Charles Melman : Introduction à la psychiatrie lacanienne -3

EPhEP, MTh2-CM, 09/03/2017

La psychiatrie d’après Lacan et  d’après moi

Cours magistral Charles MelmanBon, allez, on va y aller ! Et puisque vous bavardez, je vous ferais remarquer que vous savez parler sans jamais avoir appris. On ne vous a jamais enseigné à parler. Vous vous êtes retrouvés locuteurs au fond sans savoir comment ça vous est venu ou comment vous y êtes entrés.

Je vous fais donc cette remarque banale – mais qui n’est peut-être pas assez soulignée – pour faire valoir la relation très spéciale que nous avons avec la parole, pour revenir sur cette distinction essentielle et en générale écartée, qui est la distinction entre savoir, savoir parler, et puis connaissance, puisque vous savez parler sans pour autant avoir acquis la moindre connaissance. Plus tard, on vous fera entrer dans la filière où il s’agira de domestiquer la façon que vous avez de parler, de régulariser la parole, de la rendre commune et supposée savante. Le savoir et connaissance vous ne savez pas d’où il vient, comment il s’est produit. Ici par exemple on vous enseigne des connaissances, et qui éventuellement rencontrent harmonieusement ou dysharmonieusement le savoir spontané que vous pouvez avoir de telle ou telle situation, ce que vous comprenez intuitivement et parfois contre les connaissances.

On va donc s’intéresser d’abord, ce soir, à la façon dont la parole a pu nous venir, puisque cette question est d’un intérêt majeur pour une mise en place correcte des mécanismes et de notre relation à la psychose.

Comment est venue la parole à celui qui était jusque-là l’infans, c’est-à-dire celui qui n’avait pas encore de parole ? Comment ça lui est venu ? Alors comme nous sommes parfois du côté des neurosciences, on va dire : Eh bien c’est facile, le bébé a reçu des informations, c’est le principe des neurosciences, c’est que nous recevons des informations et que nous traitons à notre manière et il les a traitées à sa manière, c’est-à-dire dans un souci de réciprocité et de participation. Hein, là-dessus je crois que l’évidence nous plaît. C’est simple, ce n’est pas compliqué !

Il se trouve cependant que ce n’est pas exact. Ce n’est pas exact parce qu’il y a des bébés qui sont exposés à ce type de situation et qui justement n’acquièrent pas la parole. Ce sont ceux qui sont aujourd’hui à la mode, c’est-à-dire les bébés autistes. Et on va rechercher ce qu’il peut bien y avoir dans leurs circuits cérébraux, ou humoraux, ou génétiques, ou ce que vous voudrez, pour quelles raisons ils n’agissent pas comme le voudraient les neurosciences ? Et il se trouve que malgré la qualité de notre imagerie médicale, et cérébrale en particulier, eh bien on ne trouve rien, ce qui est ennuyeux !

Et alors qu’est-ce qu’à partir de ce fait clinique massif, majeur, qu’est-ce que nous nous pouvons faire comme remarques ? Ce sont des remarques étranges ! C’est qu’un bébé n’apprendra à parler – et je suppose qu’il y a parmi vous des mères qui ont pu l’expérimenter –  que s’il est mis dans la parole à une certaine place. Il ne faut pas lui parler comme si c’était un quidam. On s’adresse lui, la maman s’adresse à lui avec ce savoir qui est le sien et qu’elle n’a appris nulle part. Elle s’adresse à lui en le mettant dans la parole à une certaine place, c’est-à-dire à la place d’être l’objet merveilleux, le petit trésor, le cadeau qu’elle se trouve partager entre celui que nous appelons après Lacan le grand Autre, et qui peut être spécifié pour elle comme étant Dieu, comme étant le père, comme étant le créateur ; et avec le sentiment que cet enfant est partagé entre le créateur, entre le père dans l’Autre, et puis elle-même, cet enfant venant célébrer le pouvoir fécondant de cette instance, le petit bébé venant du même coup la bénir, elle, pour la faire passer du statut de femme à celui de mère.

Comme vous le voyez, c’est une place à la fois simple et qui paraîtra je dirais naturelle – mais il faut toujours s’interroger un peu sur le naturel – et qui est en même temps relativement complexe, puisqu’elle met en place des instances qui ne paraissent pas forcément évidentes, qui ne sont pas là quand on entre dans la chambre du bébé par exemple ! Et qui sont cependant essentielles, puisque le bébé va dès lors acquérir une dimension tout à fait spécifique, c’est-à-dire qu’il va percevoir qu’il est unique, Un.

Comment est-ce qu’on peut dire ça ? Comment est-ce qu’on le sait ça ? Est-ce que ce n’est pas encore des élucubrations, des machins, des trucs, une façon de s’arranger avec la théorie ? On le sait de la façon suivante : c’est que si une maman – et ça arrive aujourd’hui de plus en plus souvent pour les raisons que l’on sait – a des jumeaux, elle n’aura qu’un bébé, un seul, elle ne peut en investir qu’un. Et parmi les jumeaux, ou les triplés si vous voulez, eh bien il y aura l’autre, il y aura à s’organiser en miroir par rapport à l’investissement de celui qui bénéficie de cette unicité, et avec dès lors – je ne sais pas s’il y a des jumeaux parmi vous – mais avec dès lors un développement psychique tout à fait spécial, particulier, par rapport à celui qui se trouve être le Un, l’unique.

Vous en avez un autre témoignage, si c’est nécessaire, dans le fait que le bébé est très jaloux. C’est-à-dire que cette unicité, le fait d’être exclusif pour la mère, il y tient essentiellement comme si c’était son être entier qui était engagé dans le risque de disparaître, pour le cas par exemple où sa mère prendrait un autre bébé dans les bras et lui témoignerait d’une affection qui peut lui paraître exclusivement réservée, la sienne. Et donc ce côté très étrange de voir que très tôt, c’est-à-dire à quelques mois, notre bébé va être engagé dans une dimension qui d’abord est celle qui est équivalente à celle de ce Père créateur auquel la mère se réfère, et dont elle vit le bébé comme étant son produit, son produit puisque le mari est là plutôt celui qui a fait fonction, qui a rendu la chose possible, et donc il a accès ainsi, sur le mode de l’incarnation, il a accès au Un.

Pourquoi est-ce que ça nous intéresse ? Ça nous intéresse pour la raison suivante : c’est que s’il doit lui être permis de venir découper la chaîne sonore en unités significatives (ou supposées significatives), il ne peut le faire s’il n’a pas à sa disposition cette puissance du Un auquel à la fois sa mère se réfère et dont il est lui-même donc un produit, un exemplaire. Il est donc dans la chaîne sonore à cette place que vient spécialement creuser la mère comme étant celle du Un à l’image de l’Autre, et je dirais… ça on ne le dit peut-être pas, mais enfin on peut le faire remarquer en faisant un petit peu d’école buissonnière … je dirais qu’un enfant c’est l’image attendrissante et douce du phallus, ce Un créateur, et comme si on se trouvait dès lors dans la position de ne plus être forcément seulement soumis à ce phallus, mais dans une position où l’on a soi-même en quelque sorte à le bichonner, à l’entretenir, à l’élever, à le faire grandir. Je ne sais pas si ça se raconte souvent cette histoire, mais en tout cas elle semble conforme à ce que nous pouvons observer.

Mais en tout cas, pour que le bébé puisse distinguer dans la chaîne sonore autre chose qu’une musique, une chaîne continue… et encore dans une musique, il peut être sensible bien sûr à la hauteur des sons, aux notes bien sûr, mais pour ça il faut qu’il ait accès à l’instrument de la découpe. Dans la mesure où il a pigé – et c’est là le pas essentiel – que le signifié de tous ces éléments ainsi découpés, c’est lui donc auquel sa mère s’adresse, c’est-à-dire le Un, le Un phallique et en tant qu’il donne son sens à cette chaîne sonore.

J’ai tout à l’heure parlé de l’autisme. C’est un sujet dont on ne peut plus parler puisqu’on s’expose immédiatement à des représailles. Si vous voulez pour l’anecdote humoristique, si tant est qu’elle soit humoristique, mais un candidat à la présidence de la République a déclaré qu’il n’était pas autiste… Oh là là ! Il a reçu aussitôt des plaintes qui ont été déposées par les familles d’autistes et disant que c’était une façon de les discréditer (les autistes), et de telle sorte que le secrétaire général de son parti a été obligé d’envoyer en express des mails à toutes les associations de parents d’autistes pour leur signaler que s’il avait dit ça c’était par métaphore et que il n’avait jamais voulu… on ne sait pas quoi d‘ailleurs ! Mais enfin c’était aussitôt vécu comme le fait de décrier ces malheureux petits bébés qui peut-être étaient dans cette difficulté, parce que justement, il se trouve qu’il peut y avoir des mères qui fort naturellement, que ce soit pour des raisons occasionnelles, c’est-à-dire une difficulté dans l’existence… ça arrive ! ou pour des raisons pérennes qui peuvent tenir de leur névrose, n’ont pas été en mesure de recevoir cet enfant de la manière que je viens de décrire, qui est une opération à la fois simple et complexe, et qui fait que cet enfant, à qui cependant on a parlé, il n’a rien entendu. Et comme il n’a rien entendu, eh bien il s’enfonce dans son être intérieur sans plus manifester d’intérêt ni d’attrait pour les visages, et en particulier celui de sa mère, et pour ceux qui l’entourent.

Donc vous voyez comment sur cette question de la façon dont le langage peut s’acquérir et que je suis en train de poétiser pour vous, je dirais en explorant un territoire qui est assez mal balisé, qui n’est pas clairement étudié, et cela d’autant plus que ce qui va être remarquable, c’est que les premiers sons que le bébé va articuler seront régulièrement des couples d’opposition, c’est-à-dire deux sons qui font opposition l’un à l’autre.

Il se trouve dans notre histoire, dans ce conte, il se trouve que le pépé Freud avait observé chez son petit fils – mais vous avez déjà dû en entendre parler vingt fois – il avait observé chez son petit fils un jeu qui l’avait retenu et qui était donc le fameux jeu de la bobine que vous connaissez, c’est-à-dire la façon dont ce petit garçon de 18 mois envoyait loin de lui une bobine reliée par une ficelle, qu’il faisait ensuite revenir en prononçant deux phonèmes, couple de phonèmes opposés, et que Freud a déchiffré comme étant fort/da, ce qui en allemand, comme vous le savez, veux dire da : là, présent, ici ; et fort : loin. Et le pépé Freud, puisque c’est le grand-père qui a observé ça, a très bien compris que ça voulait signifier la façon qu’avait cet enfant de maîtriser le départ quotidien de sa mère et en sachant qu’elle reviendrait : partie/revenue, partie/revenue, partie/revenue… Autrement dit que ça n’était qu’une perte transitoire, occasionnelle, une privation temporaire. Mais – et c’est là que ça devient un petit peu plus beau, que Freud n’a pas développé – c’est que ce petit… et vous voyez comment les enfants sont forts ! … eh ! bien ce petit, il disait da quand la bobine était au loin, il disait fort quand la bobine était de retour. Hop ! il avait retourné l’affaire ! Comme si ce qui comptait donc, le présent qu’il s’agissait effectivement d’asseoir, de pérenniser, c’était l’absence, que c’était l’absence qui se trouvait pour lui justement et fort légitimement le lieu de recel des signifiés susceptibles de venir (cette absence) la traiter et l’interpréter.

Donc loin, comme vous le voyez, du positivisme que l’on propose à nos enfants en bas-âge en leur mettant entre les mains ces petits livres colorés et dessinés où on voit une pomme et puis à côté il y a écrit pomme, et puis un cheval et à côté il est écrit cheval… ce qui est assez je dirais déprimant et sûrement pour le bébé aussi d’ailleurs, mais comme il est intelligent, il comprend là qu’on veut là lui faire oublier justement qu’il y a une absence fondamentale, que les parents aimants et généreux voudraient bien le protéger contre cette absence fondamentale qui lui permet pourtant de respirer sans être sans cesse obstrué par le sein, par l’alimentation, etc.

Donc l’apprentissage du langage chez le bébé par le repérage de ce lieu magique à partir duquel les sons prennent pour signifié lui-même en tant que Un, mais en tant que Un représentatif, lui-même magique, et de telle sorte que s’il est capable de commencer à babiller, c’est parce qu’il va pouvoir parler, organiser son babil à partir de cette place. Sinon, s’il n’a pas de lieu propre dans la chaîne sonore, il est incapable d’articuler quoi que ce soit. Il faut qu’il y ait un logement et pas un logement quelconque.

Est-ce que nous voyons bien là tout ce qu’il apprend là sans aucun enseignement ? Ça se fait comme on dit spontanément, ça se fait tout seul, et cependant on va dire qu’il a appris l’essentiel, il a appris le plus important.

Et il va se trouver – et c’est là que l’opération va s’enrichir pour expliquer la suite – il va se trouver que… là aussi, cette fois-là c’est le père Freud qui l’a conceptualisée, qui l’a distinguée, que ce bébé donc là : his majesty the baby !, eh bien il va se trouver dans une situation où il va perdre son rang. Ça c’est le premier choc dans l’existence, il va perdre son rang à l’occasion de ce que Freud a appelé la scène primitive. Je crois que cette dénomination qu’il a donnée est très belle et très juste, parce que c’est vraiment l’évènement à partir duquel se met en place pour l’enfant la scène du monde, scène sur laquelle il vient lui–même maintenant figurer. Scène primitive, c’est-à-dire le fait qu’il croyait être le Un unique de la mère, mais voilà qu’il est déclassé, qu’il y en a un autre, vainqueur, et que lui-même d’ailleurs il devient quoi ? C’est bien là qu’est le traumatisme ! Qu’est-ce qu’il devient le pauvre chou ?

C’est surprenant à dire et sans doute aussi à vivre. Je ne sais pas… si vous faites un petit effort vous retrouverez vos propos souvenirs là-dessus, vous vous direz : « Ben oui, c’était comme ça ! ». Qu’est-ce qu’il va devenir ? Eh bien il va devenir quelque chose qu’il ne soupçonnait pas jusque-là et qui est l’objet qui sort de la scène, l’objet. Il n’est plus un Un, parce que le Un est de plein droit sur la scène, eh bien il ne l’est plus ! Il est l’objet que l’on a évacué. Ce que vous retrouvez dans la théorisation dont on vous rebat aussi les oreilles, c’est-à-dire l’objet petit a, avec, remarquez-le au passage, une incidence clinique qui n’est pas quelconque, c’est que si effectivement c’est au titre d’objet petit a qu’il est évacué, son destin va dès lors dépendre de ceci : c’est que soit il va prendre de l’objet petit a la face infâme, celle du déchet, ou bien il va prendre l’autre face (puisqu’il en a deux, l’objet petit a), d’être le petit trésor. Et vous voyez de quelle manière un destin glorieux ou masochique peut se trouver déterminé fort tôt, et je dirais sans qu’on sache très bien qu’est-ce qui a fait basculer le choix d’un côté ou de l’autre.

Vous me direz : tout ça quand même ce n’est pas un peu poussé ? C’est le cas de le dire ! Vous trouverez chez Freud dans un article étonnant et dont vous vous demandez vraiment comment il a pu concevoir ça, une équivalence de valeur entre quatre objets : le sein, les fèces (les excréments), l’argent, et l’enfant. Et vous avez déjà suffisamment, je dirais, de cours qui vous ont été donnés ici pour reconnaître dans ces quatre objets (le sein, les fèces, l’argent, l’enfant), quatre figurations sur la scène du monde de ce fameux objet petit a, c’est-à-dire de ce qui peut être trésor et ce qui peut être excrément.

Vous allez voir pourquoi… et là je m’attarde un peu, je voulais allez plus vite, plus loin …mais vous allez voir pourquoi je veux vous faire entendre de quelle manière cette mise en place est nécessaire pour que nous puissions aborder les psychoses de façon sereine et tranquille en vous menant jusqu’au point précis où justement, ça va se décider entre névrose et psychose. Donc permettez que je traîne un peu dans ce cheminement qui est cependant essentiel. Essentiel parce que cet enfant va parfaitement percevoir que ce qui fait ainsi défaut dans la langue, ce qui manque, et qui est le lieu magique puisque c’est le lieu dont il s’est soutenu, qui lui a permis de développer son intelligence et sa parole, c’est également le lieu où se situe son destin, soit en tant que petit trésor, soit en tant qu’objet infâme. Vous reconnaîtrez aussi qu’il y a des familles qui en décident de ce que sera le destin de l’enfant, qui eux-mêmes le conçoivent tel ou tel ! Eh bien que ce lieu est donc marqué par un défaut, enfin un défaut dans la langue, qui est lieu de réceptacle justement de tout ce qui va choir de la langue, c’est-à-dire entre autres de ce qu’il ne faut pas. Et il prendra très vite la dimension de ce qui ne faut pas, s’amusant d’ailleurs à provoquer bien sûr les adultes en les titillant… c’est la fameuse période dite du caca-boudin …c’est-à-dire en venant les provoquer, et qui est le moment où l’enfant témoigne qu’il a très bien perçu qu’il y a quelque chose qui doit être évacué là, il y a quelque chose « qui faut pas ». C’est le lieu du refoulement, et dont Freud a distingué qu’il était originaire, c’est-à-dire propre à la langue, et sans aucune intervention démoniaque ni d’un dieu ni d’un diable, que c’est la spécificité de la langue que d’être marquée par ce trou qui opère comme aspiration ou refoulement de ce qu’il ne faut pas, comme le bébé lui-même dont il ne fallait pas qu’en tant que Un il ne soit pas là au moment de la scène primitive et qui sera évacué comme objet petit a. Ce trou donc sacré, il ne se maintient justement que de ne pouvoir être dit. Et c’est pourquoi vous trouverez chez Lacan cette formule curieuse, c’est que spécifier que ce trou est le lieu de recel du phallus, c’est déjà dire beaucoup trop, puisqu’en le nommant c’est déjà le faire entrer je dirais dans la chaîne de l’évidence, alors qu’il n’y a rien de moins évident que cette instance dans la place qu’elle occupe.

Et que donc, ainsi, s’est trouvé mis en place, à l’insu du petit locuteur et de mauvais gré, s’est trouvé mis en place chez lui le savoir fondamental, aucune connaissance, le savoir. Le savoir de quoi ? Le savoir qu’avec cet évènement, avec ce dispositif, de la jouissance a été perdue ; et que ce qui va être là organisé, va originer une pratique qui sera celle de tenter de retrouver cette jouissance perdue. Et ce savoir pratique donc, est celui de la jouissance qui n’est sexuelle que si les circonstances, comme celles que j’ai évoquées tout à l’heure, par exemple la scène primitive, permettent d’interpréter cette perte de la mère en même temps que de soi-même comme ayant une cause sexuelle.

Mais supposons, cas de figure très fréquent et qu’il n’y aucun dommage à évoquer ici parmi nous, que cette perte de la place privilégiée que j’évoquais, soit associée à la naissance d’un frère ou d’une sœur. Il y aura évidemment toujours cette incidence quant à la perte de jouissance de soi comme de l’objet, de soi narcissique, de l’objet objectal, mais elle va se trouver attribuée à l’intervention réelle, non plus d’un père mais d’un semblable, d’un égal venu usurper la place favorite et avec une toute autre incidence que celle que j’évoquais dans le cas précédent, c’est-à-dire une réaction d’abord essentiellement dépressive, et puis le sentiment de ne pouvoir retrouver la jouissance perdue aussi bien de soi que de la mère, puisque là encore le frère ou la sœur viennent priver l’enfant au prix d’une élimination de l’ennemi. Ce n’est pas une surprise pour nous, puisque, comme vous le savez, c’est écrit dans les textes fondateurs, c’est-à-dire dans la bible, tout de suite ! Il suffit d’une organisation familiale patrocentrique pour qu’aussitôt survienne le récit de la mort, de l’assassinat, du meurtre du frère ou de l’usurpation de sa place. Et moi ce qui m’amuse toujours dans cette histoire, c’est de constater que cette usurpation faite par Jacob donc, eh bien elle ne choque personne : chacun trouve ça… ben voilà c’est comme ça, et puis c’est tout, il l’a bien eu ! On a trompé papa avec l’aide de maman, etc. Bon ! Mais ça ne fait pas problème et je trouve ça intéressant.

On en est donc là dans l’acquisition du savoir essentiel quand va survenir quelque chose de très étrange, puisqu’on va se mettre à enseigner la parole, c’est-à-dire la grammaire. La grammaire dont je dirais qu’elle consiste dans l’isolement des unités significatives et la détermination de leur succession. C’est moi qui ai inventé ça pour définir la grammaire, mais je crois qu’on peut le dire à peu près comme ça : la grammaire se fonde sur l’isolement des unités significatives et la détermination de leur succession. Comment ça se goupille ? Comme un lego. Comment ça s’emboîte ou ça ne s’emboîte pas ? Et là vous avez la chance d’alimenter votre curiosité par un symptôme que moi je trouve extraordinaire, c’est que de la grammaire vous attendez évidemment un traitement scientifique du langage, c’est-à-dire on va isoler quoi ? Où est-ce que ça fait problème quand même ? On va isoler les unités significatives et puis leur maniement, comment ça tient ensemble ou ça ne tient pas ensemble, et puis voilà ! Où est le problème ? Eh bien le problème, c’est que vous avez une pluralité de grammaires, il n’y en a jamais eu une seule. Mais vraiment, mais pourquoi ? Et puis alors en général, les auteurs de grammaire se combattent entre eux ; et puis ce n’est pas fini, ça continue, et régulièrement l’Éducation Nationale vient modifier la grammaire – elle vient de le faire encore récemment – et de façon où l’on se demande : mais quel est l’enjeu ? D’abord pourquoi est-ce qu’il n’y a pas une grammaire établie une fois pour toutes ? Scientifique quoi ! Et pourquoi c’est lié aux interprétations d’auteurs et qui ensuite vont faire chapelle ? Pourquoi est-ce qu’un ministère se sent obligé de venir introduire brusquement de nouveaux concepts ? Enfin… Voilà que le prédicat va venir occuper une place essentielle et provoquant bien entendu aussitôt des insurrections de la part d’autres grammairiens disant : « mais c’est scandaleux ! Ce n’est pas possible ! C’est abêtissant, etc. ».

Vous avez une chance, en France, d’avoir une grammaire qui a été écrite par deux bonhommes, une grammaire que j’ai évidemment à mon domicile, mais je dois dire que je n’ai pas forcément été au bout de sa lecture, parce qu’elle est formée de six ou sept volumes… je ne sais pas si c’est des in-quartos, des volumes gros comme ça …avec 1 500 termes originaux créés donc par leurs auteurs qui sont Damourette et Pichon, créés par leurs auteurs pour spécifier les divers éléments significatifs qu’eux isolent dans le langage. Moi je trouve ça sensationnel … ils ont dû y passer un bon bout de temps ! Mais je trouve magnifique qu’il y ait cette espèce d’investissement pour aller écrire ce qui serait la vraie grammaire, la bonne, la définitive.

Alors pourquoi les grammaires posent-elles ce problème ? Pourquoi est-ce que lorsqu’on veut aborder la parole pour en donner je dirais une écriture cognitive rigoureuse, pourquoi est-ce qu’on n’y arrive pas ? C’est ennuyeux pour l’enseignement ! Parce que là, maintenant, on est du côté des connaissances à acquérir afin que le parler soit estimé correct. Cette notion de correction elle-même étant, comme vous le savez, relative, relativisée, relativisable.

Ce qu’illustre cette pluralité de grammaires, on est là dans le domaine de la connaissance, tentative de saisir le savoir et bien que ce savoir échappe à la maîtrise par le Un, c’est-à-dire justement par ce que seraient ces concepts Uns qui viendraient épuiser notre savoir sur la parole ou le savoir de la parole. La parole y échappe parce que finalement l’exercice, la pratique de la parole, va supporter ce qui n’est absolument pas évident mais cependant implicite dans toute articulation, c’est-à-dire un découpage possible en unités qui est hétérogène par rapport à celui que veut la grammaire, c’est-à-dire un découpage conceptuel.

Bizarrement… je me suis dit qu’il faut que je vous donne des exemples …alors bizarrement m’est venu un terme… je ne sais pas pourquoi j’ai pris celui-là, allez : il a le melon. C’est idiot hein ? il a le melon : il / a / le / melon. Voilà ! Donc vous pouvez grammaticalement, c’est très facile, décomposer, analyser cette phrase il a le melon. Et puis ce que vous n’entendez pas tout en l’entendant et vous l’avez entendu sans l’avoir perçu : il a le me long. Voilà ! Idiot hein ? Idiot ! il va à a gare. Bon et vous dites : il pleut..Il va à la gare, il pleut, le pauvre ! Ben le il, grammaticalement ce n’est pas difficile à isoler. Mais cependant ce ne sont aucunement les mêmes. Vous entendez bien que il de va à la gare, lui, il va à la gare, que le il pleut, qui est ce il qui pleut ? il n’est pas du même ordre ou du même type que celui qui va à la gare. Donc voilà, ils ont l’air identiques, et cependant le second il, lui… on pourrait y mettre une majuscule : Il, il pleut encore celui-là, hein ! Donc le sens sur lequel forcément s’appuie la grammaire est cassé par un sens latent qui vient lui opérer un découpage à sa fantaisie et dont l’élément n’est plus du tout le signifiant… voilà le grand truc ! …mais dont l’élément de ce découpage est la lettre.

Alors là aussi je me suis amusé à des choses sans intérêt. Par exemple : je vois bien dans la salle que vous êtes tous là plein de concupiscence. C’est une obscénité ce mot ! Mais ça ne gêne pas ! C’est même un mot plutôt relevé, comme on dit littéraire ! Ce n’est pas un mot populaire ! Mais vous voyez, au fond ça nous arrange bien, au fond il dit bien ce que ça veut dire !

Freud le raconte dans son article sur l’oubli des noms propres. Il va voir les fresques dites du jugement dernier à Orvieto et il a oublié le nom du peintre, alors qu’il ne connaît que ça et qu’il voit parfaitement sur le tableau le portrait, la tête du peintre dont l’habitude voulait qu’il se figure lui-même dans le tableau. Il voit la tête, il voit le tableau, il l’imagine, pas moyen de se souvenir du nom du peintre ! Et alors il fait de très jolies analyses justement des phonèmes pour trouver par association pour quelle raison il a oublié ce nom. Et ce qui est merveilleux encore pour vous, c’est que la vraie raison pour laquelle il a oublié ce nom, il passe à côté. Parce qu’il ne découpe pas ce nom, il ne procède pas au découpage qui conviendrait, puisque ce nom c’est Signorelli, ce qui se décompose – j’ai déjà dû vous la faire je pense – se décompose en Sig ignore Eli. Lui, c’est lui qui ignorait le nom de ce peintre, et effectivement, Sig, c’est-à-dire lui : sa maman l’appelait Sigi, mon petit Sigi pour Sigmund. En vérité ce n’était pas Sigmund, c’était Sigismond ! Eh bien Sig ignore… c’est là écrit en toutes lettres … ignore quoi ?  Eli, c’est-à-dire un nom hébraïque de Dieu. Voilà Freud qui va voir le tableau représentant les fins dernières, eh bien le nom de l’Auteur (mettez-le avec un grand A), eh bien lui, Freud, il l’a oublié, c’est un juif athée. Et les fins dernières, même s’il va voir le tableau, est-ce qu’elles le préoccupent vraiment ? Mais je ne vous rapporte cette petite histoire que pour vous montrer de quelle manière c’est un découpage qui n’a rien de grammatical, qui vient perturber justement une analyse qui je dirais, à l’intérieur de la grammaire, n’a évidemment aucun sens.

Et pour vous montrer encore enfin l’incidence clinique immédiate de cette prévalence de la lettre, et en tant que justement la lettre a pour propriété je dirais d’être réfractaire à la prise par le Un, parce qu’elle peut prendre toutes les valeurs, et celles des nombres qui ne sont pas nécessairement des nombres naturels. Elle peut prendre la valeur de nombres réels, de nombres imaginaires « i » c’est un nombre imaginaire, etc. Eh bien cet autre exemple, vous l’avez sûrement déjà étudié dans le cas du petit Hans, c’est-à-dire la phobie du cheval pour le petit Hans, cheval, Pferd, alors que je dirais l’auteur authentique de la phobie du petit Hans c’est… je vous l’ai déjà faite cella-là ! …le P pour professeur Pfreud. Ce n’est pas Pferd, c’est Pfreud, en tant que le véritable ancêtre de la famille Graf, c’est le professeur Pfreud, c’est lui qui est l’autorité à laquelle aussi bien le papa, que la maman, c’est lui le dieu Larre de la famille. Eh bien voilà de quelle façon le jeu d’une lettre va pouvoir avoir ce rôle déterminant dans la constitution d’une phobie, dans le choix de l’animal phobique.

Après tout, bon, je ne veux pas m’attarder davantage. Je veux tout de suite arriver à la conclusion de mon propos. Le problème essentiel, et c’est là ce que je veux écrire pour vous é en caractère gras, c’est le rapport entre ces deux espaces : dans l’exemple que j’ai pris, celui de la parole et celui des connaissances sur la parole, telles que par exemple les figures de la grammaire. Comment la connaissance s’articule-t-elle avec le savoir ? Parce que cette parole que je soutiens par exemple, il est bien évident qu’elle va être grammaticalisée. Elle peut être naïve, inventive, pataquès, etc. Et comment ça va donc tenir ensemble ? Vous avez d’un côté avec la connaissance le pouvoir exercé du signifiant maître, celui que Lacan va écrire S1. Pouvoir du signifiant maître et en tant qu’il va vouloir s’exercer sur le signifiant 2, représentatif de cet objet petit a qu’on a vu tout à l’heure évacué, évacué dans ce lieu de la parole native, naïve, et qui est le lieu de l’Autre. Quelle articulation entre le signifiant maître, S1, le concept, et puis S2, le signifiant représentatif de l’objet petit a, cause du désir, et qui va occuper cette place que Lacan a appeler d’une manière entièrement originale et dont nous n’avons pas encore mesuré l’importance. Mais elle est essentielle pour que nous puissions la fois prochaine entrer plus directement dans la question des psychoses et en démarrant avec un thème magnifique qui s’appelle les paranoïas. Eh bien pour vous le faire saisir, je vais vous lire une phrase qui va vous plaire puisqu’elle est en latin et qu’elle vient de Saint Thomas. Parce que moi je me suis toujours demandé pourquoi Lacan avait appelé ça le lieu Autre ? Alors vous allez le déchiffrer, Saint Thomas ce n’est pas un latin très difficile :

 

Ille es naturaliter servus (serviteur)… celui-là est un serviteur naturel, qui (qui) habet aptitudinem naturalis… qui a une aptitude naturelle. Celui-là est naturellement un serviteur qui a une aptitude naturelle… ut sit alterius… pour être un autre.

Celui-là est naturellement serviteur qui a une aptitude naturelle pour être un autre.

 

Et Saint Thomas écrit ceci dans la lignée d’Aristote, pour qui donc ce lieu alterius (de l’Autre) était bien sûr, comme on vient de le dire, l’esclave, mais aussi bien le corps qui est supposé obéir au commandement, au S1 que nous allons lui imposer, que nous allons imposer à son savoir, puisque quand même, une partie de l’existence se passe dans cette médiation entre le commandement fait au corps et le savoir propre du corps, c’est-à-dire la question s’il obéira ou s’il n’en fera qu’à sa tête, à sa façon, et s’il faudra lui obéir au corps pour ne pas trop se mettre en divorce avec lui. Ce que je vous dis est d’une banalité révoltante. Donc cet autre, l’esclave bien sûr, le corps, la femme, lieu de l’Autre, et depuis Freud, y ajouter dans ce lieu donc, ce que j’ai développé tout au long de mon affaire, l’inconscient, ce savoir, l’inconscient dont Lacan va dire qu’il faut lui redonner son écriture germanique en l’interprétant à notre façon l’Unbewusst. Bewusst c’est la conscience. L’Unbewusst, en allemand ça veut donc dire l’inconscience. Et Lacan va traduire Unbewusst : Bewusst c’est le savoir, le savoir de quoi ? Le savoir du Un, ce Un par qui il a été créé, et qui lui est constitué de lettres (cet inconscient), ce Un auquel il aspire. J’ai essayé de vous faire entendre le mode de rapport que je vais pour le moment qualifier de souple entre la dimension autre et le signifiant maître. Mais il y a n problème majeur, c’est qu’entre entre S1 et S2, quelque chose est perdu, cet objet petit a précisément. Ce qui fait donc qu’ils doivent s’articuler autour d’un vide, celui que j’évoquais au départ. C’est une transmission curieuse et dont on voit bien dès lors qu’elle n’est pas aussi immédiate que celle d’une commande mécanique ou électronique, bien que l’ambition, comme on le sait de l’éducation ou des arts chorégraphiques, consiste évidemment en une maîtrise parfaite du corps, de pouvoir faire de son corps ce que l’on veut ; parmi les ambitions ordinaires, la revendication d’être le maître de son corps, qu’il ne soit livré à aucune autre maîtrise que la sienne… je ne développe pas. Mais surtout le fait que ce corps ne prenne pas le risque de devenir étranger. Étranger, ça veut dire dépendant d’un signifiant maître distinct du maître propre au S1.

La psychose, c’est lorsqu’à la place de l’Autre -cette dépendance que j’ai essayé d’illustrer - il se trouve qu’il y a une ou des maîtrises qui s’exercent en opposition, de façon distincte du signifiant maître, inaugural, premier. Autrement dit, pour vous en donner une image, il y a des immigrés, et qui donc échappent à la maîtrise et qui ont leur propre chefferie. Eh bien vous verrez – on l’illustrera au cours des prochaines rencontres – que cette figuration est celle-là même justement de la psychose.

Et pour vous donner encore un mot, pour vous signaler combien on est là dans un domaine je dirais dont les applications sont très riches, on est là au niveau d’un nœud, là où ça va se décider. Vous assistez aujourd’hui à des manifestations d’un pouvoir politique qui aurait été jusque-là opprimé, qui n’aurait pas eu la possibilité de s’exprimer, et qui récuse les élites qui prétendaient commander. Ça vient d’un lieu occupé socialement par ceux qui exercent des savoirs pratiques et qui viennent récuser les maîtres, les élites jusque-là supposées les commander, dans l’exigence d’avoir à leur disposition enfin un maître qui leur serait propre, qu’il faudrait pour tous, mais qui serait un maître de plain-pied et qui assurerait la justice et le bonheur de tous. Cette exigence, comme vous le savez à un nom, encore que les journalistes ne savent pas forcément bien le définir, et ça s’appelle le populisme. Et vous êtes surpris par le… comment dirais-je ? …la diversité des applications qui surgissent de ce dispositif que rapidement et grossièrement j’évoque pour vous. Je me reproche sûrement de ne pas être suffisamment précis, mais enfin je le fais tel que j’y parviens, et où vous allez vous trouver à la conjonction, à la fois je dis bien de manifestations privées fondamentales et qui s’appellent la psychose, qu’à l’échelle sociale… il ne s’agit pas des psychoses …à l’échelle sociale d’exigences qui sont celles que je viens de vous dire, dont Freud a parlé dans ce très beau travail qui s’appelle Psychologie collective et analyse du Moi, et qui sont je dirais très instructifs sur ce clivage que je m’efforce de mettre pour vous en relief entre savoir pratique, savoir de la jouissance, et le rapport de ce savoir pratique, celui qui est notre maître réel, en rapport avec le concept, le S1, le savoir du maître, et cette sorte de dissymétrie, de déséquilibre, de revendication, de conflit, de dysharmonie créatrice entre le Un et puis l’Autre.

Je vous dis en attendant : bons rêves et bonne soirée