inaudible). On ne se rend pas compte que des êtres comme ça, qui ont vécu... En quelques sortes, ils ont su qu'ils ne seraient plus protégés par la métaphore du Père. Benjamin d'un coté, c'était le deuil d'un idéalisme. Encore maintenant on est en deuil nous-mêmes. Enfin nos jeunes sont en deuil. Scholem, deuil d'une tradition qui ne pouvait plus le protéger, c'était fini. Donc vous retrouvez deux grands intellectuels qui fondent leur dialogue à partir du fait que cette métaphore ne les protégera plus. Donc, qu'est-ce qui reste comme appui ? Ils ont la chance, eux- mêmes, d’être des admirateurs de Kafka donc, autour d'une œuvre littéraire... Enfin... littérale, ils vont penser que le travail de la lettre, la tradition serait-elle rompue, néanmoins le travail de la littéralité est la seule possibilité pour que quelque chose de la vie se poursuive. Ce que finit par raconter à sa manière Lacan, c'est-à-dire la chance de faire confiance au travail littéral de l'inconscient. Vous avez dans cette Vienne catastrophique que Freud haïssait en même temps le ferment, sur fond de destructivité, d’êtres qui se disent : sauf à mourir, qu'est-ce qui va venir ? Et donc ce travail très profond, très tendu, sur le fait que les lettres, seraient-elles détachées du nom, gardent la mémoire, les mémoires, des assemblages. Bon, on ne va pas faire un cours sur Lacan ici, mais... C'est assez proche de la façon dont Lacan envisageait, vous savez, cette technicité... La topologie que Lacan faisait des conglomérats littéraux comme ça en disant : c'est là, dans cet aléa-là, dans cette aléatoire- là que nous avons à penser l'inconscient, pas simplement dans les grands mythes. Nous sommes détachés du mythos, nous n'en sommes plus protégés. Quand on lit ça... Moi je lis ça parce que, par formation, par goût je suis assez proche, mais je pense qu'on peut trouver d'autres appuis intellectuels différents, on n'est pas obligé de puiser forcément dans ceux-là, mais il faut trouver des penseurs qui sont à l'intérieur de cette... Ils sont en carence de la protection du Père. Ils savent qu'ils ne sont plus protégés par cette métaphore. Donc comment faire ? A mon avis c'est une question analytique de première main. Enfin voilà pourquoi... Mais n'en faites pas un passage unique, je veux dire... Par goût, par culture, par tradition familiale, ce sont des choses qui me parlent, mais je suis sûr que vous pouvez trouver des appuis autres qui raconteront la même chose. Quand vous êtes en deuil des grandes métaphores, sur quoi prendre appui ? Ça me paraît être une clinique assez nouvelle. Celle que les jeunes racontent aujourd'hui. Donc c'est vrai que j'ai fait tout un chapitre un peu long sur Scholem c'est ça ? (rires de la salle)

DD : Ah non non... Non, non, ils sont même mentionnés « en passant ». Non, non, mais en y passant d'une façon telle qu'on sent que...

JJT : Il y a la correspondance c'est merveilleux ! C'est un pavé mais... Il faut dire que Vienne, Le Rider le raconte très bien, Vienne à cette époque a connu des intellectuels d'une pensée d'une hauteur vertigineuse. C'est ça qui est intéressant concernant la pulsion de mort que vous travaillez : sur fond de destructivité, évidemment, ceux qui sont un peu intellectuellement sur le bord, ça les pousse à passer au-delà de la norme habituelle, on peut dire que ça les oblige. On ne peut pas dire que c'est une chance de vivre dans la catastrophe, mais en même temps, évidemment, ça... Peut-être encore maintenant pour finir, je ne sais pas si ce qu'on appelle aujourd'hui les intellectuels sont à la hauteur... Là, on parlait de certains que vous connaissez, qui sont très connus, qui passent à la radio, on n'a pas toujours l'impression qu'ils sont à l'exacte hauteur de ce qu'on pouvait lire à l'époque de...

DD : Mais qui sont des travailleurs acharnés...

JMF : Qui lisent Freud en un été !

DD : Vous insistez sur la radicalité de Freud à l'égard de la religion, celle qu'on peut lire dans L'avenir d'une illusion. C'est un livre aujourd'hui sûrement qui susciterait beaucoup de remous, de... Ce ne serait pas le même livre... Traiter les questions religieuses avec...

JJT : Vous ne trouvez pas que les analystes en matière de religion ils sont devenus hyper soft ? Ils marchent sur des œufs ! Partout, dans les colloques, les séminaires... Même dans des débats récents, que vous connaissez, on s'abrite derrière le fait que le Grand Rabbin a dit que, ou que le Pape pense que... Même nous comme psychanalyste on se retrouve à convoquer en signifiants maître les grands... C'est pas la position de Freud ça ! Freud dit : la religion raconte ce qu'elle veut, mais moi, Freud, je suis pas forcément dans ça. Je ne sais pas ce que vous en pensez ? On entend ça en permanence dans les colloques, les journées qu'on fait nous-mêmes... C'est-à-dire qu'on a peur d'aller offenser des comités bien pensants... Il me semble !

DD : Vous dites que Lacan est moins radical que Freud à certains égards.

JJT : Ben je sais pas si j'ai tort. On m'a critiqué quand j'ai dit ça. D'un certain point de vue, Lacan paraît, d'un point de vue comment dire... de pensée logique, Lacan paraît plus laïc que Freud. On dit que Lacan a accompagné la laïcité de Freud un peu plus loin. Mais quand vous observez les références de Lacan au christianisme, à la haute théologie qu'il adorait, à ses relations avec son frère notamment... A certains moments, je trouve qu'on entend moins chez Lacan cette radicalité quant à ce que Freud appelait quand même « l'avenir d'une illusion » ! Il y a des choses que Freud écrit, à mon avis, si vous essayez de les lire à La Sorbonne... Par exemple quant à La morale sexuelle civilisée ! Il y a des textes de Freud... On n'oserait à peine aujourd'hui raconter ce que Freud raconte. Comment ça se fait ? Comment ça se fait que lui, dans un contexte aussi fermé, avait cette audace, et que, cent ans plus tard, des psychanalystes dans certaines zones... Enfin bon. C'est une question. C'est une critique que je nous formule à nous-mêmes. C'est pas propre à tel ou tel groupe. Mais je suis étonné qu'il y ait une radicalité chez Freud, sur les rituels, ce qu'il aimait pas dans la religion, même dans sa propre vie... Nous, je sais pas...

DD : Vous proposez une piste de réflexion très intéressante je crois, en avançant que cette radicalité se paie peut-être du retour du refoulé chez Freud dans sa conception-même de la cure analytique, le retour de ce Dieu-jaloux, de ce Dieu-Père du monothéisme. Freud en effet  réclamait l'exclusivité et la totalité des dires de ses analysants et n'hésitait pas à parler de « paranoïa dirigée » pour parler de la conduite de la cure.

JJT : C'est vrai aussi. Ça il faudra peut-être qu'on en parle, en tout cas qu'on évoque ça. Freud... Toute la clinique freudienne et sa praxis se déduit de la centralité de la question du Père. Enfin ça a été remarqué tout de suite par les commentateurs, ça n'a échappé à personne. Et donc ça crée pour la psychopathologie un souci... C'est-à-dire que cette lecture univoque aujourd'hui, même quand des jeunes cliniciens nous interrogent, même à l’hôpital, si un collègue psychiatre vous dit : enfin tu vas ramener toutes les maladies de l’âme avec le centre du refus du Père ou bien du penses qu'il y a quand même quelque chose qui échappe ? Bon, ben quand même, on se doit de répondre à ça. On ne peut pas rester monolithique et dire : ben non, puisque Freud l'a dit, y a pas autre chose ! On doit se poser la question nous-mêmes sinon on ne sera pas suivis, il faut pas rêver ! Les collègues ne nous suivrons pas sur des grands signifiants nouveaux de la clinique. Vous ne pourrez pas leur dire : comme Freud l'a dit, tout est refus du Père ou psychose ou névrose ou perversion... Moi je n'y crois plus. Bon, ça ne veut pas dire qu'on va jeter l'eau avec l'eau... enfin le bébé avec l'eau du bain et qu'il n'y a plus de névroses, psychoses et perversions. Mais vous ne pourrez plus, comme grille unique, avoir ce monolithisme central de Freud. D'ailleurs Lacan lui-même à un moment a dit : quand même (inaudible) vous le remarquez sur ses schémas : le Père, le phallus, n'est plus au cœur... (inaudible) Il est décentré. Est-ce que c'est passé dans la culture ? Non. Probablement. Est-ce que c'est passé dans la culture hospitalière ? Non. Lacan a pu assez bien le raconter, en tirer des conclusions... Mais à coup sûr c'était le vœu de Lacan de ne pas se laisser piéger par ce monocentrisme... 

DD : Pluraliser...

JJT : Après il pluralise LES Nom-du-Père, il finit par dire que ce ne sont que les lettres de fondation elles-mêmes du langage R, S, I... Enfin, il trouvera des choses un peu hermétiques parfois, mais on entend le vœu qui est de ne pas rester sur le monolithe uniquement. Ça c'est évident chez Lacan. Et je pense qu'il suffit de vivre dans un hôpital pour bien sentir que la clinique que nous recevons, chez les adultes comme chez les enfants, nous oblige. Enfin... On ne peut pas faire comme à Vienne de l'époque et dire que tout est là, c'est pas possible. Nos collègues infirmiers, psychologues et médecins ne nous suivront plus. Ça ne marchera pas. Enfin voilà, donc c'est ça que j'ai voulu dire. A la fois... Après tout c'est peut-être ça le vœu d'un scientifique ? C'est-à-dire qu'il s'avance loin sur quelque chose, comme la religion, et peut-être ça se paye par ref... Un peu comme nous quand on parle : là où vous avancez, ça se paye... D'ailleurs Freud le dit dans son très beau texte Au-delà du principe de plaisir : tout progrès se paye de questions plus régressives ailleurs. Vous savez, c'est une vision topologique de (inaudible). C'est- à-dire que toute avancée intellectuelle, curieusement, même pour nous sûrement, se paye toujours quelque part. Il faut être attentif à ce fait. C'est-à-dire qu'on n'avance pas comme ça... Y a pas de progrès constant, même de la psychanalyse, ça n'existe pas. Freud le signale, il suffit de se reporter à ce texte magnifique  Au-delà du principe de plaisir. C'est-à-dire que la destructivité fait partie du progrès lui-même. Mais Freud utilise le terme « tendances régressives » hein ! Là où on pensait avoir touché un progrès, à un autre bord de la structure, il y a des régressions qui se créent. C'est une pensée assez dialectique Freud. C'est intéressant de voir comment il voit la marche scientifique. Non ? Je trouve ça assez heuristique. C'est-à-dire que nous-mêmes nous restons des cliniciens divisés. Il y a des choses qui se payent. On n'est « pas-tout » comme clinicien. On croit être tout et puis, non, ça se paye. Tout passage en force se paye. Peut-être qu'il n'y a pas d'autre façon d'ailleurs. Il faut bien aussi s'avancer. Si on ne reste que sur le bord...

DD : Je reviens très rapidement...Vous évoquez les trois Moïse de Freud...

JJT : Vous avez vu ? J'ai eu du mal avec ce chapitre. Non, c'est vrai. J'ai eu de la difficulté moi- même... Les collègues qui m'ont regardé de près m'ont dit que c'était celui où j'avais le plus de mal à retomber sur mes pattes après l'avoir ouvert. Et c'est vrai que je trouve encore maintenant que la question des Moïse de Freud est très (inaudible). En route j'ai perdu le fil de ce que je souhaitais moi-même en synthétiser. Peut-être je pouvais pas. Mais ça reste... Ça me paraît essentiel ce message de Freud sur les trois Moise. Pour moi j'ai trouvé que c'était... Mais j'ai pas pu jusqu'à présent... J'ai pas pu complémenter. Voilà. J'ai pas pu dire mieux et je me suis un peu perdu dans ce chapitre. Non ? Je l'ai laissé, comme ça, sans conclusion. Mais ça me paraît... Cette triplicité freudienne, là, me paraît essentielle. D'ailleurs c'est toujours comme ça que Lacan fera plus tard, comme vous le savez. C'est jamais un dualisme, c'est toujours trois. Donc il a pris quelque chose des difficultés de Freud qui peuvent paraître parfois des dualismes, comme on dit instincts de vie/instincts... Lacan a toujours été soucieux des dualismes, parce que l'esprit fonctionne toujours imaginairement sur le dualisme. Donc quand Freud... Par exemple « trois identifications ». Alors là ça laisse Lacan jusqu'à la fin de sa vie... Il dit : Mais comment Freud a pu ? C'est drôle. Et au moment de conclure, à la toute fin, il dit : Mais enfin Freud,  qui êtes-vous pour dire trois ? Pourquoi il dit trois ? Moi Lacan j'arrive pas à dire mieux, comment ça se fait ? Enfin bref. Oui, en tout cas il est guidé en permanence par le fait de ne pas retomber sans arrêt sur... Pourtant ce que vous avez travaillé, un dualisme très puissant vie /mort. Très à l’œuvre dans la pensée freudienne. Donc voilà pourquoi ça m'a paru très important cette histoire des Moïse, mais je dis bien, j'ai dû m’arrêter en route. Je n'ai pas pu aller au-delà... Peut-être de ce que moi-même... Actuellement je n'ai pas en moi quelque chose qui m'autorise à aller plus loin...

DD : Pour ceux qui connaissent moins peut-être ce texte-là de Freud, L'homme Moïse et le monothéisme, paru à la fin des années trente, c'est un coup de force inouï ! Cette espèce de tentative de Freud de parer à l'horreur qui monte là, de dire à sa propre tradition : « celui que vous jugez comme votre fondateur est un étranger. C'est l’Égyptien. » Freud fait l'hypothèse, dites-vous, que une partie de la haine vient d'un peuple qui se prétendrait être élu. Il tente de désamorcer cette passion haineuse... Pour chacun finalement, son message lui vient de l'Autre. Bon, on en fait une relecture aujourd'hui... Évidemment après Lacan c'est un peu facile de dire : Freud aurait été mieux inspiré de dire que nous recevons toujours notre message du lieu de l'Autre, du lieu où les mots nous guident... Mais c'est ce qu'il tente avec ce Moïse quand même. Un livre qui continue de faire pas mal de remous...

JJT : Ben de toutes façons, Freud s'est fait engueuler par tous ceux qui l'entouraient en lui disant : « Tu crois que c'est le moment, Freud, de raconter des absurdités ? » « Non c'est pas le moment, mais je peux pas m'en empêcher ! » Ça, Roudinesco le raconterait mieux je crois. Il faudrait lui demander qu'elle raconte bien cette période. Freud était un être qui avait cette force. C'était pas le bon moment. A coup sûr il aurait fallu dire toute autre chose. Néanmoins comme il avait ça, pour la psychanalyse , comme difficulté, il  dit : je vais quand même le raconter. L'espoir qu'il avait que ça pourrait contrer la montée des forces obscures, je ne pense pas que... Il savait bien que c'était fichu. Mais bon, néanmoins c'est une contribution pour la culture. Mais si on se décale de ça, la question que dit Freud, en résumé « nous ne sommes pas assez attentifs à la folie du Un », il a raison. La folie du Un, il suffit de lire l'actualité, on en a à la pelle. Je dois dire que... C'est pourquoi nous- mêmes, dans notre façon, souvent, de nous mêler des débats scientifiques, on n'est pas toujours... Je veux dire... C'est souvent l'Un ou l'autre. Comme vous le savez. Dans les débats qu'on mène... Là il y a eu la question de l'autisme. On a beaucoup de mal intellectuellement à se positionner autrement que Un contre Un. C'est très difficile. La psychanalyse s'est souvent laissée à tort entraîner vers cette passion du Un. Ça la dessert terriblement parce qu'elle n'est pas Une précisément. Elle n'a pas pour ferment ce travail du Un, ce que Lacan appelait... Là Lacan il a fait des efforts sur son histoire de (inaudible), essayer de décompléter sans cesse (inaudible) axiomatique théorique. On se fait piéger quand même sans arrêt ! Un dit : « c'est nous », et nous on dit : « non, c'est nous le Un ». C'est aussi fou ! Pour Freud... C'est pour ça que c'est passionnant. La passion du Un, c'était la passion de l’être, c'était la mort. C'était la mort dans la Cité, mais la mort de la discipline aussi. C'est très important. Au-delà de ce qui touche au... des trucs qu'il raconte sur le peuple Élu. Enfin bon. Là je vous entraîne un peu loin, mais... Pour moi, par exemple, quand Lacan dit lui-même que s'il a fait un effort c'est pour dégager la position de l'objet petit a... Combien vous avez  de séminaires... Pour ceux qui travaillent Lacan là, c'est pas la majorité, probablement, mais... Combien il y a de séminaires où il met toujours en tension la dialectique du « a » et du Un ? Vous vous rappelez. Des séminaires entiers, presque mathématiques, où il essaye de penser le rapport de décomplétude que le a fait sur le Un etc. C'est permanent. Il nous dit : « faites attention, ce que vous pensez au nom du Un se décomplète et, quand vous pensez en terme d'objet, n'oubliez pas, il y a toutes les forces qui poussent aux grosses unifications derrière : le Un, le a – le a, le Un »... Il y a des séminaires entiers, apparemment logiques uniquement où il fait que ça. A mon sens, ce n'est pas pour rien. C'est pour nous prévenir qu'on a des outils cliniques pour nous guider dans ce monolithisme du Un. On a des outils pour que la psychanalyse ne soit pas juste une psychose passionnelle.

DD : Presque une addiction...

JJT : C'est déjà une addiction ! Au vu du temps qu'on passe les uns les autres... C'est déjà fait ça !

DD : Si on veut avoir une idée... Puisqu'il me semble que vous dites les choses de façon très simple, très accessible... de quelle est la place, à la fois pour Freud et pour la psychanalyse, de la lettre, il faut lire le chapitre « Quelle est la langue de l'inconscient ? » et le suivant « Comment lire un rêve » où vous dites qu'à la différence de Jung, vous lisez Freud avec Lacan, « l'inconscient est de l'ordre du langage, c'est à dire qu'il suit une logique de la lettre dont la caractéristique est de chercher à se faire entendre mais pas comme une langue parlée naturelle. L'écriture du symptôme hystérique sur le corps, le rébus des lettres dans le rêve, les jeux de déplacements et de substitutions dans le mot d'esprit ou dans l'oubli d'un nom, tout cela est langage de l'inconscient. » Bon, c'est intéressant. Vous dites aussi qu'on pourrait... Il y a des travaux qui... Vous montrez il me semble que le trait juif laïc chez Freud pourrait être ramené du coté de l'intérêt pour ce rapport à la  lettre, dans sa lecture et son déchiffrage de l'inconscient et du rêve, hérité des traditions talmudiques voire kabbalistiques, et la recherche du sens caché propre à la mystique juive, pour finalement écarter cette hypothèse, vous dites qu'il n'y a nulle trace chez Freud d'un tel rapprochement...

JJT : Moi je n'y crois pas du tout. Vous avez de très bons collègues dans le champ... Il y a Gérard Haddad. Il y a de très beaux livres sur ça. Des gens comme J.J. Moscovitz... Enfin bon... Qui ont toujours essayé de rapporter l'interprétation freudienne à la grande interprétation de la Kabbale juive... C'est très documenté... Honnêtement, j'ai pas mal travaillé ces questions, je n'y crois pas du tout.

DD : Ça va contre le vœu de Freud...

JJT : C'est même pas ça. C'est que je pense que pour des raisons de tradition, Freud n'était pas un kabbaliste... Enfin de toutes façons Freud... Là, Roudinesco pourrait utilement nous renseigner. Je crois que Freud un peu comme moi avait une proximité avec la culture juive... Encore qu'il se trompe souvent... Il se trompe sans cesse dans ses références à la Bible. En tout cas, il n'avait aucune... Parce que pour être kabbaliste il faut trente ans d'études supérieures hein ! Il faut un maître... On ne peut pas être kabbaliste comme ça ! A mon sens, tout ça, ça n'est pas la culture de Freud. Et puis toute la technicité... Voilà, en plus, puisqu'on a le texte formidable qui s'appelle... Non pas La science des rêves, mais...

DD : Ou La signifiance. (Die Traumdeutung)

JJT : Comment lui est venue la technicité de travailler sur les engrammes des rêves comme ça ? On voit très bien qu'il est extraordinairement inspiré des nœuds faits par la langue allemande elle- même. Tous ses exemples lui viennent du grain de la langue allemande. S'il avait donné des exemples qui viennent de la judaïté... Mais vous n'en trouvez aucun ! Donc. Ça m'a pas... Ça me paraît intéressant pour des raisons analogiques si vous voulez de signaler que dans d'autres sphères de la culture il y a eu des essais d'appareiller la lettre et ses combinatoires. Bien sûr. D'ailleurs, si vous regardez du coté de certaines cultures asiatiques, vous trouverez aussi d'autres traditions. Mais je ne crois pas que ça soit intéressant de re-judaïser Freud de force, sur ce terrain en tout cas... Ce trait juif il l'a adopté... 

Comme vous l'avez signalé, ça pose une plus grande difficulté, c'est le lien, pour nous très angoissant, même aujourd'hui, entre le trait... Quand Freud dit que le trait unaire est en même temps trait du sujet et déjà trait du clan. Ça c'est la position de Freud. Alors le problème c'est de traiter, nous... Par exemple, on a tellement de mal avec la laïcité aujourd’hui, à la française, vous voyez... ça serait bien que les psychanalystes arrivent à dire des choses sans critiquer forcément le communautarisme anglais qui marche très bien, sans se retrancher derrière des positions laïques complètement fermées. Mais comment on fait pour penser ça ? Freud avait une sorte de dialectique, effectivement, concernant sa propre position et qu'il explique au moment où il déclare que, lui qui confondait allemand et juif parce que, dans cette haute tradition, c'était le même mot. Ça n'avait aucun sens : un juif-allemand c'était un allemand ! Il dit : le problème c'est que quand la haine est venue, la pulsion de mort, il dit, ce jour là, je me suis déclaré juif. Mais c'est chez Freud circonstanciel si je peux dire. Malheureusement. Du coup, face à la haine de l'autre, le trait minimal qui marquait la vie est obligé de se signifier sur ce mode. Du coup, on est nous... Alors voilà, chez Freud c'est lié. Trait du sujet, trait de la virilité même ! Parce que vous vous souvenez de la remarque qu'il fait au père Graaf, au père du petit Hans ? Sur la circoncision ? Vous vous rappelez de tout ça ! Il vient lui demander si c'est bien, vu les circonstances, de faire une circoncision pour son enfant. Freud lui dit : sinon vous n'en ferez pas un enfant courageux. Freud fait une réponse complètement clinique. Il dit : vous voulez un môme qui soit un peu combatif ? Il faut en passer par une forme de symbole sur le corps qui le relie à son clan. Alors ce qui m'intéresse c'est que... Nous-mêmes combien on a du mal à... par exemple à lutter contre toutes ces folies d'identité nationale. On voit que c'est scandaleux, que c'est haineux. Mais pourquoi, alors qu'on a toute cette source sur les identifications, tout ce jeu freudien sur... Ce serait formidable qu'on puisse dire mieux ce que nous appelons, au sein de l'universel, le respect d'un trait sine qua non par exemple. C'est à dire que la République, si elle est sur fonds d'universaux, effectivement, se doit néanmoins, selon Freud, de respecter au moins un trait particulier. On pourrait dire ça comme ça. Voyez, cela obligerait dans nos lieux de travail... dans les lieux civiques, d'avoir une certaine position. Nous ne sommes pas des communautaristes, mais nous ne sommes pas des croisés de l'universel non plus. La psychanalyse ne fait pas une croisade sur les universaux non plus. Donc Freud a une proposition qui lie les grands universaux et le fait qu'il y ait quand même un trait minimal dont la particularité se trouve respectable. Même si les politiques pouvaient raconter ça, ça serait au moins une proposition pour la Cité par rapport aux folies qui nous arrivent là et qu'on annonce sur l'identité nationale. On ne peut pas laisser sans voix cette question ! C'est dingue quand même ! On n'a même pas eu la force de faire un grand congrès de psychanalyse sur la question : « aujourd'hui, quid de l'identité ? » C'est marrant. Enfin c'est marrant... Non, c'est tragique. C'est pour ça que l'embarras de Freud me plaît. Freud signale que pour lui, ce trait intra-subjectif est en même temps relié en quelques sortes à ce qu'on pourrait appelé le clan. D'autant plus que la vie fait que ce trait se trouve à devoir être décliné de manière positive de force. C'est comme ça. Donc il nous laisse ça, cet embarras. Je vous signale que Lacan s'en n'est pas si bien débrouillé. Vous avez le très beau séminaire sur l'identification. Vous l'avez en tête ? Vous l'avez tous travaillé ! Il est superbe. A la fin, Lacan dit : « j'ai tout fait sauf traiter de la première identification au Père, j'ai pas eu le temps, je m'en excuse, je le ferai une prochaine fois. » Il ne l'a jamais repris ! Donc ça reste pour les psychanalystes encore ouvert. C'est comme ça. Parce que probablement c'est difficile. Lacan a hésité à donner les formules qu'il pensait sur le Père, le Nom-du-Père, considérant que les psychanalystes n'étaient pas prêts à recevoir tout ça. Il a différé. On en a la trace. Mais bon, voilà... Donc vous avez là un Freud qui nous lègue à la fois un outil formidable, les identifications, mais que nous devons continuer à penser si... Effectivement, nous ne sommes pas comme les anglo-saxons pourvoyeurs de communautarismes, ce n'est pas la position française ni la position a priori d'universalisme portée par la psychanalyse. Mais, pour vous le dire comme ça, moi je ne suis pas un croisé de l'universel non plus. Je ne pense pas qu'il faille réduire tout particularisme aux ordres de la République. Il faut trouver quelque chose qui se tient dans le discours social. On ne peut pas réduire ça de force, c'est pas vrai. Sans compter que nous voyons arriver en masse dans nos consultations toute une série de populations issues des coins les plus hétérogènes du monde. Alors quoi ? On va leur dire : Oubliez tout, votre langue, votre culture, votre poésie... Qu'est-ce qu'il faut faire ? Qu'est-ce qu'il faut proposer ? Comment vous consultez ? Est-ce que vous leur donnez des livres de contes, aux enfants, issus de la tradi... ou bien vous les honorez de leur propre tradition ? Comment vous faites dans les services ? Ce sont des choix éthiques, qui touchent à la question de l'identification et qui sont très importants ! Vous voyez, ça paraît lointain, mais c'est quasiment là en permanence. Les services ne sont pas ceux de Vienne. On n'est pas un groupe ethnique homogène en France ! C'est vrai qu'à Paris c'est... Mais je pense que vous-mêmes ici à Cherbourg ça doit se sentir dans vos consultations d'enfants en particulier. Il y a énormément de populations migrantes totalement hétérogènes. Sans compter que, comme m'ont dit mes camarades du Bénin : l’œdipe c'est bien gentil, mais... Enfin ils font un effort, ils font un effort de culture. Parce que la famille africaine, il faut être honnête, c'est pas exactement... Bon. Il faut parfois trouver des ponts un peu plus partagés.

DD : Oui, je repensais à notre discussion de tout à l'heure, là, à propos des commémorations du débarquement. Vous disiez que peut-être il serait bienvenu dans notre propre histoire, dans la façon dont elle se transmet... ce qu'a fait peut-être F. Hollande à Toulon, de rappeler que les armées qui ont débarqué en Provence étaient composées... qu'il y avait des traits identificatoires très divers et qu'il y a des gens qui arrivaient de leurs villages du Sénégal, du Maroc, d'Algérie...

JJT : C'est grâce à eux que la France a pu être à la table des vainqueurs, sinon de Gaulle n'y était pas. C'est pas compliqué. On a gardé la position de signifiant maître à cause de tous ces gars-là. C'est pas rien de le rappeler. C'est drôle comme la République ne se souvient pas. Moi là-dessus je dois dire que je suis un peu à vif parce que je suis tellement contrit qu'on soit dans un climat social tellement haineux là... plein de destructivité annoncée, des énoncés de folie sur l'identité...que nous ne soyons pas capables collectivement, y compris dans nos associations, d'avoir un propos porté par les grands signifiants que Freud nous aide à porter. Freud n'a jamais dit « l'identité », il dit « les identifications », c'est déjà génial. « LES identifications » en plus. Rien que ça... Et donc on est toujours... On sait pas. On est toujours en-deçà. J'aime beaucoup Freud et en même temps je dis souvent avec angoisse sa propre limite. Quand Freud lui-même est en difficulté, s'angoisse, il dit : bon ben voilà, j'étais allemand, je deviens juif. C'est terrible de dire ça. Vous imaginez le désarroi pour raconter ça... Et il y a pas plus bel Allemand que Freud. C'est ça la vérité.

DD : Si on veut avoir un aperçu du travail d'interprétation du rêve chez Freud, il faut lire le chapitre « Comment lire un rêve ».  Avec l'exemple du rêve qu'une patiente rapporte à Freud, le rêve des trois lions, que j'avais oublié ou peut-être jamais vraiment lu finalement. Vous montrez comment Freud travaillait autour des mots du rêve, de ces fameux trois lions, il y a un humour extraordinaire et vous dites qu'il faut beaucoup d'audace aujourd'hui pour se hisser au niveau freudien de l'interprétation...  Bon, on pourrait parler de l'important chapitre consacré au fantasme, « Le fantasme est-il un gros mot ? ». Vous détaillez la structure freudienne du fantasme « un enfant est battu » et vous amenez l'exemple de votre plus jeune patiente en CMPP qui a trois ans.

JJT : Enfin, la plus petite que j'ai suivie parce que les plus petites c'est pas moi qui les suis. J'arrive pas... Elles sont trop petites pour moi. (rires de la salle) J'ai pas l'usage des tous petits petits. Comme elle avait, celle-là, trois ans et demi, ça va, c'était une séance normale pour moi. C'était ma plus jeune, pas la plus jeune du CMPP.

DD : Bon, et puis maintenant... Du lieu où nous sommes, on ne peut pas ne pas parler de psychiatrie et psychanalyse. De la psychiatrie, des psychoses, du succès inouï de la notion de bipolarité... Vous ne concevez pas une psychanalyse qui ne serait plus adossée à la psychiatrie et réciproquement. Votre essai revendique d'être marqué par l'enseignement d'une autre rencontre, celle de Marcel Czermak et de l'hôpital Sainte-Anne, d'où s'est déduit votre intérêt pour l'apport des aliénistes français et allemands et votre implication dans l'école psychanalytique de Sainte-Anne qui va se poursuivre aux prochaines journées d'études d'octobre dont vous avez initié le thème « Bipolaire, vous avez dit bipolaire ? L'oubli moderne de la Psychose Maniaco-dépressive ». Là aussi vous amenez des questions importantes, sans épargner la responsabilité des analystes y compris lacaniens,  on ne peut tout ramener au prisme forcé de la forclusion... Ce serait à développer. Il y a certes les invariants structuraux, mais il y a l'inventivité, la créativité des patients qui se débrouillent – y compris du coté des patients qui seraient du côté de la psychose maniaco-dépressive - pour rester noués aux questions de la vie, de l'amour, de la collectivité. Et des passages aujourd'hui peut- être plus déconcertants, peut-être facilités entre des phases différentes des grandes folies décrites par les anciens  (mélancolie, manie, paraphrénies, paranoïa sensitive...) Vous pensez que la psychanalyse a les moyens de penser les rencontres littérales d'une vie pour que nous soyons capables de rouvrir les grandes catégorisations, nos grandes unifications.

JJT : Là je peux dire un mot un peu plus long si vous voulez. Dans ma vie la psychiatrie est essentielle. Parce que quand je suis tombé... J'ai eu beaucoup de chance. Je suis tombé, comme Obélix à l'époque, dans la soupe de M. Czermak à Ste-Anne. A l'époque, Ste-Anne, y avait quand même des pavillons prestigieux. C'était incroyable. Il y a trente ans, Ste-Anne, c'était quand même un lieu de psychiatrie et de psychanalyse. Je suis arrivé chez lui très très jeune et M. Czermak nous disait aux jeunes : « Faites pas les malins, essayez déjà d’être médecins, après on verra ! » Parce que tout le monde, évidemment, à 14h avait sa séance et filait chez son psychanalyste. Bon, c'était normal. Mais Marcel avait ce message, qui est simple, qui m'a beaucoup hanté : « essayez déjà de vous demander ce qu'est le réel de la psychiatrie, et après on verra ». Voyez ? Ça met du temps de comprendre un peu le réel de la psychiatrie. Là j'avais apporté J. E. Esquirol qui écrit sur la mélancolie... Vous savez, savoir ce qu'est un patient mélancolique, un patient maniaque, une hallucination... Il faut des années de proximité et d'expérience ! Ceux qui sont à l’hôpital le savent, et partager avec... les infirmiers, les personnels de santé... Ça pour moi c'était fondateur, l'angoisse du fait clinique. La peur. Bien sûr il y a la peur, il y a les morts, il y a les problèmes... Donc l'accompagnement dans ce qui s'est séparé de la neurologie, ce qu'on appelait encore la psychiatrie, dans sa noblesse. Et qui est quand même la situation en l'homme des folies, des passions, tout ce que vous connaissez, les dépressivités. C'est essentiel. Ça reste ma vie, ce qui fait que curieusement j'ai toujours gardé un pied dans l’hôpital psychiatrique. J'aime... Je vais pas dire : j'aime l’hôpital psychiatrique, ça fait un peu maso, mais... C'est plutôt l'inverse. Je ne peux pas me passer de ce qui me vient du réel de la psychiatrie. Bon. Ça c'est la première chose. Ce qui fait que plus tard, disons, je l'ai toujours dit mais je suis pas le seul, je ne voyais même pas ce que serait une psychanalyse ou la psychanalyse comme discours si elle se séparait un jour complètement... Comme certains disent qu'ils s'en foutent ! C'est arrivé dans le milieu analytique hein ! « Ben on s'en fout de la médecine, quel est le problème ? » A mon goût, une psychanalyse détachée empiriquement de la psychiatrie, alors qu'elle est fille de celle-ci, je vois même pas ce que ça veut dire. Ou si, ça serait une idéologie... Très bien. Mais... Pour moi ça n'a strictement aucun sens. Donc j'ai toujours essayé avec modestie, dans les milieux où on était avec les aînés qu'on avait... Dans notre groupe à Ste-Anne, les aînés qu'on avait étaient beaucoup psychiatres- psychanalystes aussi bien dans le champ de l'enfant que de l'adulte. La plupart des collègues vont à des présentations de malades encore, ils vont dans les services d'enfants. On essaye de les entraîner dans le quotidien de la clinique et de sa pratique quoi. Avant que de faire des grands cours sur la psychanalyse ! Ce qu'on appelait aussi ailleurs les Sections Cliniques. Les sections cliniques de psychanalyse qui marchent très bien c'est-à-dire, à partir de l’hôpital, essayer de décliner un peu ce qu'il en est de Freud et de Lacan. Mais à partir de l’hôpital, pas en l'air. Alors ça me paraît... Je le dis très tranquillement parce qu'aujourd'hui, on sent le risque d’être entraîné, ce que je disais tout à l'heure, dans ce dualisme mortel des Uns, vers une psychiatrie qui, elle, s'émancipe petit à petit de la psychopathologie.

DD : Qui retourne à la neurologie.

JJT : A Ste-Anne, je ne vais pas critiquer, mais c'est manifeste. Y a des services entiers où on ne fait même plus d'entretiens avec les patients, c'est de la pharmaco pure. Mais alors, bon, le risque c'est que si nous on colle à cette dénonciation, si on est juste dans la dénonciation de ça et ben, on va être... C'est le divorce, c'est tout. On va être dos à dos. Si c'est comme ça, on sera nous-mêmes avec un point que Freud raconte dans son texte sur la mélancolie qui est très beau. Freud dit que quand la  relation... Quand on quitte une relation d'objet, quand y a un deuil de la relation d'objet, c'est traité par l'inconscient comme le prélèvement d'un trait qui s'incorpore. C'est- à-dire on va choisir... Il prend l'exemple du deuil pour interroger la mélancolie dans ce superbe texte qui parle beaucoup de la pulsion de mort. Et alors ce qui est drôle c'est qu'on est en train, nous les psychanalystes... C'est comme si on faisait notre deuil de la psychiatrie, on incorpore un des traits de la psychiatrie moderne c'est qu'il y a plus de clinique. C'est tout simple. On est en train d'incorporer par mimétisme ce trait qu'on dénonce. C'est un processus mortifère que raconte Freud très bien. C'est pour ça moi je suis absolument... C'est un message simple que j'ai auprès des stagiaires que je reçois en nombre dans mon unité-là, je veux qu'ils soient dans les lieux du soin. Sans même dire psychiatrie ! Parce que Lacan considérait que son message valait pour la médecine en général. Dans les lieux du soin ! Après, à l'intérieur de ce cercle, qu'il y ait des disputes, des confrontations, c'est normal. Mais on est au milieu de l'objet de la clinique. C'est ça qui nous réunit. Si nous ne le sommes plus, nous sommes symétriquement morts. Ça je le raconte très vite à la fin. Pour moi ça a été dans mon trajet essentiel. Je ne sais même pas trop ce qu'elle deviendrait. Je crois que... Une psychanalyse qui serait sans le retour de tous les faits cliniques de la santé n'aurait pas de sens. Les gens diraient : C'est quoi ? C'est un mode de pensée ? Une philosophie ? Donc ça me paraît très grave. Donc ça c'est sur l'aspect, que tu demandais Dominique, qui est le lien de dispute qu'il nous faut garder à l'égard des disciplines qui nous entourent et qui, d'un certain point de vue, sont même les grandes branches sur lesquelles nous nous tenons. C'est pas la psychanalyse qui est notre poutre maîtresse, ce sont les autres. C'est la médecine et ses progrès, ce qu'on appelle la médecine scientifique aujourd'hui, c'est la psychiatrie avec tous ses trucs tordus mais c'est pas grave, c'est habituel. Et puis alors, le second point que je voulais évoquer c'est, comment vous voulez, si nous ne sommes pas dans ces endroits d'observation du fait lui-même, si nous ne pouvons pas discutez quand nous accueillons les modifications de la clinique, c'est pas possible, à partir de quoi nous allons les lire ? Or, il est vrai... Après, on ne peut pas convaincre... Il est vrai que Freud nous interrogeait... Vous êtes obligés de vous interroger sur les grands paradigmes des nominations. Freud vivait à une époque où il y avait... Freud il nomme de son point de vue tout ce qui était de l'ordre des névroses de transfert. Ben à ce moment-là Freud c'est lui qui nomme. Il va pas dire hystérie parce que tel Allemand l'a dit. C'est lui qui nomme les troubles issus des névroses de transfert. Là, d'accord. Mais dés que Freud est dans le champ des psychoses, vous remarquez qu'il garde les nominations accordées par l'aliénisme. Il dit pas à Abraham ou à tel autre : « il faut que tu changes le mot mélancolie par un autre nom ». Il garde, il est respectueux du socle et puis, simplement, Freud dit : « bon, d'accord vous me racontez très très bien la phénoménologie, mais pour ce qui est des causes, où ça va se chercher ? » Pour Freud, toute cause est sexuelle donc il faut qu'il la retrouve à la source de toute maladie... Bon, très bien. Mais, ce qui est intéressant c'est que la nomination elle-même Freud l'accompagne simplement. Freud accompagne des grandes nominations médicales de son époque. Il va pas les contester surtout dans des champs apparemment hors transfert direct en quelques sortes. Donc voilà, moi je suis très simple sur cette question. Il nous arrive aujourd'hui toute une série de cliniques différentielles que les collègues connaissent qu'ils nomment... Alors justement, le problème c'est que souvent ils sont en panne de nomination. Ils savent plus si c'est des « pré-psychoses », des « psychoses blanches », c'est pas des psychoses caractérisées, c'est pas des « TED » alors c'est quoi ? On ne veut pas dire « borderline » parce qu'on en a marre des trucs nosographiques américains... Donc il y a là des faits d'observation que les praticiens reconnaissent, ils savent pas sur quelle nomination forte la décliner, mais néanmoins il faudra bien en quelques sortes qu'ils travaillent en collaboration avec la psychiatrie pour que tous ces faits cliniques puissent faire bouquet en quelques sortes. Comme ça s'est toujours fait dans la casuistique. Parce que la casuistique se regroupe : telle nosographie, telle nosologie etc. La seule chose où on est critiqué à tort, où on a fait un effort dans la logique casuistique c'est dans la séparation entre psychose infantile et autisme par exemple. En dehors des polémiques, les collègues qui s'en occupent ont fait un gros travail de différenciation du spectre autistique, du spectre de la psychose infantile, ils ont essayé de penser... Voyez, ça c'est un travail pour la médecine quasiment, pas que pour la psychiatrie, pour la pédiatrie... Une fois que ça nous sera reconnu, on reconnaîtra que les psychanalystes ont aidé à des différenciations de la clinique. Il est vrai... J'enfonce des portes ouvertes. Je ne suis pas certain qu'il vous suffise de dire que la bipolarité soit une invention pharmacologique américaine. Entre nous par rigolade on peut le dire. On peut dire c'est encore une connerie des américains : ils veulent vendre de la pharmacie, ils inventent le bipolaire ! D'un point de vue sociologique c'est vrai. Puisqu'ils vendent à une échelle de masse toute une série de pilules à la gomme même chez l'enfant. Mais, la question de fond pour moi n'est pas celle-là. Celle-là elle est facile à régler. C'est de savoir, est-ce que vous estimez que les patients que vous recevez aujourd'hui avec toutes ces dysphories sont exactement homogènes à ce que nos anciens appelaient psychose, folie maniaco-dépressive ? Est-ce que vous êtes sûrs que c'est exactement toujours dans ces rangs-là que se range la clinique que vous recevez ? Ou bien est-ce que vous considérez que les frontières bizarres de toutes ces choses ont un peu commencé à muter et, en particulier, ce que remarquent les psychiatres à l’hôpital, entre les grandes dépressivités et les délires il y a en quelques sortes des mouvements, qui étaient connus des dysthymies, mais qui ont tendance à prendre une ampleur qui est considérable et qui les désorientent. Voilà. Voyez. Est-ce que tout a été décrit et il suffit d'ouvrir le bon ouvrage des aliénistes ou bien on va se dire peut-être que le mode de vie américain, son rapport à la relation d'objet, les excitants permanents, tout ce que l'Amérique produit a ouvert cette catégorie chez eux. Ils y répondent, comme d'habitude, avec toute la brutalité qu'on connaît aux États-Unis, mais c'est un autre problème. On a peut-être intérêt à faire attention au déplacement des signifiants comme ça. Et se demander si à coté de la manie, de la mélancolie, de la PMD, vous avez pas effectivement toute une zone de dysphories excitatoires ou de dépressivités modernes qui méritent d’être catégoriées. Voilà. Moi je suis... Un clinicien c'est simple : ou je reconnais le fait clinique dans l'ordre du connu ou je me dis ça ne m'est pas si connu. Pareil pour l'agitation du tout petit. Moi je ne savais pas qu'on excluait des enfants de maternelle. Je l'ai découvert dans mon unité. C'est pas décrit par les classiques. Le petit en maternelle qui est exclu parce qu'on ne peut pas le tenir, il s'agit de quoi ? Vous allez me dire : si, c'est l'enfant agité comme il y avait avant-guerre ! Mais non ! Enfin bien sûr, ça peut l’être ! Mais le fait que ça soit à une échelle qui prenne de l'ampleur et qui désoriente les éducateurs, les parents, les cliniciens qui les reçoivent, oblige. Alors on va pas appeler ça comme... Hyperkinétique, ceci cela, très bien. Mais comment vous l'appelez ? Bon, vous allez dire, il est agité, mais c'est faible comme mot épistémologique. Il faudra bien trouver une catégorie plus forte. Donc... Enfin bref. Pareil pour les phobies scolaires ! Vous appelez « phobies scolaires » des phobies sociales terriblement extensives ! Au Japon ils ont trouvé un mot nouveau en psychiatrie japonaise pour décrire ce problème qui est à une échelle de masse. Donc la psychiatrie, dans sa nomination publique, n'est pas exactement ce que Freud avait à voir à Vienne à l'époque. Donc je crois qu'il faut se mettre dans la même position que lui. Dans les questions qui touchent à la clinique du transfert et de la cure classique, on a la force d'avoir nos mots, notre stock signifiants, dans toutes les autres pathologies il faut bien que nous nous trouvions appuyés aux praticiens de santé pour inventer avec eux comment nommer les choses.

JMF : Nous avons tous, vous en parlez dans votre bouquin, notre chewing-gum que l'on mâche et re-mâche!

JJT : Oui je parle beaucoup des chewing-gums qu'on a tous, qui sont tel ou tel signifiant de Lacan qu'on adopte et qu'on met un peu à toutes les sauces quand on sait pas trop. Mais bon, on le fait tous, c'est une critique que je me fais à moi-même. Quand on sait pas, quand y a un trou devant nous, au lieu de dire « là c'est troué, je sais plus », on colle le connu. Si c'est pas l’œdipe c'est le phallus... On a tous des tics lacaniens. Mais ça a le même désagrément. C'est ubiquitaire, ça vaut pour tout. On va dire, mais c'est pas faux parce que l’œdipe c'est pas que ça existe pas. Il y a bien une période de normativation de l'enfant par rapport à son émancipation... Mais on ne va pas expliquer toute la vie de la psychopathologie à partir de cet orifice unique. C'est pas possible ça. Ou alors le problème c'est qu'on restera seuls. On ne sera pas tellement nombreux. On ne sera pas accueillis par les acteurs de santé qui trouveront un peu court le champ de la connaissance.

                                                        Deuxième partie.

Vous voulez que je vous dise un mot sur la pulsion de mort ? Un mot hein... Parce que c'était votre thème de l'année. Non sur le reste je ne vais pas commenter. Ce bouquin si vous voulez c'est une commande qui est venue dans un moment de désarroi parce que j'étais... Ma génération, on était mal préparés à ce qui se dit sur Freud. Moi je suis d'une génération où la psychanalyse était reconnue par mes proches, par mes enfants, par mes amis. On était plutôt considérés comme des gens sérieux, des gens avec des postes importants dans les institutions. Voilà que tout d'un coup, arrivé à pas loin de soixante ans, y a des trucs qui arrivent sur Freud... J'ai eu un moment comme ça à me dire : ou c'est moi qui suis dans un souterrain hors du monde depuis longtemps et je m'en aperçois plus, ou bien il se passe quelque chose dans le monde qui mérite...

Alors voilà, c'est une façon d'essayer d'identifier des zones créatrices de Thanatos : la question du judaïsme que vous rapportez, la question de la science... Alors là, Onfray aurait pu être plus subtil parce que Freud a une conception de la science justement. Freud, il est pas très dogmatique hein ! Vous prenez Freud, tous ses textes sont très approximatifs, à la fin il dit que, ce qu'il a dit voilà où il en est, c'est susceptible de beaucoup de critiques... C'est pas des cathédrales hein ! Le texte sur la pulsion que chacun reprend sans arrêt, c'est un texte ouvert à tous vents, très approximatif. On n'a pas trouvé beaucoup de compléments depuis pour dire mieux. C'est comme ça. Tous les textes de Freud sont comme ça, très ouverts scientifiquement, très dans l'accueil à préparer ce qui va suivre. Ce qui fait que Lacan n'a pas eu beaucoup de mal à repartir des butées freudiennes pour avancer un tout petit peu. Et puis, donc bon, j'ai pas été beaucoup interrogé là-dessus, une question que j'ai connu moi quand j'étais plus jeune : la question du marxisme. Les milieux marxistes français qui sont maintenant au pouvoir ont toujours été la plupart anti-Freud. Ça ça serait intéressant que ça puisse être raconté. Y a eu un temps, une bizarrerie en quelques sortes, sur la question de cette émancipation psychique et je crois que ça crée sociétalement difficulté. Parce que nos gouvern... A mon avis c'est ça qui explique la virulence, en partie, de certains, qu'on comprend pas bien. Les politiques dans le champ de l'autisme, enfin... Ça n'a pas de sens. C'est comme les marxistes, c'est-à-dire y a quelque chose... La psychanalyse, science petite-bourgeoise. Bon. Y a un truc qui reste, comme ça, inconsciemment, comme ces acteurs-là sont maintenant en position de, ça passe dans l'inconscient. Enfin bon. Voilà.

Non, sur la pulsion de mort, juste quelques fils juste comme ça pour participer avec vous de votre année de travail. Ça fait même deux ans, vous me disiez. Moi je dirais qu'il y a une bizarrerie qui est difficile à comprendre c'est que, à peine Freud est-il mort, comme vous le savez, la plupart des freudiens ont considéré que la pulsion de mort était pas très digeste en revenant à une conception de l'identification et de l'Ego assez simpliste. C'est une curiosité parce que la pulsion de mort, je dois dire, c'est même pas la peine de la démontrer. C'est-à- dire, on pourrait dire qu'à l'époque de Freud, la pulsion de mort, elle fait monstration. C'est tout simple. C'est presque homogène à la vie de Freud. Freud est le produit de la pulsion de mort. Il vit à une époque où il est le mieux placé pour voir comment germe, s'avance et se collectivise, en foule, la pulsion de mort. C'est intéressant que... Mais ce qui est intéressant chez Freud c'est qu'il va pas en parler sur ce mode qu'il aurait pu raconter, simplement décrire, ce qu'était Vienne... Freud détestait Vienne hein ! Fallait voir ce qu'était Vienne du temps de Freud ! Mais, il raconte pas tellement ça. Il fait pas des petites cartes postales pour expliquer... Il va se donner du mal pour la situer cliniquement. Ça c'est Freud. Il dit : « oui, je pourrais vous dire qu'elle est là la pulsion de mort, devant moi. » Mais c'est pas sa position. Donc il est totalement innervé par ça, mais il va mettre un temps technique assez long pour la mettre dans sa grande psychopathologie, ce qui fait que les textes, comme vous le savez, où apparaît nominalement la pulsion de mort sont relativement... Il faut attendre un peu. Hein. C'est surtout circonstancié à partir d'Au-delà du principe de plaisir. Dans Deuil et Mélancolie, que je vous engage à relire de très près, il y a des éléments cliniques incroyables hein ! Très très beaux. Et puis des textes qu'on pourrait relire au lieu de lire le journal Le Monde en ce moment : Considérations actuelles sur la guerre et la mort. Fabuleux ! Fabuleux je veux dire... Freud est là... Nous-mêmes on se dit : « mais c'est la barbarie... » Bon, très bien. Freud il dit pas ça sur un mode plaintif hein. Il dit ça... Freud alors... ça c'est pareil, Dominique, vous parliez du prix qu'on paye à la question du monolithisme du Père. Effectivement, il y a chez Freud l'histoire de l'homme primitif, l'archéologie de l'homme, c'est un des grands mythes freudiens, «  à l'époque glaciaire » ! « L'homme primitif que nulle instance morale n’empêchait de mettre autrui à mort. Il pratiquait le meurtre volontiers comme allant de soi » (extrait de « Considérations actuelles sur la guerre et la mort »). Et donc pour Freud, c'est intéressant, le diagnostic est simple : l'histoire de l'homme est remplie par le meurtre. C'est-à-dire il ne prend pas le meurtre comme l'exception, le truc qu'on voit à la télé tout d'un coup et on se dit : « Zut ! Ça c'est quand même trop ! ». Non, il renverse. Ce qui est naturel, c'est le meurtre. Il dit, ce qu'on appelle l'histoire des pays, l'histoire de France, n'est que la longue litanie des meurtres... organisés. Et là alors, c'est là peut-être que c'est compliqué pour nous intellectuellement, mais pour Freud c'était indispensable, il va toujours relier ce meurtre originaire à la question que vous connaissez de la horde, du Père justement... A nouveau ! Il dit : « Oui, ben c'est justement ce que je vous ai toujours dit ». C'est l'histoire préalable, en quelques sortes, du Père originel dont l'image, l'amnésie, est ensuite transfigurée en divinité d'où l'histoire des religions. Alors Freud il reste là-dessus, c'est son axiome. Quel que soit le moment où le texte, même si ça vient comme un cheveu sur la soupe parce que... Je vous signale que je parlais de L'interprétation des rêves... Mais dans ce long texte sur le rêve, qui est très technique, comment Freud fait intervenir l’œdipe, ça vient comme un cheveu dans la soupe ! C'est un pur forçage. C'est-à-dire que tout d'un coup, au milieu de rien, Freud nous dit : « Oui, mais tout ça, vous le relisez à partir d’œdipe ! » M. Onfray pourrait facilement vous dire que là, la technique freudienne devient un peu relative. On a du mal à suivre pourquoi... Mais c'est comme ça. Donc cette question-là de la horde primitive, du sacrifice premier, ce mythos, Freud en a besoin. Alors l'idée de Freud dans ces « Considérations actuelles... » que vous avez relu, qui est un texte incroyable, l'idée de Freud c'est qu'au fond, l'homme actuel, il est pas différent. C'est un vernis créé par la civilisation, c'est-à-dire que l'état renforce en quelques sortes les obligations pulsionnelles qui crée un vernis civilisateur... Il suffit comme ça d'un combat entre deux pays pour que tout ça saute. Alors quand on lit ça on est un peu... Il lit ça sur un mode... Ben y a rien à déplorer. Si vous pleurez c'est parce que vous pensiez que l'homme avait fait des progrès, alors que l'homme était spontanément... Freud n'est pas un rousseauiste. Il dit, l'homme est resté en son fond exactement comme il a été créé avec ce « goût » quasiment, Freud utilise quand même « le plaisir au meurtre » hein ! « Une lignée infiniment longue de meurtriers » ! Faut voir comment Freud parle hein ! « plaisir du meurtre (…) comme peut-être nous-mêmes encore » La jouissance du meurtre. Donc ça c'est le... comment dire... C'est l'entrée... Est-ce que ça nous étonne ? Ben oui, quand même. C'est pas facile là. Quand... Voyez quand on regarde l'actualité là, quand les États-Unis viennent s'entourer de pays européens contre « l'axe du mal », justement « les barbares »... Voyez, on a l'impression qu'il y a eu un progrès dans la civilisation mais qui doit lutter contre quelque chose qui serait une résurgence du primitif. Mais, Freud ne dit pas exactement ça. Il dit : le problème c'est que, en chacun, il faut pas gratter beaucoup pour que se collectivise très vite cette frénésie meurtrière. Et il est vrai que pour l'instant, malgré les travaux extraordinaires d'H. Arendt et d'autres, comment... Qui peut comprendre que le peuple le plus éclairé du monde, les Allemands de l'époque... Voilà. C'est inexplicable ça. En dehors de la psychanalyse, ça n'a pas de sens. La culture n'a protégé de rien. De rien. Donc ni la sublimation ni les arts ni la philo... Rien. Il a suffi... En plus en combien de temps ? En quelques années. Freud, au lieu de s'en étonner, dit : « vous avez tort de vous en étonner. C'est votre étonnement qui est mortifère. Parce que ça ne vous prépare pas à recevoir ce que la mort appelle, ce que la guerre et ce que la mort... » Vous voyez c'est... Moi je (inaudible) presque à le commenter dans un lycée ça. C'est pas évident ça. Là on en parle entre nous, entre collègues irrigués par la psychanalyse. Je suis pas certain que si j'avais à... si j'étais invité par un lycée pour des jeunes... C'est pas facile. C'est pas facile, mais c'est Freud ça. C'est Freud et d'ailleurs un Freud qui est lisible, même par les jeunes hein ! Moi quand j'étais jeune, comme vous, au lycée – c'est encore au programme au lycée Freud – on lisait des textes de Freud incroyables, d'un niveau comme ça, d'un niveau et d'une hardiesse comme ça. Freud n'hésitait pas à donner, même à la jeunesse, les questions les plus difficiles. Où est passée la destruction, où est passée la mort, où est passée l'aliénation fondamentale de l'homme à la destruction ? Alors je dois dire, pourquoi il avait ce pouvoir-là ? Ben parce que, il était dedans. C'était une monstration, il n'avait pas besoin de la démontrer. C'était là, devant lui. Au point-même que physiquement, ça l'a mis... Bon, elle a raison Roudinesco. Faut quand même pas dire que Freud a fait exprès de laisser ses sœurs dans les camps de la mort ! Mais le problème est pas là. C'est qu'il est parti tard. C'est-à-dire Freud, le plus grand clinicien du monde, aurait pu, aurait dû disons, comme tout père de famille, emmener un peu plus tôt sa petite famille à l'abri. Vous voyez le problème ! La destructivité, la mort, le réel... Et même Freud, si l'autre l'avait pas... Comment elle s'appelle ? Marie Bonaparte... exfiltré... Pour les sœurs c'était trop tard. Même le plus grand clinicien de l'affaire, la pulsion de mort, il est devant la pulsion de mort comme le poisson devant la pomme, c'est-à-dire « quid ? » C'est intéressant, moi j'aime beaucoup. Il ne peut pas dire mieux, mais l'homme-Freud lui-même, il est comme nous, il est divisé voire... voire terrassé. Ben oui. C'est très important de contextualiser la force, et dans le même temps la force ça crée une faiblesse, c'est- à-dire l'obligation, il se fait une promesse lui-même d'aller plus loin, dans le dire, dans le dire peut- être pas pour soi-même, mais pour les autres. Donc ça c'est la première chose.

Il y a quelque chose qui est très intéressant qu'il relie à la question du fantasme c'est que le dérivatif naturel de cette destructivité fondamentale, vous le savez, pour Freud, c'est l'érotique. C'est pour ça que, à mon sens, effectivement, on avait fait un séminaire là qui a été publié sur le fantasme [3]. Le fantasme reste pour la psychanalyse le cœur normal de son activité. C'est-à-dire la façon dont le petit humain érotise son monde. L'érotisation de l'Autre, du monde... L'identification d'un coté, le fantasme de l'autre, l'érotisation, pour Freud, cette agression qui vise à l'union intime, l'érotisme, c'est la seule dérivation de ces pulsions de destruction. Ça reste pour lui une « agression intime » hein ! C'est intéressant comme il en parle. Ça vous trouverez ça dans « l'Abrégé de psychanalyse ».

Deuxième grand thème que vous avez dû travailler dans la clinique : Freud repère la question de la mort dans les phénomènes dits de répétition. C'est un des grands thèmes freudiens, qui se répète de manière muette la plupart du temps. C'est-à-dire ce qui n'arrive pas à être représenté, symbolisé, dit, raconté, mais qui se répète néanmoins. L'automatisme de répétition qui vise toujours vers le retour au néant. L'exemple que Freud donne et qui est très juste, encore qu'on n'a pas énormément fait de travaux très ambitieux sur le traumatisme depuis... Freud, alors vous voyez, Freud clinicien dit : « Je suis embêté, j'ai qu'un seul mot pour dire les traumatismes. » Nous-mêmes en français on n'en a pas tellement hein ! Freud dit, même « l'effroi »... L'effroi en allemand, « Schreck »... Il dit : « quand même, la Grande Guerre c'est pas le même traumatisme que celui de la séduction infantile ! Faut quand même pas rêver ! » Il dit : « qu'est-ce que je vais trouver comme mot ? C'est pas l'angoisse, c'est pas la peur. Il dit c'est l'effroi, l'effroyable, Schreck. » Bon. Il dit : « ça vous pouvez appeler ça traumatisme, mais Traumatisme élevé avec une majuscule », parce que ça va avoir des effets de génération en génération, c'est une malédiction ces traumatismes-là. Ça c'est le Freud clinicien. Il dit : « j'ai dit que le traumatisme était sexuel, c'est pas faux, mais une boucherie avec dix millions de morts... Je vais pas dire le même mot ! Néanmoins j'en n'ai pas d'autre. » Alors il essaye dans la langue allemande... « Schreck ». Alors « Schreck », ça fait bébête maintenant parce qu'il y a eu le film pour enfants (rires de la salle), mais... Dans le début d'Antigone, quand vous relisez des traductions récentes d'Antigone, vous avez trois fois le mot « effrayant » répété. On voit que l'effrayant, l'effroi, c'est pas la peur. C'est un niveau qui est autre. Quand quelqu'un est au bord de l'effrayant, c'est pas simplement qu'il est angoissé ni qu'il a peur. Alors Freud raconte ça très bien, la question du traumatisme. Est-ce que... Alors pareil, moi voyez... Je m'excuse, parfois je veux simplifier, mais... Lacan va parler du traumatisme, c'est pas dans « les quatre concepts » ?, mais y a un des séminaires, je les oublie... Mais, pour finir, après trois chapitres, vous vous apercevez que c'est pas un complément très stupéfiant à ce que raconte Freud. Lacan dit : « quand même, c'est embêtant qu'on ne puisse pas solder (inaudible) ». Il dit : « c'est un problème, parce que les cliniciens, au fond, en cent ans, ils ont... On reçoit un traumatisé, on baisse les bras, quel est le problème ? » Lui, il raconte tout ça, ce qu'a raconté Freud et derrière vous avez pas beaucoup plus sauf, sauf je dis bien, à considérer que la façon dont il va mettre tardivement le réel en tiers là, dans le nouage borroméen, comme on dit... (Éventuellement. Éventuellement, mais il faudrait le raconter) ...offre éventuellement un travail différentiel de ce qu'on pourrait appeler le traumatisme. Pour l'instant je n'en sais rien sauf que, par chance, au CMPP où je travaille, on reçoit, mais je pense que certains ici font pareil, on reçoit beaucoup de jeunes qui viennent de France Terre d'Asile. Vous savez ? Les demandeurs... Ceux qui viennent de tous les génocides du monde là, ils viennent demander asile à la France. Il y a des lieux où on les reçoit socialement. Et moi ce qui m'a toujours étonné c'est que je trouve que, autant les parents ça ne se soldait pas la plupart du temps, autant le petit bout de chou de trois-quatre ans, un an plus tard il a quand même retrouvé le sourire celui-là. Donc lui, mieux que Freud et Lacan, il sait quand même intuitivement éventuellement comment ne pas être dans la répétition. Mais comment il fait ? Donc, on sait bien que là il y a des zones cliniques qui sont nécessitantes et des zones cliniques, qui sont connues pourtant, mais qu'on a très peu élaborées, qui est la transmission inconsciente mnésique générationnelle. Bon, évidemment, dans les familles juives c'est une banalité. On sait très bien les formes de sensitivité ou de dépressivité qui se créent de ce que raconte la grand-mère... Donc pour un enfant juif, en quelques sortes, tout ça, il le porte cliniquement en lui-même. C'est presque une évidence. Mais ça mériterait d’être un peu étoffé par des cliniciens. Qu'est-ce... Alors c'est de l'affect, ce sont des legs, c'est la littéralité, ce qui est raconté, c'est des trous dans la mémoire, c'est des artefacts de la mémoire ? Parce que ce qu'on vous raconte, souvent, est différent d'une semaine l'autre. Qu'est-ce qui fait traumatisme ? Enfin bref, y a des travaux formidables qui seraient sûrement à poursuivre. Bon en tout cas, automatisme de répétition, tout cela est déplié excellemment dans Au-delà du principe de plaisir avec cette interrogation que les cliniciens du tout petit racontent maintenant assez bien sur les traces mnésiques des premières expériences. Donc on a fait des progrès. Les cliniciens des petits petits... C'est vrai. Comment ça se passe ? Comment ça fait trou ces traces des premières expériences ? En particulier pour ce que Freud appelait le « fremde Objekt » c'est-à-dire, on pourrait traduire par « l'autre étranger ». Alors Freud faisait attention à ce qu'il appelle le « Nebenmensch », c'est-à-dire le « premier secourable », d'accord, mais y avait aussi la rencontre avec l'étranger, « le premier étranger » qui, lui, était vécu plutôt sur le terrain de l'hostilité. Et, dit Freud, alors voilà, ça c'est le clinicien génial, il dit que ces traces-là de rencontre avec l'hostilité ne sont pas solubles dans le refoulement secondaire, enfin dans le refoulement proprement dit. Alors là, problème clinique... C'est-à-dire que ça ne fait pas au sens propre névrose, si on veut schématiser. C'est-à-dire que ça ne fera pas névrose de transfert. Qu'est-ce que je fais avec des traces qui ne sont pas solubles dans la névrose de transfert ? On ne sait pas. C'est sûrement ce que Lacan appelait le réel, une forme de réel, ces lettres peu solubles dans la dialectique ordinaire. Et Freud le raconte très bien ça. Parce que Freud appelait refoulement secondaire le refoulement proprement dit parce que la forclusion des lettres premières, on n'a pas l'accès. On peut appeler ça refoulement, mais c'est quasiment forclusif chez Freud. Donc ça c'est un point de clinique qui est très important. Quelle est la part dialectisable du traumatisme ? On dirait ça à l'inverse aujourd'hui, voyez. On peut pas tellement dire on pourra rien... Sinon pas la peine de mettre des psychanalystes dans les unités pour traumatisés si on considère qu'il y a rien à faire ! Mais je dirais à l'inverse : s'il y avait une part... Si elle n'était pas toute indialectisable, quelle serait la part que vous mettez au service du travail ? Par quel biais ? C'est plus intéressant dans l'autre sens, vous voyez ? Parce qu'il semble néanmoins, l'expérience montre qu'il y a une part de travail. Puisque les enfants la font tous seuls ! Alors moi j'en suis là, à renverser un peu le paradigme.

Si vous voulez rester plus lacanien il y a ce glissement toujours... Glissement qui est pas si simple à expliquer mais qui est important, le glissement qu'il fait toujours de la libido vers le signifiant. Il dit : « c'est pas tant une affaire de libido, c'est une affaire signifiante ». Donc il faut aussi que vous envisagiez que la pulsion de mort, quand elle emprunte le chemin de la répétition, emprunte également en quelques sortes le chemin des demandes pour Lacan. Et donc va fixer inlassablement la répétition de certains signifiants. Voyez ce que je veux dire. C'est pas simplement affectif, mais inlassablement certains signifiants privilégiés vont être sollicités. Et ça pour Lacan c'est important. Par la répétition se creuse le signifiant dans l'Autre. Et... Pourquoi je dis ça ? Parce que on n'a pas d'autre recours, nous, dans la technicité du travail. Vous ne pouvez pas jouer sur l'affect directement ; quand un enfant est tristounet vous pouvez le faire rire, mais enfin bon... On ne fait pas les clowns en permanence non plus. Donc vous n'aurez que le repérage justement des trous, signifiants eux-mêmes qui vont s'accrocher à cet affect traumatique. Alors ça chez Lacan c'est intéressant. Par exemple c'est spectaculaire évidemment dans la conception de la psychose. Parce que pour Freud, même les grandes paranoïas sont refoulement de libido interdite, homosexuelle par exemple par un patient. Et Lacan fait un bond vertigineux en disant : « non, c'est d'abord forclusion d'un signifiant ». C'est un bond dont on mesure pas bien... Nous-mêmes on raconte ça comme si ça allait de soi, mais... Le déplacement que Lacan produit par rapport à Freud, les mécanismes sont immenses, l'accent mis sur le signifiant et non plus sur la libido... Ça ne veut pas dire qu'il condamne la libido ! Mais forclusion du Nom-du-Père, forclusion phallique associée, ce sont des forclusions signifiantes. D'où les célèbres aphorismes sur la psychose.

Alors, dans Au-delà du principe de plaisir, je vous l'ai dit tout à l'heure, y a un point qui me paraît crucial c'est là où Freud précise que tout progrès psychique, voire qui apparaît comme un progrès civilisateur, se paiera de quelques tendances régressives. Ça ça me paraît d'une portée capitale. C'est-à-dire que la psychanalyse n'est pas une idéologie du bonheur. Surtout que maintenant y a beaucoup de pratiques du bonheur hein ! Il suffit de lire les journaux de psychologie pour voir que le signifiant du bonheur semble à porter de main. Et la psychanalyse n'est pas une idéologie du bonheur parce que, même quand vous avez le sentiment de quelque progrès, ce qui fait progrès va, de manière souterraine, avoir son lot de tendances régressives ailleurs. Alors est-ce que c'est trop hegelien, trop... Je ne sais pas. Mais chez Freud c'est constant. Il n'y a pas de progrès comme ça vers une normativation civilisationnelle de la pulsion, ça n'existe pas. C'est important dans les... dans le climat un peu bébête comme on a aujourd'hui sur les coachings, les accompagnements, tout ce que vous connaissez.

Alors c'est peut-être pour ça, je voulais vous dire ça aussi, c'est peut-être pour ça que Lacan va être embêté avec le trop d'évidence des signifiants « vie » et « mort ». C'est-à-dire quand Lacan se saisit des mots de Freud, pulsions de vie/instincts de mort, il va se dire : au fond où je mets la vie ? Dans l'appareil psychique ? Comment je sais globalement où est le signifiant vie, où est le signifiant mort ? C'est-à-dire il va en quelques sortes... C'est comme si il avait Freud à coté, il va un peu le taquiner en lui disant : « Oui, mais Freud, d'accord, mais tu trouves pas que c'est trop évident quand tu dis vie et mort ? Au fond, comment tu sais ce qui est au service de la vie, dans les catégories que tu utilises, et ce qui est au service de la mort ? » Ce qui fait que, mais là ça serait plus une piste de travail, vous verrez si vous étudiez le séminaire qui est quand même un séminaire-charnière qui est un peu tardif, « R.S.I. », chez Lacan. Où Lacan d'ailleurs décale, dans ce séminaire, il décale la question du Nom-du-Père, le phallus. C'est le grand séminaire où cette position centrale freudienne phallique se trouve déplacée. Il reprend les termes vie et mort à propos de la distinction entre jouissance phallique et jouissance de l'Autre. Et curieusement Lacan va dire : moi je vais dire que la jouissance de la vie est du coté de la jouissance de l'Autre, c'est-à-dire ce que vous auriez attendu de manière inversée immédiatement. Parce que vous vous dites : donc, quoi, il veut dire que c'est le phallus la mort pour finir ? Alors que ça paraissait l'instance régulatrice et normativante. Vous voyez, ça c'est Lacan. Il est drôle pour ça Lacan. C'est-à-dire que là où on est sur d'avoir l'axiome... tranquille, il va pas le dire en positif, mais il va vous... Comme ça vous... Il va faire en sorte que vous perdiez un peu la boussole immédiatement et... C'est vrai qu'après tout il faut être simple. On peut se demander si le rappel continue des devoirs qu'on doit à la sexualité, au travail... Est-ce que ça ne porte pas très souvent sa part de mort également ? Non, c'est une question, sur la normativation. Comment la psychanalyse elle-même est porteuse de normes qui sont souvent accompagnatrices des normes sociales, comment elle interroge, comment elle reçoit les écarts que ses patients présentent par rapport à ces normes... Dans le fond, comment on sait ce qui est pour la vie, ce qui est pour la mort ? Donc ça je... ça vous trouverez ça, si vous êtes soigneux, c'est pas si facile à travailler mais... Dans le séminaire « R.S.I. » vous verrez qu'il y a un jeu logique de Lacan qui est pas mal aussi, qui vise à ce qu'on amplifie pas trop par l'évidence ce qui est pulsions de vie/pulsions de mort, qu'on équivoque. On ne sait pas toujours pour quelqu'un, singulièrement, ce qui va... Peut-être que quelqu'un est droit dans ses bottes, paraît... Et peut-être qu'au fond de lui, pour d'autres raisons, il se dirige droit vers le mur. On ne sait pas. Puis un autre qui paraît un peu de guingois, ben comme vous le savez, il se débrouille. C'est le grand séminaire sur Joyce. C'est quand même pas rien. Arriver même si on est un peu de guingois à produire une œuvre de cette audace ! Voyez donc c'est intéressant chez Lacan : les grands signifiants freudiens, si fortement axiomatisés, il en joue en quelques sortes. C'est un jeu logique et il nous perd un peu en route hein. Au bout d'un certain temps on se dit : mais quand même, il veut quand même pas dire que c'est le phallus la mort ? On se met à douter nous-mêmes, vous voyez. Et c'est ce doute qui est heuristique. Il le dit pas d'ailleurs. Il le dira jamais. Y a pas une phrase où il dit que la jouissance phallique est mortelle. Mais on ne sait plus trop quoi conclure. Ou peut-être le suspens lui-même est heuristique ? Il dit : J'ai beau avoir travaillé trente ans Freud, au bout d'un temps je sais pas exactement ce qu'est la pulsion de vie. J'ai un doute. Pourquoi pas ? Donc, en tout cas une écriture, souvent Lacan passe par des écritures, qui déplace la (inaudible) et la sacralisation de la question du monothéisme et du Père dans la conception de la cure psychanalytique.

Il y a d'ailleurs, enfin je vous le dis au passage, mais je n'ai pas la solution... Les post-freudiens ont pris Freud sans la pulsion de mort et souvent, dans le mouvement lacanien, ils ont pris Lacan sans la partie terminale de Lacan, vous l'aurez remarqué. Y a beaucoup de lacaniens qui disent : « nous, à partir d'R.S.I. , c'est non. C'est une hérésie, justement. » C'est amusant. C'est-à-dire qu'il y a eu, à chaque fois, une stupeur sur l'entièreté du travail. Les autres ils ont dit : « ah non Freud là il va trop loin, on va prendre la partie qui est sympathique » ; et chez Lacan, beaucoup de gens qui accompagnaient Lacan, comme vous le savez, des gens brillants la question n'est pas là, tout d'un coup ont dit : « ça, là non, ça devient déraisonnable ». Mais c'est juste au moment où Lacan décentre les grands fondamentaux freudiens. C'est ça qui est intéressant. « Là non, là c'est trop, on comprend plus rien, ça devient obscur, c'est trop mathématique... » Mais Lacan, lui, a insisté parce qu'il y a beaucoup de séminaires après hein. Il en a pas fait qu'un, c'est pas qu'un séminaire de recherche au hasard. Il a poursuivi avec le groupe qui le suivait. C'est intéressant ce mouvement, mais qui est conforme à ce que dit Freud, d'avancée et de destruction, vous voyez ? Quand vous recevez un travail transférentiel, nous-mêmes, il y a des choses qui font progrès et puis une partie qu'on régresse, qu'on détruit. Nous-mêmes, Freud nous prévient, on reçoit dans le transfert et dans le transfert de travail pareil. On lit, on accueille et on détruit. C'est intéressant. Et y compris collectivement. C'est juste... C'est pour ça qu'un groupe de travail c'est important qu'il n'y ait justement pas trop d'homogénéité immédiate aussi pour qu'il y ait toujours quelque chose qui puisse se dire « pas-tout ».

Alors, vous dire aussi... C'est un point simplement de travail, qu'il faut garder à l'esprit pour les cures... Pour Freud, chaque séance met en jeu... Chaque séance unique met en jeu Éros et Thanatos. C'est-à-dire que dans chaque séance Freud dit qu'il y a une lutte immédiate, hic et nunc, entre la vie du transfert et sa destruction. C'est intéressant. C'est vraiment pour Freud une question qui est dynamique. Chaque séance, une séance unique, remet la totalité ce qui fait l'interrogation de Freud angoissé sur la fin d'une cure, comme vous le savez. Freud dira que parfois, il faut attendre jusqu'au bout pour s'apercevoir que la cure a été détruite en quelques sortes. (inaudible) Ce que Lacan a repris presque de manière institutionnelle avec la question de la passe... Enfin, il a essayé de donner une dimension... Mais c'est parce que pour Freud cette question se joue du début jusqu'à la fin. Rien ne garantira que la destructivité ne sera pas dernière. Ça c'est très important dans la pensée de Freud. D'où la vigilance séance par séance ! Vous voyez, ce que Lacan a appelé « le désir de l'analyste », sa pesée constante. A cause de ça... Ça se joue à rien. Freud dit ça, à chaque séance on peut passer du coté de la destructivité. Ça c'est pas mal de dire des choses comme ça. C'est intéressant. C'est un peu angoissant pour la direction de cure... Mais après tout Freud ne prônait pas que le praticien soit... la quiétude n'était pas son problème. Il considérait qu'il fallait un état, non pas de peur, mais suffisamment loger l'angoisse quelque part pour que le désir puisse être (inaudible), mais du coté du praticien, pas simplement du coté de l'analysant. Voilà, je vais vite pour pas vous encombrer.

Ce qui est important, le plus beau chez Freud, c'est le passage de la psychologie individuelle à la psychologie collective. Psychologie des masses, ça c'est fabuleux. Lacan, par certains cotés, en parle dans les grands discours, mais comment collectivement l'homme va vers la destruction ça reste quand même pour nous... Bon. Puis y a pas eu que la Shoah hein ! Il y a eu d'autres génocides après, vous le savez très bien. Comme je vais de temps en temps à St-Vaast-la-Hougue qui n'est pas si loin, j'ai écouté il y a deux ans... Comment elle s'appelle ? Cette dame là, du Rwanda...

DD – Scholastique Mukasonga

JJT – Oui, Scholastique... qui racontait l'esclavage, le génocide... Mais, ça pose des questions cliniques... A chaque génocide, on reste sur le (??) de se demander : mais comment c'est possible ? Comment c'est même pensable ? Comment ça se construit collectivement pour arriver à ce que des enfants de treize ans aillent tuer à coups de machette leur maîtresse d'école ? Ça n'a quasiment pas de sens pour l'esprit. Mais quand c'est répété à des échelles de masse, comment c'est possible ? Donc à chaque fois... Enfin y a eu le Cambodge... Enfin bon. Donc pulsion de mort réfléchie par Freud à une échelle... Là c'est le Freud il est quand même... C'est inégalé. Cette capacité à penser non seulement à l'échelle de la Cité, mais à une échelle, comme ça, méta, c'est formidable ! Ça se répète. Ces traces inassimilables et impropres au refoulement.

Autre piste, je vais pas être long, de travail c'est... Je l'ai déjà dit c'est le... C'est un texte que j'ai repris cette année. Vous trouverez beaucoup de choses dans Deuil et Mélancolie hein ! Il paraît petit mais... C'est un texte petit, mais... ça vraiment... Je vous engage à consacrer deux, trois séances... Il faut tout lire. Il faut tout lire tranquillement. 1915. Écrit en quinze jours. Il faut voir l'urgence... Voyez, quelqu'un qui est dans l'urgence. Pourquoi il est dans l'urgence Freud ? Parce qu'il a ses deux fistons... Comme si tes deux aînés étaient partis à la guerre (adresse à D. Delage). Il était pas sûr qu'ils reviennent... de la guerre. Et il vient d'apprendre qu'il a son carcinôme à la mâchoire. Freud... La mort... Quinze jours, Deuil et Mélancolie ! C'est quand même... L'urgence psychique hein ! Et alors Freud, c'est un miracle pour moi que de relire ça. Freud, il fait un texte et dans son texte il prévient qu'il va essayer de comprendre ce qu'est la mélancolie parce que, lui, il a une expérience privée, mais qui n'est pas très importante... Donc il demande comme vous le savez à K. Abraham, son copain, Ferenczi, Biswanger... Enfin, un certain nombre de cliniciens, de psychanalystes, de psychiatres... Freud il est... Vous savez que la plupart des ouvrages de Freud sont des ouvrages collectifs hein ! C'est des barouds ! C'est-à-dire à la Société de Vienne, le soir, les gars ils racontent des cas cliniques. « Moi j'ai guéri untel » « Ah bon, mais comment t'as fait ? » ça c'est les séances de la Société de Vienne. Donc Freud dit : « Tiens toi tu vas me raconter. T'as un mélancolique ? Qu'est-ce qu'il a fait ? Qu'est-ce qu'il a dit ? Et bon, il est transformé en manie après ou pas ? Pourquoi ? Et toi, t'en as eu un autre ? Est-ce qu'il a fait une manie ? Et pourquoi pas chez l'autre ? » C'était ça Freud ! Il savait pas. Il se renseigne auprès des cliniciens, auprès des psychiatres... Mais, ça c'est une chose, c'est le travail beaucoup plus collectif qu'on ne pense de Freud. Il va toujours prendre ses avis autour de lui, demander des remarques, envoyer ses textes, demander des critiques. Après, il reste ferme sur ses positions. Quand Abraham lui dit : « Tout ça c'est le sadisme », il dit : « Non Karl, c'est trop ubiquitaire. Ça, la névrose obsessionnelle c'est pareil. Il faut que tu me trouves d'autres motifs plus profonds. » Bon, c'est Freud, il reste dans ses bottes. Toute explication trop générale (inaudible)... Mais, c'est pas ça le plus intéressant. Freud prévient en début de texte... Le texte s'appelle donc Deuil et Mélancolie, vous l'avez noté. Freud prévient que pour ce qui est du deuil, il ne sait pas ce que c'est. On croit rêver ! Non ? Freud dit, lui, Freud, moi Freud : « vous dire comment on traverse un deuil, je ne le sais pas, je ne peux pas vous le dire, je ne l'ai pas compris. » C'est quand même formidable ! Ce qui fait que ce texte qui s'appelle Deuil et Mélancolie c'est beaucoup plus un texte sur la mélancolie, l'objet clinique de la mélancolie dont Freud retire quelques lois éventuellement naturelles pour ce qu'on appellerait le deuil. Quand même ! Dix ans après, Abraham lui répond dans un très bel article, Abraham dit : nous ne savons toujours pas exactement ce que nous appelons un deuil. « Nous » il veut dire la communauté des psychanalystes qui bossent depuis dix ans à la Société de Vienne sur la question. C'est quand même, c'est quand même... Cette humilité de travail ! Freud veut dire que lui au fond de son âme, qui a traversé tout ça, exactement comment quelqu'un se sort d'un deuil, il n'est pas sûr de pouvoir le porter à la connaissance scientifique. Alors par contre la mélancolie lui paraît être un objet plus robuste. C'est quand même... Alors voyez, ça c'est la méthode freudienne. Si on pouvait être de temps en temps dans ça, ça serait quand même pas mal. Voilà. Et donc à l'intérieur de ce texte vous verrez quelque chose qui m'a beaucoup plu, qui est à mon avis très intriguant et en même temps qui m'a apporté quelque chose que j'arrivais pas à comprendre. C'est comment vous passez de la clinique du fantasme à celle de l'identification. Vous savez, on a le sentiment quand on suit quelqu'un en cure, c'est très net avec les petits, vous passez sans arrêt du travail sur le trait au travail, en quelques sortes, sur l'empan fantasmatique. Bon, ça paraît naturel. Mais comment ça... Alors les séminaires sont séparés. Lacan a fait un grand séminaire « la logique du fantasme », puis vous avez le séminaire « L'identification ». Mais comment... On est infichu de raconter comment ça se noue tout ça. Mais Freud, à l'intérieur de ce texte précise quelque chose que j'ai lu trop vite tout à l'heure, il dit que le trait d'identification est la solution régressive à la perte de la relation d'objet. Quand vous êtes en deuil d'une relation érotique vous allez incorporer un trait. Ça c'est formidable. Mais c'est une identification là régressive. Il veut dire quoi ? Que ça sera un trait qui sera jaugé à l'aune du narcissisme uniquement. Ça c'est... Vous voyez, il faut reprendre ce texte- là. Parce que dans ce moment-là, Freud travaille sur la pulsion de mort, il a introduit la question du narcissisme qui, dans le mouvement lacanien, n'a pas eu de grande suite, comme vous le savez, et puis ensuite il y aura son texte Au-delà du principe de plaisir, les topiques. Mais... Il faut reprendre ça. C'est très important pour nous pour la conception de ce qui noue pour Freud fantasme et identification. Il a des idées sur le nouage des éléments de la praxis et c'est d'autant plus intéressant... Je vous le disais tout à l'heure, il est d'autant plus probable que dans le divorce que nous vivons entre psychiatrie et psychanalyse, il ne faudrait pas que nous-mêmes nous soyons à incorporer, narcissiquement, le trait identifié de refus. Si c'est une relation d'amour qui est décevante, Freud nous prévient que nous allons l'introjecter de manière régressive ce trait. C'est intéressant comme mise en garde. Il suffit pas de se déclarer divorcés si c'est pour incorporer le pire trait de l'autre, en particulier son manque de clinique, nous n'aurons pas gagné grand chose. Si je peux me permettre un conseil, travaillez scrupuleusement ce texte qui est fabuleux. En regard vous pouvez lire, c'est extraordinaire les grands textes classiques... Parce qu'on dit que la pulsion de mort est muette. Oui et non hein. Par exemple, « l'objet dans la mélancolie parle en clair », comme dit Czermak. Le mélancolique se déclare lui-même cet objet de déchet et de rebut. Donc on a une clinique... Le Cotard comme vous disiez. On a une clinique non muette qui raconte la destructivité. Et quand Esquirol raconte l'histoire de Théroigne de Méricourt, l’héroïne de la révolution française qui est dans son service. Si c'est pas une mélancolique... C'est une leçon de chose ! Il faut lire ! Là vous avez la marche de la pulsion de mort depuis l'idéologie la plus haute jusqu'au pavillon psychiatrique où elle lèche le ruisseau parterre où les trucs les plus dégueulasses traînent... Bon, l'oralité spécifique à... Bon. Donc c'est pas mal de lire en regard...

Donc ben voilà, je vais terminer sur quatre choses cliniques que je voulais vous dire. Disons pour être simple qu'il y a plusieurs niveaux de lecture concernant la pulsion de mort selon la clinique par laquelle vous étés intéressés. Je veux dire par là que on ne peut pas avoir une vision unifiée. Y a pas de vision unifiée de la pulsion de mort.

Y a le thème qui est très important dans la clinique du petit qui est « l'intrication et la désintrication des pulsions » par exemple. C'est-à-dire maintenant, on sait reconnaître chez le tout petit le lien entre pulsion scopique, par exemple... Le regard, la voix, la motricité, c'est décrit. On sait comment ça s'intrique comment ça se désintrique et les pathologies de la petite enfance issues de ce mode de désintrication. Vous l'avez dans les stéréotypies bien connues de la psychose infantile, vous l'avez dans les agitations désordonnées, les automutilations de l'autisme... Tout ça est une clinique qui peut etre lue au travers des questions posées par la désintrication pulsionnelle.

Deuxième niveau que j'appellerai « le dégrafage de la pulsion et du fantasme ». C'est-à-dire il y a beaucoup de cliniques qui disjoignent, vous savez... Vous avez en tête le graphe du désir, le superbe graphe du désir de Lacan qui est un agencement des grands mots. Mais vous avez beaucoup de cliniques qui vont disjoindre. Par exemple, vous n'aurez plus un lien dialectique entre pulsionnel et fantasmatique. Lesquelles ? Mais celles que vous connaissez, c'est pas des secrets. C'est le problème des addictions dont on a parlé. Des problèmes qu'on voyait pas avant... des grandes ivresses des adolescents et des adolescentes. On voyait pas ça. Des filles de quatorze ans qui boivent aussi largement que les garçons du même âge. Les scarifications que vous connaissez, les épidémies de scarifications d'adolescents. Le problème moderne des anorexies-boulimies qui ne correspondent pas à l'anorexie mentale telle qu'elle était décrite classiquement. Enfin bref. Je ne vais pas vous faire un cours de sémiologie. Tout ça peut très bien être vu provisoirement dans ce qu'on pourrait appeler un dégrafage, un manque de solidarité entre l'appareil pulsionnel et son passage par le fantasme ce qui fait que, souvent, quand quelque chose de fantasmatique réapparaît dans des cures d'adolescentes comme ça c'est gagné. C'est-à-dire que ce qui a longtemps été vécu comme purement pulsionnel – « faut que ça saigne ! » - tout à coup, il suffit d'une once d'érotisme y compris dans le transfert, enfin d'érotisation, je sais pas moi une mèche qui se colore, le moindre signe qui fait que l'empan fantasmatique se reprend, hop, assez mystérieusement le syndrome disparaît.

Troisième point que moi j'appelle « clinique de la défection fantasmatique avérée ». Et là vous avez quand même l'apport de la destructivité à l’œuvre dans les grandes psychoses. C'est quand même une leçon de chose. Ils ne sont pas qu'un désarrimage de la pulsion et du fantasme. Il y a une défection destructive... La grande paranoïa par exemple. Là ce matin j'étais à Ville-Evrard pour une présentation de malade : un persécuté-persécuteur, c'est quand même quelque chose ! Quand quelqu'un est persécuté et persécuteur c'est horrible, la force de la destructivité est telle que les collègues du service ne savaient pas quoi faire pour la sortie du patient. Quid ? La mélancolie, je viens d'en parler, mais aussi des questions cliniques qui se posent dans la société : l'imprévisibilité des passages à l'acte dans la schizophrénie par exemple. Les infirmiers, à juste titre, sont très demandeurs... Comment fait-on ? Là vous avez des problèmes parce que comme l'empan du fantasme fait défection, vous vous retrouvez dans des agirs... Comme disait Marcel (Czermak) : « la barre elle-même vaut comme poinçon ». Le passage à l'acte là remplace le poinçon en quelques sortes. Donc là vous avez une clinique très riche que les cliniciens des psychoses connaissent, mais qui pose beaucoup de problèmes techniques. Là faut être honnête... Mais là vous voyez... Moi je suis très fier d'accompagner les infirmiers dans des interrogations comme ça. Là il faut qu'on soit présents comme psychanalyste, comme psychiatre-psychanalyste, comme psychologue peu importe ! C'est des cliniques qui nécessitent de veiller à ce que la destructivité connue, attendue, bénéficie quand même d'une certaine forme d'accompagnement et de réserve.

Et donc, je vous l'ai dit pour la dernière phase que j'appelle « clinique du passage à la psychologie des foules » et ce goût pour la mise à mort dont on a parlé.

Voyez donc... Et peut-être y aurait d'autres... Probablement. En travaillant vous trouverez d'autres... 

La question de la pulsion de mort peut trouver à se décliner sous des nominations différentielles parce que il est très difficile d'aborder la totalité de la clinique sous un paradigme. Ça va dépendre... Il va de soi que ceux qui sont dans la clinique du tout petit ont des usages de la complexité qui ne sont pas exactement les mêmes que ceux qui bossent la clinique de l'adulte etc. Les collègues qui bossent... Aujourd'hui là je suis invité dans des services qui bossent sur les addictions... Bon, c'est pas que la question de l’œdipe les intéressent pas, mais vous pensez bien que les questions modernes posées par la prégnance de l'objet là est telle que ils sont dans des nouveaux usages. Vous savez que l’inter-secteur de Paris-Nord, 50% sont des psychotiques. L'intersecteur de toxicomanie ! Bon, les collègues disent : comment se fait-il qu'il y ait des jouissances qui étaient totalement séparées il y a vingt ans, en gros. On considérait que la jouissance du psychotique se suffisait à elle- même ! Bon. Là, non. Ils ont affaire à cette mixité moderne des jouissances là, à ce qu'on n'appelle même plus des toxicomanies mais des polytoxicomanies qui fait que vous êtes obligés d'aller au devant de nouvelles modalités d'inscription de la mort dans le choix des jouissances. Vous voyez c'est intéressant de le prendre sur ce mode très ouvert tout en restant attentif à ce qui revient de là où des collègues sont à des postes d'observation spécifiques.

Voilà. Ça y est je crois que je commence un peu à... Quand je me fatigue je sens que je risque de fatiguer.

(Manque la remarque de G. Morel concernant sa lecture de « Considérations actuelles... » et notamment, je crois, sur son étonnement face à la manière implacable et univoque dont Freud évoque ce plaisir du meurtre et cette destructivité comme naturels chez l'homme.)

 

1 Association Lacanienne Internationale (A.L.I.) 

2  École Pratique des Hautes Études en Psychopathologie (E.P.H.E.P.)

3  J.J. Tyszler, « Le fantasme fait-il nœud ? », séminaire 2006-2008, Éditions de l'ALI (récemment traduit en portugais pour le Brésil)