C Lacôte-Destribats : En quoi l'art peut-il éclairer la psychopathologie ?

 27 octobre 2011

Quand Freud lui-même s'aventure sur Léonard de Vinci, sur Michel-Ange, sur Jensen à propos de La Gradiva, ce n'est pas pour percer un secret, une énigme etc., mais si vous lisez bien et si vous vous aidez de la correspondance de Freud avec ses élèves, vous vous apercevez que c'est pour continuer sa recherche clinique et théorique. C'est-à-dire par exemple, pour Léonard de Vinci, en ce qui concerne Léonard de Vinci, eh bien la question freudienne, ce n'est pas tant la psychologie éventuelle de Léonard de Vinci sur laquelle on a peu de documents. Mais Freud le dit lui-même. C’est pour poser la question : qu'est-ce que c'est que la sublimation ? Et cette question est extrêmement ciblée. C'est-à-dire : c'est une réponse exacte à Jung qui contestait l'idée que la libido ne pouvait être que une et sexuelle. Vous savez que Jung parlait de libidines – au pluriel. Et donc la position de la notion de sublimation, à propos de Léonard de Vinci, était exactement une réponse à Jung.

En ce qui concerne ce que Freud a pu dire sur Michel-Ange, eh bien c'était la question : qu'est-ce qu'un père ? Et : qu'est-ce que la Loi ?

En ce qui concerne ses travaux sur La Gradiva de Jensen, c'était, par exemple, poser la question des liens entre rêve et délire. Voyez que donc le projet n'est pas de prendre l'oeuvre d'art comme ce qu'on dit trop – trop librement – comme matériau, voire matériau clinique. Mais c'est pour poursuivre quelque chose de l'enseignement que l'art peut apporter – si on veut l'écouter, le lire – à la psychanalyse.

 

Alors, que certains psychanalystes se soient engouffrés sur ces quelques indications freudiennes dans la brèche ouverte de la psychologie des artistes, ne donne pas beaucoup de découvertes intéressantes – à mon avis.

 

Lacan, en ce sens, même quand il traite de Gide dans les Écrits – vous avez lu sans doute ce texte, s'appuie sur le texte de l'écrivain, le lit au sens strict selon sa propre recherche singulière et s'éclaire du texte littéraire à propos par exemple de la perversion, de l'écriture, de l'amour, entre autres choses, de l’amour entre Madeleine et André, en particulier.

Lacan a insisté, lui qui a fréquenté le milieu surréaliste, sur le fait que l'art est à l'avant-garde, anticipe et nous enseigne. Et c'est cette attitude qui me semble la plus féconde parce que non seulement elle éclaire, mais surtout elle complexifie les approches cliniques, qui sans elle, seraient simplistes. Et surtout – et c'est ça l'un des points que je préfère dans cette question – cela implique une éthique ferme. La psychanalyse en effet ne dit pas la vérité de l'art. Mais la position éthique, me semble-t-il, c'est que l'art anticipe sur ce qui peut s'inscrire du savoir inconscient. Et ce terme d'« inscription », je le développerai un peu plus tard. En effet, si vous relisez dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan dit ceci : L'inconscient est éthique et non ontique. Donc : il n’y a pas la substance de l'inconscient, ce n'est pas un réservoir de quoi que ce soit. Mais dit Lacan : on y va !  Il faut y aller  – c'est une citation de Lacan.  Il faut y aller, pour situer la part de Réel qui joue avec le Symbolique et l'Imaginaire — qui joue avec, c'est-à-dire : qui ne se situe pas comme ce qui est exclu au-delà du Symbolique ou de l'Imaginaire. Là, je fais référence au séminaire que nous avons étudié au Séminaire d'été – Les non-dupes errent – où il y a la position du Réel pleine et entière égale avec les deux autres dimensions dans le noeud borroméen. Alors qu’auparavant, on pouvait penser que Lacan en faisait ce qui était défini par l'impossible, l'impossible à formaliser et une limite du symbolique et de l'imaginaire. Tandis que l'art – si l'art nous enseigne – c’est qu’il prend j’allais dire : à bras-le-corps quelque chose de l'ordre du Réel.

 

Ce que je vais essayer de vous dire – dans cette première leçon – c'est la manière dont l'art pictural, même figuratif, permet souvent une critique de ce que l'on appelle la représentation et, de toute manière, interroge les positions communes sur le sujet et sur l'objet. Pour cela je m'appuierai ce soir sur trois textes que j'aime beaucoup.

Je m'appuierai sur un texte qu'a traduit Jean-Claude Lebensztejn qui s'appelle  L'art de la tache1. C'est un texte de Alexander Cozens – né en 1717 en Russie – et ce traité, la date c’est 1700… c'est le milieu du XVIIIe siècle : L'art de la tache2.  Les textes en général de Daniel Arasse ; en particulier ces textes publiés dans les Folio ou chez Flammarion : On y voit rien, ce qui est tout de même un beau programme pour situer le regard que nous pouvons avoir et sur lequel nous instruit l'art ! Et  Le détail.  Et puis enfin, sur ce que disent Freud et Lacan – à la lumière de ces textes de Cozens et de Arasse sur la tache – à propos de la tache noire irréductible sur le cheval qui fait tellement peur au petit Hans. Ou plutôt, c'est nous qui disons tache noire, le texte allemand dit etwas Schwarzes, c'est-à-dire quelque chose de noir et sur quoi parle Lacan dans le séminaire sur La relation d'objet.

 

À propos de l'art de la tache, à ce sujet, vous pourriez aller voir en ce moment une très jolie exposition au musée Victor Hugo, place des Vosges, où il y a certains des lavis de Victor Hugo, et puis aussi ceux d'un certain nombre d'autres artistes. Alors évidemment, Victor Hugo faisait ses taches dans une atmosphère un peu médium, mais c'est tout à fait intéressant. Vous les connaissez sans doute. Ça illustrerait bien ce que j'essaye de vous dire.

Et si j'ai pris le traité d'Alexander Cozens c'est pour vous dire que le tachisme contemporain n'a pas inventé à partir de rien, que c'étaient des choses tout à fait anciennes — de parler de la tache. Et puis c'est ce qu'il y a de plus immédiat à prendre, j’allais dire à bras-le-corps, justement dans l'art. Alors évidemment ce texte a été redécouvert, puisque les taches nous y prêtons attention dans l'art contemporain. Pas besoin de vous parler de  Pollock, de Miró !

 

Mais cela fait redécouvrir des choses beaucoup plus anciennes et ça intéresse aussi – c'est un peu mon clin d'oeil – les psychologues à qui on enseigne les étalonnages des taches du Rorschach. Vous savez ces fameux tests. Rorschach c'est la feuille pliée en deux, deux taches symétriques, sur lesquelles il faudrait  – je mets ça au conditionnel, imaginer parler. Ce qui suppose quelque chose qui est quand même mal barré. C'est-à-dire : une psychologie des facultés  – « imagination » étant une faculté. Cela suppose aussi une psychologie qui pense selon l'idée d'une projection de ce qui serait intérieur vers un extérieur, un soi, une unité, d'un sujet qui se projetterait sur ces deux taches symétriques. Cela suppose aussi une parole qui raconte, qui nomme des figures imaginaires à partir de ces taches informes. Cela suppose enfin une position de l'Imaginaire fondée, me semble-t-il, sur la suggestion. Telle tache suggère au patient, ou à celui qui passe les tests, telle figure ou telle autre figure. Et ça pose aussi l'imagination comme intermédiaire entre perception et savoir conscient. Et cela sans la rigueur kantienne du schématisme transcendantal produit par l'imagination chez Kant et qui unifie la perception pour la connaissance.

 

Alors le traité de Cozens de 1785, c'est une Méthode pour inventer, dit-il. Avant lui, vous avez lu ce texte de Léonard de Vinci que cite Lacan, où Léonard de Vinci dit à ceux qui veulent peindre : eh bien, regardez les lézardes et les moisissures d'un vieux mur ou tendez un bras sur un rocher et cela sera propre à l'inspiration — ces accidents. Mais Cozens, c'est tout à fait intéressant – c'est autre chose, les taches sont faites à volonté, à partir desquelles on construit un paysage, avec un calque ou une très fine toile. Il n'y a pas de perspective classique à proprement parler mais tout joue sur ce qu'on appelle en peinture la perspective aérienne, c'est-à-dire la diminution vers l'horizon de la couleur.

 

Je vais demander à ce qu'on passe quelques-unes de ces taches pour que vous puissiez voir ce dont il s'agit. Et même si ça devient un parallélogramme ou un trapèze…                           

                                                                                                                                                                                                                                   

Alors, ce que montre l'analyse de Jean-Claude Lebensztejn, c’est que Cozens, tranquillement, discrètement, à la fin du XVIIIe siècle, met en question beaucoup de choses qui nous sont utiles — de mettre en question.

 

Le schéma intérieur ou l'idée qui servirait de modèle aux créateurs sont pour lui extrêmement évanescents. Celui qui commence par faire des taches, j'allais dire, ne sait pas forcément où il va. Il y a une vacillation du schéma intérieur. Et il y a une vacillation aussi de la notion d'objet et de la figuration. Ce qui est posé aussi de façon très intéressante, c'est la question du génie, qui était une question tout à fait importante au XVIIIe siècle : songez aussi à ce que Kant a pu dire dans la Critique du jugement : est-ce que la tache est quelque chose qui contredit l'idée de génie ?

 

Enfin – et c'est ce qui est très intéressant et très doucement subversif – le plus intérieur est extérieur.

 

La tache révèle quelque chose non pas d'accidentel pour Cozens mais une dimension essentielle de l'art. C'est-à-dire que tout doucement il nous amène à une sorte de laïcisation de l'inspiration.

 

Je vais vous lire une citation de Jean-Claude Lebensztejn à ce sujet. Il dit ceci dans La double origine de la tache :

 

Cozens, pour sa part, n'a pas pu faire l'économie de l'extériorité. La double origine de la tache (l'accident et l'autorité) – L'autorité, c'est Léonard de Vinci – est unifiée par elle. La méthode trouve son origine en deux lieux étrangers l'un à l'autre, mais plus étrangers encore à Cozens. Par deux fois, elle s'impose du dehors. Tout se passe comme si la tache, fondée sur le hasard et sur l'extériorité du modèle, devait avoir une origine où déjà elle trouve ses caractères. Par son origine, elle révèle ce qu'elle est : accident et dehors absolu – Il n'en fait pas qu'un accident dans la suite du texte !  – L'autorité de Léonard ne fait que redoubler cette extériorité de l'origine : si l'originalité suppose l'unicité d'un lieu intime, irréductible, qu'est-ce qu'une origine extérieure et double ? Le masque de l'origine mime la méthode, introduit ce paradoxe dont toute la Nouvelle Méthode –de Cozens – réfléchira, implicitement, les conséquences : le modèle intérieur, forme première de l'idée qui doit engendrer le paysage, est un accident extérieur, et l'origine est l'absence de l'origine.

 

Voyez que comme toutes ces idées de la philosophie antique sont... – enfin du moins platonicienne et plotinienne – … de l'idée première qui se projetterait à l'extérieur dans l'art, est complètement subvertie par ça. Voilà !

 

Ce qui met  – je suis encore Jean-Claude Lebensztejn p.163, si vous avez ce joli livre) Cozens à part de ses contemporains, c'est la conscience aiguë qu'il a de l'évanescence du modèle interne — ce que les Anciens appelaient l'idée par exemple, le modèle etc. : C'est parce que l'idée à représenter est toujours prête à défaillir que sa représentation a le caractère hâtif d'une course contre la montre. Ça, c'est tout à fait joli et intéressant. Les artistes contemporains le savent bien. C'est-à-dire, cette tache est faite très vite n’est-ce pas, avec cette espèce de hâte. Et après vient le travail. Quand je vous parle de la tache, effectivement j'ai en tête aussi certains lavis chinois.

 

Pour Roger de Piles, la tache est le miroir de l'artiste mais, avant Cozens dit Jean-Claude Lebensztejn, la tache était conçue comme le donné à l'état brut, jamais comme un art, art of blotting en anglais, puisque ce traité est anglais. Une production élaborée par la main de l'artiste et la juridiction minutieuse de la méthode. C'est-à-dire, c'est ça qui est original, qu'il produit la tache. Et ensuite, ce que Lebensztejn appelle avec humour « la juridiction minutieuse de la Méthode », c’est qu'il y a toutes sortes de progression : dans la couleur de l'encre, dans les façons d'appliquer un calque ou une toile très fine pour redessiner après... Enfin, vous lirez ça, c'est assez intéressant.

 

Et Cozens conclut ceci  – ça c'est le texte de Cozens traduit :

(…)  D'où l'on peut présumer que la pratique du tachage peut aider même le génie  – c'est-à-dire que ce n'est pas contradictoire au génie, parce que le XVIIIe siècle y tenait beaucoup à cette idée-là – et que là où le génie est latent, elle aide à le produire au jour.

 

Il fait aussi une chose – pour vous dire que les surréalistes ou quelqu'un comme Max Ernst n'est pas le premier dans cette idée-là – on peut faire des taches, et pour faire des taches on peut s'aider en froissant le papier. On le froissant en boule. Et ça donne des choses tout à fait singulières, des choses qui sont conservées au Victoria & Albert Muséum.

 

Alors ça c'était le 57 ... 56. Voilà. Première tache... je vous le donne en mille, mais enfin vous lisez le titre, c'est : Hannibal traversant les Alpes.

 

Alors là, c'est un détail, c'est la tache, c’est-à-dire qu’il s'aide des pliures des choses. Si vous avez dans l'œil des frottages de Max Ernst, ou des pliures de Max Ernst, ou Hantaï encore. Voilà, toujours cela.

 

Voilà la base de ce qui sera Hannibal traversant les Alpes.

 

Et voilà ce qu'il fait par-dessus. C'est-à-dire cette sorte d'étalonnage de la tache et un tout petit motif, là, à partir des taches. Voyez que c'est une traversée qui n'est pas sans intérêt. Traversée d'Hannibal...

 

Mais je vous remets la tache-là, sur ce papier froissé. Vous verrez que ce n'est pas sans importance sur la suite du propos. C'est-à-dire que les artistes contemporains qui pensent tout de même innover en trafiquant le support… ce n'est pas tout à fait nouveau !

 

Alors il écrit ceci, Cozens :  Le moyen le plus sûr de produire une grande variété de formes accidentelles de plus petite taille est de froisser de la main le papier où vous allez faire la tache, puis de l'aplatir à nouveau.

 

Quelle pouvait être l'incidence du froissage sur la tache ?  se demande Jean-Claude Lebensztejn. Alors il cite un autre texte :

 

Ma tache fut exécutée sans aucune idée préalable du sujet et dans l'espace de deux minutes, car j'avais le sentiment que la vitesse était essentielle si l'on voulait éviter tout dessin conscient.

(…) En outre, je constatai que d'un point de vue purement pratique, faire une tache sur un papier froissé sert non seulement à multiplier les formes accidentelles, mais joue encore un rôle actif en ceci, que le passage du pinceau sur les plis du papier brise les formes, et tend à prévenir la tendance naturelle de l'artiste à tracer avec son pinceau des formes soigneusement descriptives1.

 

Ça, c'est tout de même tout à fait intéressant de noter ça, cette critique de ce qui serait des formes picturales uniquement descriptives. C'est-à-dire qu'il y a là derrière quelque chose de très intéressant par rapport à toutes les théories contemporaines de l'art comme mimésis, par exemple. Et vous sentez bien que ce que je vous dis-là, c'est une critique de ces théories-là.

 

Le cabinet des dessins de Victoria and Albert Museum conserve une tache à l'encre sur papier froissé, – dit Jean-Claude Lebensztejn – recouverte d'un dessin de paysage sur papier verni. Cette tache, peut-être la plus extraordinaire de toutes celles qui nous restent de Cozens, par son aspect aléatoire et abstrait, porte au dos le titre surprenant d'Hannibal traversant les Alpes. C'est peut-être, j'allais dire, l'apologue de ce que fait l'artiste : Hannibal traversant les Alpes. Donc, bon !...  Cette feuille vernie a été mise au carreau ; les carreaux, d'environ un pouce de côté, sont numérotés de 1 à 9, à droite de haut en bas et de 1 à 12, en haut de droite à gauche. Le dessin à l'encre, tracé sur le papier verni, figure les contours d'une chaîne de montagnes particulièrement sublime et quelques arbres du premier plan. Ce terme « sublime », je n'ai pas le temps de vous le développer mais c'est un terme qui a tout à fait cours à cette période, et pas seulement chez Kant.

 

Qu'est-ce que veut dire tout cela ? 

      

Je me réfère à des choses que j'ai beaucoup étudiées en son temps, de la correspondance de Cézanne avec Émile Bernard – qui est passionnante, je vous la recommande – et effectivement Cézanne forme ce qu'il appelle  le motif de l'intérieur vers les bords. Dans les conversations avec Cézanne, Cézanne dit : Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'opposition entre couleur et forme. C'est pour ça que je commence par vous parler de la tache.

 

Et Lebensztejn cite Kandinsky dans l'opuscule qui s'appelle Regards sur le passé, en 1913, quand il voit la Meule de Monet. Je vais vous lire ce texte. C'est un beau texte de Kandinsky :

 

Et soudain pour la première fois je voyais un tableau le terme de tableau est mis en italiques. Ce fut le catalogue qui m'apprit qu'il s'agissait d'une meule. J’étais incapable de la reconnaître. Et ne pas la reconnaître me fut pénible. Je trouvais également que le peintre n'avait pas le droit de peindre de façon aussi imprécise. Je sentais confusément que l'objet faisait défaut au tableau – ça, c'est une phrase intéressante et qui nous enseigne pas mal. Et je remarquai avec étonnement et trouble que le tableau non seulement vous empoignait, mais encore imprimait à la conscience une marque indélébile, et qu’aux moments toujours les plus inattendus, on le voyait, avec ses moindres détails, flotter devant ses yeux. Tout ceci était confus pour moi, et je fus incapable de tirer les conclusions élémentaires de cette expérience. Mais ce qui m'était parfaitement clair, c'était la puissance insoupçonnée de la palette qui m'avait jusque-là été cachée et qui allait au-delà de tous mes rêves. La peinture en reçut une force et un éclat fabuleux. Mais inconsciemment aussi, l'objet en tant qu'élément indispensable du tableau en fut discrédité.

 

Si vous voyez les grandes compositions de Kandinsky de cette période 1913, on voit très bien ce qu'il a fait de ce qu'il a vu !

 

Et Lebensztejn, à la fin de son livre, dit ceci :

 

Pour trouver un dessin qui ne soit pas un contour, une couleur qui soit son propre dessin, il faut attendre l'après-guerre, Pollock et Newman : instance nouvelle du vieux couple, mais largement dégagée du principe de la mimésis. Cela posé, il convient d'ajouter qu'il y a un dessin des coloristes, une couleur des dessinateurs  (on a trop peu regardé la couleur d'Ingres, si abstraite, souvent si étrange)  – il a écrit des choses magnifiques sur Ingres – et que les manières dont la peinture fond et articule concrètement ces abstractions, méritent surtout de mobiliser le regard.

 

Donc vous le voyez, il y a là, dans ces textes, la critique de toute projection de quelque sujet que ce soit sur un écran ou je ne sais quoi, de toute idée intérieure projetée, il y a la subversion de l'idée d'inspiration et il y a la critique de toute mimésis. Je ne vais pas me faire des amis chez les Derridiens !

 

Mais surtout, pour nous qui lisons Lacan, la tache comme ce qui, d'entrée de jeu, est produite par hasard sans doute mais produite aussi, par exemple par le froissage, par une opération, est située comme une part de réel irréductible que l'on n’exclut pas, qui n'est pas située par son exclusion de quelque calcul géométrique, symbolique donc, mais qui fait partie intégrante du processus. Un peu comme un enjeu réel, comme un pari pascalien qui prend le réel même en compte, comme une mise. La tache faite par Cozens c'est comme une mise. Référez-vous aux séminaires de Lacan  R.S.I., Les non-dupes errent. Auparavant le Réel était conçu comme ce qui était réellement exclu du Symbolique et de l'Imaginaire ; il était au-delà d’une limite, je vous l'ai déjà dit, mais ici il y a une manière de poser quelque chose comme un Réel, comme une dimension avec laquelle on a affaire, qu'on prend à bras le corps. Ça a des conséquences tout à fait importantes, cela, ce que dit Lacan sur le Réel noué également avec le Symbolique et l'Imaginaire, ça a des conséquences évidemment sur le Symbolique et l'Imaginaire. On ne le dit pas assez. Et cela nous permet de penser par exemple – et c'est l'art qui nous aide à penser ça – l'idée d'un Imaginaire qui ne serait pas délinéé, comme l'Imaginaire spéculaire par exemple. Et ça permet d'approfondir aussi, du coup, ce qu'on appelle l'imaginaire spéculaire. Et il y a là une critique possible de ce que le point de fuite suggère, à la fois de fini, d'infini et d'unique, par rapport au sujet. Et j'allais dire la peinture, la peinture qui vaut, traite de ces sujets. Toute la peinture. C'est pour ça que je vous ai donné la citation des conversations de Cézanne avec Émile Bernard.

 

 

Le deuxième point que je voulais aborder mais qui traite des mêmes questions, je m'appuie sur deux tableaux. Alors je n'ai pas pu en faire de transparents... parce que mon Copy Store ne faisait pas de transparents de couleur, bon !

 

 

Comme nous sommes peu nombreux je vous montre ces tableaux que vous pouvez faire passer. J'en ai fait trois mauvaises photocopies. Voilà, c'est la Vénus d'Urbin de Titien et puis l'Olympia de Manet que vous pouvez maintenant voir au musée d'Orsay puisque les travaux sont finis. J'ai entendu sur France Info que c'était ouvert.

  Titien  
Vénus d'Urbino  
1538   
Huile sur toile   
1,19m x 1,65m   
Musée des Offices, Florence

 

Le texte d'Arasse – qui est délicieux – On y voit rien, la peinture nous enseigne qu'on y voit rien (alors il écrit ça : o-n, « y », il n'y a pas le « n' ») pour montrer qu'il avait lu aussi ce que Lacan disait sur le « rien »  par exemple, et «  rien » c'est aussi un autre mot du Réel. C'est un objet petit a, dit Lacan, mais un peu particulier. On y voit rien. Bon !

 

Alors dans cette Vénus d'Urbin, si vous la regardez un peu, je ne vais pas vous refaire l'analyse d'Arasse dans tout son détail. Enfin vous voyez cette femme-là, allongée sur cette espèce de coussin et se caressant visiblement le sexe. Le tableau est tout à fait érotique à ce niveau-là. Et il y a derrière, un espace qui est complètement construit selon la perspective classique : point de distance, point de fuite etc., simplement, la femme allongée – Manet s'en est inspiré plus tard dans son Olympia – elle est située devant, dans une sorte d'espace un peu flottant. Et il y là  – enfin vous regarderez le tableau dans n'importe quel livre d'art sur le Titien – un espace qui est vertical et qui coupe tout à fait le tableau. Et là Arasse critique Panofsky. Il dit ceci :

Ce qui coupe verticalement le tableau ce n'est ni un rideau ni un mur et son bord n'est pas un bord de rideau  ou de mur, pas plus qu'il n'y a de « bord du pavement ».   Ce sont des bords, écrit Arasse, purement et simplement. De purs bords. Ils ne représentent rien – là encore on retrouve une critique de la représentation. Ils se contentent de fixer les limites entre les deux lieux du tableau : le lit avec la femme nue et d'autre part la salle avec les servantes.

 

Il y a, après, tout un jeu, ou avant, tout un jeu, c'est la femme dans le coffre, elle a un coffre et dans les coffres de mariage à cette époque-là, quand on ouvrait le couvercle, il y avait une femme nue. C’est délicieux comme idée ! Mais la servante se penche sur le coffre qui est entrouvert… et la femme nue elle est devant le tableau. Bon !

 

—  Où voulez-vous en venir ?  – Parce que Arasse s'est amusé à faire ça en dialogue.

 Il dit ceci :

— Ces deux lieux n'appartiennent pas à un même espace. Voilà où je veux en venir. Spatialement, ils ne sont pas continus, ils sont contigus – c'est-à-dire, traduisons : ils sont en voisinage. C'est pour cela qu'on ne peut pas « passer » de l'un à l'autre et c'est aussi pour ça qu'on ne peut pas se représenter, ni penser de façon cohérente, l'unité spatiale de la pièce. En fait on ne devrait pas dire que la Vénus d'Urbin est dans un palais parce que l'unité du tableau n'est pas une unité spatiale. Il y a deux lieux, juxtaposés et tenus ensemble par la seule surface du tableau. 

C’est ça qui est intéressant dans l'analyse d'Arasse.

 Alors dans le dialogue :

—  (…) Toute l'arrière-salle est construite en perspective. Et Titien lui a même accordé une attention qui est très rare dans l'ensemble de son œuvre. Le dallage en perspective est soigneusement construit et cette perspective géométrique devait donc jouer pour lui un rôle décisif dans la construction du tableau. 

Mais, et c'est là que poursuit Arasse :

—  (…) La perspective là construit bien l'unité du tableau. Mais ce n'est pas une unité spatiale. C'est une unité mentale. 

Unité qui ne comporte pas seulement la construction perspective mais ce non-lieu où la femme est mise nue. Ça donne à penser sur ce que c'est que la nudité. Bon. Alors quand il dit : c'est une unité mentale, c'est un clin d'œil à Panofsky, la perspective comme forme symbolique. Enfin vous connaissez peut-être ces textes-là. Mais ce qui m'importe, c'est qu'il il y a là quelque chose qui relève de la contiguïté qui nous enseigne. Il y aurait donc je crois une relecture à faire de ces peintres qu'on appelle Primitifs  – à grand tort –  ou des transgressions des peintres, après la Renaissance, des transgressions qui sont faites à la perspective albertienne. Le non-lieu indiqué par la transgression aux règles de la perspective qui est toujours unifiante, ce non-lieu qui est la surface même du tableau est quelque chose, comme la tache d'ailleurs, qui arrête la hâte que nous mettons à nommer des représentations. Ça subvertit vraiment tout cela. Il y a donc là une critique de la représentation qui est censée dans la philosophie classique poser la question du sujet, avec celle de l'objet.

 

Le troisième point. Ceci peut nous éclairer sur un passage de Freud à propos du petit Hans  et sur l'interrogation de Lacan à ce sujet.

 

Vous vous souvenez que le petit Hans a peur, mais de quoi ?

Et il dit : « Il y a quelque chose de noir sur la bouche du cheval – etwas Schwarzes ».

Dans La relation d'objet, le séminaire sur la relation d'objet, Lacan dit ceci : Je ne sais pas si la phobie est une chose tellement représentative que cela, car nous allons voir qu'il est très difficile de savoir de quoi il a peur.

Ça, ça me semble quelque chose de tout à fait central.

Alors, chez Lacan, c'est effectivement, comment vous dire, tout le trajet qu'il va faire, pour faire du « cheval » un signifiant. Mais enfin, je ne vais pas raconter tout le séminaire sur la relation d'objet... C'est-à-dire qu'il est très difficile finalement de savoir de quoi il a peur. En tout cas, ce n'est pas d'une représentation.

 

Alors dans le séminaire du 20 mars 1957  – je n'ose pas vous donner la page de mon édition qui est un peu ancienne, imparfaite –  Lacan se pose la question, c’est : le petit Hans a peur du cheval, il est capable même de dessiner la bouche du cheval avec la tache noire. Mais l'élément représentatif là-dedans, et là je cite Lacan : Je veux bien, mais vous êtes bien avancé après, pourquoi cet élément représentatif ? Pourquoi une représentation si singulière ?  Et c'est là, à la suite à la fin de la page 196, dans mon édition qu'il dit :

Je ne sais pas si la phobie est une chose tellement représentative que cela, car nous allons voir qu'il est très difficile de savoir de quoi il a peur. Il l'articule de mille façons mais il reste un résidu tout à fait singulier. Si vous avez lu – ­là je lis Lacan… qui cite Freud, et voilà  –l'observation, vous savez que ce cheval qui est brun, blanc, noir, vert et ces couleurs ne sont pas sans intérêt, pose une énigme qui jusqu'au bout de l'observation n'est jamais résolue.

 

Et c'est ça que nous cherchons dans les textes de Lacan ou de Freud, ce qui n'est pas résolu. Je continue la citation de Lacan :

C'est je ne sais quel espèce de tache noire qu'il a par là, qui en fait un animal des temps historiques  – je croyais que c'était plutôt préhistoriques, enfin bon ! – devant ce chanfrein de cheval, il y a cette espèce de tache noire. Et le père d'interroger l'enfant :

Est-ce le fer qu'il a dans la bouche ?

Pas du tout, dit l'enfant, non, non.

Est-ce le harnais ?

Non, non.

Et celui que tu vois là, il a la tache ?

Non, non, dit l'enfant.

Et puis un beau jour, fatigué (le petit Hans), il dit :

Oui, celui-là l'a, n'en parlons plus !

 

Ce qu'il y a de certain, dit Lacan, c'est qu'on ne sait jamais ce que c'est que ce noir qui est devant la bouche du cheval. » C'est peut-être là que l'art... ou l'art de la tache peut nous enseigner !

Ce n'est donc pas si simple que cela une phobie  dit Lacan, puisqu'il y a même des éléments quasiment irréductibles. C'est assez peu représentatif.

Vous voyez qu'il insiste là-dessus. Et alors il va plus loin. C'est assez passionnant :

Et s'il y a quelque chose qui donne bien le sentiment de ce sur quoi on s'est exprimé dans ces poussées qui surviennent périodiquement dans l'analyse, cette notion d'une espèce d'élément négatif hallucinatoire, c’est bien là quelque chose dans cette sorte de flou, car c'est en fin de compte cela qui nous apparaît le plus clair dans cette tête de cheval et qui est bien fait pour nous en donner l'idée.

C'est-à-dire que Lacan va très loin n'est-ce pas, il en fait un élément, une espèce d'élément négatif hallucinatoire, donc quelque chose qui touche au Réel. Ce n'est pas sans relation avec ce qu'il y a dans la phobie, qu'on traduit très mal par un sentiment d'abandon ou de mort, mais qui est plutôt quelque chose d'assez métaphysique, qui fait que, et Lacan le dit très bien à propos du petit Hans, qu'on pourrait s'imaginer comme un néant.

 

Je cite à nouveau Lacan :

C'est sur un fond beaucoup plus profond  – que ce qu'il a dit auparavant –  que la crise s'ouvre  – la crise phobique –  que le sol se dérobe sous les pieds. À partir du moment où l'enfant peut concevoir qu'il peut tout d'un coup ne plus remplir d’aucune façon sa fonction, qu'il peut n'être plus rien et que tout simplement il n'est rien de plus que ce quelque chose qui a l'air d'être quelque chose, mais qui en même temps n'est rien, et qui s'appelle une métonymie. 

 

Ça, c'est un texte que vous pourriez méditer et relire parce qu’il est d'une rigueur clinique aride. C'est-à-dire que l'enfant, on ne peut pas dire qu'il est l'objet métonymique, il est à l'intérieur de la mise en question de la métonymie elle-même, dans le risque qu'il prend entièrement lui-même, n'est-ce pas ? Et la tache noire sur le cheval, je crois qu'on peut l'interpréter comme justement ce négatif quasiment hallucinatoire qui est le risque, que prend presque tout enfant, lorsqu'il se met à, j'allais dire, penser. Vous savez, l'âge de la métaphysique, c'est quatre ans. Quand il se met à penser et que tout à coup dans le langage, dans les processus métaphoriques et métonymiques, il y a l'enjeu qui est en fait lui-même, le Réel qu'il est lui-même.

 

Et la tache est quelque chose de cet ordre-là. Et c'est tout à fait intéressant parce qu'à ce moment-là, eh bien c'est tout l'espace qui est conçu, toujours dans le même séminaire, le monde apparaît ponctué de toute une série de points dangereux, de points d'alarme, si on peut dire, qui est quelque chose qui, d'une certaine façon, le restructure. Et il va jusqu'à dire que tout l'espace est fait comme une série de seuils. Et c'est ce qu'on voit dans la peinture. C'est ce que je vous ai montré à propos de Titien, par exemple : des espaces qui n'ont rien à faire les uns avec les autres, contigus, et qui constituent chaque fois avec le bord du tableau une série de seuils. Et cette tache noire n'est-ce pas c'est peut-être la trace de l'angoisse. Ça c'est tout de même intéressant de parler de ça, de cette tache noire, de ce... plus exactement, de ce etwas Schwarzes. C'est-à-dire qu'à partir de là, on ne peut plus parler n'importe comment de l'écriture et de la trace et de… etc. C'est-à-dire que l'espace est une série de seuils.

 

La deuxième chose que je voudrais vous dire à propos du petit Hans, eh bien c'est évidemment le passage de la « girafe chiffonnée ». Je vous ai parlé de Cozens et du papier froissé n'est-ce pas !

Alors la girafe chiffonnée, ça c'est ce petit Hans tout à fait merveilleux, plein d'ironie à l'égard de son père un peu pataud, qui veut toujours ramener la nomination et la figure. Et le père de Hans appelait sa femme « Ah ! Ma grande girafe ! » Bon. Mais la girafe, il y a une grande girafe et une petite girafe, enfin vous relirez l'observation du petit Hans, et Lacan dans le séminaire du 27 mars 1957, dit ceci : Là il y a une grande girafe et une petite girafe, que l'on a traduit par chiffonnée, on a traduit comme on a pu « zerwutzelte » en allemand ça veut dire « roulée en boule ». On demande à l'enfant de quoi il s'agit et il le montre. Il prend un bout de papier et il le met en boule. Si ce n'est pas une critique radicale de toute figuration et de toute nomination, c'est important. Une façon de se moquer de son père mais aussi à mon avis, me semble-t-il, quelque chose qui est très intéressant du point de vue de la phobie, c'est-à-dire la contraction de l'espace et du temps dans la crise phobique.              

 

Dans le séminaire du 10 avril 1957, Lacan reprend la question de la tache, de ce quelque chose de noir sur la bouche du cheval. Un instant, dit Lacan, Freud vacille. Il s'agit à ce moment-là de ce fameux noir qu'il y a devant la bouche des chevaux sur lequel ils sont là à s'interroger, à chercher ce que ça veut dire avec une lanterne  –  ça c'est  Avec la lanterne je cherche un homme4, c'est très ironique de la part de Lacan. Alors, quand Freud se dit « mais là voilà la longue tête (la longue tête du père !), la longue tête c'est cet âne-là pour tout dire et quand je dis que c'est cet âne-là, dites-vous bien quand même que cette espèce de noir violent qui est là – et jamais élucidé devant la bouche du cheval – c'est quand même bien cette béance réelle, toujours cachée derrière le voile et le miroir... il continue… etc. C'est-à-dire qu'il y a à chercher autre chose que la délinéarisation du stade du miroir par exemple, décrite par Lacan dans le stade du miroir à propos de l'imaginaire spéculaire, qu'il y a – et c'est à propos de cette tache dans la phobie, à propos du petit Hans, – cette béance réelle qui est vraiment intéressante, qui n'est pas une énigme  – parce qu’une énigme ça se pose toujours par rapport à un sens ou une représentation –  mais qui est là. Qui est là. Avec quoi on a affaire. Une béance cachée derrière le voile et le miroir. C'est-à-dire que le noir, ici, ne signifie pas automatiquement le tragique, mais c'est quelque chose qui nous invite à réviser nos idées de l'écriture, de l'inscription, de la représentation en tout cas. C'est du noir flottant qui permet de dire que la figuration, ce n'est jamais ça. Qu'on ne doit pas en rester là. Ce n'est pas seulement la trace de la peur qui a remplacé l'angoisse, puisque vous savez que dans ce texte, Lacan distingue la peur phobique, de l'angoisse. Mais c'est peut-être à mon avis la trace réelle de cette opération symbolique. Le noir sur la bouche du cheval dessiné par Hans – puisqu'il le dessine à la fin – eh bien c'est la trace de l'opération symbolique qui fait passer de l'angoisse à la peur. Non pas donc une trace sur un support, vous le voyez, mais trace d'une transformation, d'une opération, d'un processus. Plus tard à propos des Ménines – je vous en parlerai peut-être la prochaine fois, je ne sais pas – Daniel Arasse nomme avec Kant que le peintre pose toujours les conditions de la possibilité de la représentation, et ce faisant, bouleverse la question de la représentation. Mais pour nous, si je vous ai fait étudier ces taches diverses, dans leurs aventures comme le passage des Alpes par Hannibal, c'est pour marquer les conditions de possibilité de ce que nous, nous appelons le fantasme et la construction toujours aléatoire du fantasme. Voilà je vous remercie.

 

Applaudissements.

 

Voilà, alors si vous avez des questions à me poser.

 

Nelly Garnier :

Excusez-moi, pourriez-vous me dire ce qu'est la mimésis, je ne sais pas.

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Mimésis, ça veut dire imitation en grec. C'est une vieille théorie qui plonge depuis l'Antiquité dans les rapports entre ce qu'on appelle la nature, ou ce qu'on appelle les objets etc. mais qui est reprise aussi de façon contemporaine, dans la philosophie contemporaine. Et qui n'est pas du tout, vous le sentez bien, la position de Lacan par rapport à l'art, je veux dire qu’il est en directe critique de tout cela.

 

La tache vous a sidérés ? ! … Oui. Sophie !

 

Sophie Angosto :

Charles Melman nous a dit ici l'année dernière dans une conférence, que les femmes étaient des taches colorées, je crois… – je l'entends derrière moi donc il y en a d'autres qui ont pensé à cette affirmation [Christiane Lacôte-Destribats: Je ne connaissais pas cette affirmation-là. Oui.] Alors justement, je tentais de vous suivre et je me disais après tout la tache colorée, la béance réelle, je pouvais à peu près m'autoriser une association qui ne me semble pas de malfaiteurs. Jusque-là tout va à peu près bien, mais là où je n'arrive pas, c'est à la dimension du fantasme, dans cet enchaînement qui me convenait à peu près...

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Non, mais parce que je n'ai pas parlé du tout du fantasme. J'ai parlé de quelque chose qui était les conditions de possibilité peut-être du fantasme mais qu'on ne peut pas comprendre sans le situer par rapport à une position de l'Imaginaire qui ne soit pas uniquement spéculaire, n'est-ce pas. C'est ça la question. C'est pour complexifier la question du fantasme, pour le rendre moins évident. Pour que nous ne racontions pas des bêtises sur l'art qui serait une illustration du fantasme, ou de phantaisie comme on disait au XVIIIe en Allemagne, hein ! Des choses comme ça.

 

Sophie Angosto :

Mais pour dire les choses de manière plus plate, je dirais cette histoire de la tache évoque quelque chose qui ne relève pas de la maîtrise.

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Absolument. Absolument. Absolument. C'est là peut-être tout l'intérêt de notre réflexion, c’est là que ça peut toucher à quelque chose de réel, qui nous échappe. Et les premiers textes que je vous ai cités de Lebensztejn, où finalement c'est l'extériorité de la tache qui renvoie quelque chose où le sujet vacille. C'est-à-dire tout dépend de quelque chose d'extérieur. C'est pas tout à fait l'extime et le plus intime de Saint Augustin, mais c'est quelque chose où le sujet n'est pas le sujet maître en tout cas. C'est autre chose. Et à ce titre, à ce titre, c'est ça qui nous intéresse dans la psychanalyse.

 

Aline Brunati :

Dans la peinture c'est ça.

 

Catherine Magdelaine :

Oui, mais alors justement je suis très intéressée par ça, et justement dans cette limite-là, comment est-ce que vous pouvez dire qu'en même temps ça reste de l'Imaginaire… peut-être quelque temps, et qu'en même temps ça dépasse l'Imaginaire… dont on ne peut pas redéfinir complètement le tracé, ou le décrire etc. alors, est-ce que c'est encore de l'Imaginaire ? On a l'air d'être là sur la tranche entre le Réel et l'Imaginaire…

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Exactement. Vous avez tout à fait saisi ce que j'essayais de vous faire sentir par ces textes, absolument, il s’agit… le point où ça...

 

Catherine Magdelaine :

Où ça se nouerait ?

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Où ça se nouerait ? Oui. Tout ça est intéressant aussi au niveau de ce que Freud appelait… mais Lacan ne le considérait pas tout à fait… c'est-à-dire la question de la figurabilité dans le rêve. Nous avons fait un séminaire là-dessus très longuement. Alors les figures du rêve – ça c'est de la psychanalyse de mauvais aloi n'est-ce pas – mais la question de la figurabilité nous pose déjà la question que je vous posais, c'est-à-dire : qu'est-ce qu'il y a de réel, d'imaginaire et de symbolique dans le rêve par exemple, par rapport à ça ? C'est important.

 

Catherine Magdelaine :

C'est peut-être un détail mais je suis toujours gênée quand on dit que le rêve est visuel. Il me semble, c’est peut-être personnel, que justement ce n'est pas figurable. Ce qu'on voit dans un rêve ce n'est pas véritablement des images. C'est des images avec de la pensée et qu’on ne peut pas dessiner, ou alors on déforme. C'est quelque chose d'autre qui est dans notre tête et qui est entre l'image et les représentations verbales, je ne sais pas comment dire ça.

 

Christiane Lacôte-Destribats :

En tout cas si les textes que je vous ai donnés peuvent vous aider à entendre les rêves dans leur enjeu qui est de situer un imaginaire qui ne soit pas uniquement figurable, ce serait intéressant. À ce propos, il y a au musée Guimet actuellement une exposition sur Jung5. On a retrouvé des manuscrits, certains d'entre vous ont vu ça, alors on ne voit là que des figurations, qui deviennent des symboles, sous forme de mandalas très, très précis. D'ailleurs la famille de Jung avait hésité à les présenter, à les éditer, parce que là on voit vraiment à quel point Jung dérapait. Mais c'est tout à fait intéressant de voir que ça engendre des images et des imageries d'une tout autre texture – folle d'ailleurs chez Jung – que par exemple la tache noire sur la bouche du cheval du petit Hans, n'est-ce pas !

 

Technicien à la régie : J'ai une question d'un internaute : Pouvez-vous revenir sur ce que vous avez dit sur le seuil dans l'espace. Qu'entendez-vous par seuil ?   

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Bien il y a déjà souvent un premier seuil qui est le cadre du tableau. Il y en a d'autres comme dans le tableau du Titien, c'est-à-dire des ruptures de construction du tableau. C'est-à-dire : des éléments perspectifs et d'autres qui ne le sont pas du tout et qui ramènent à chaque fois le tableau à sa propre surface. Ce ne sont pas du tout les gens des années 60 – supports surfaces – qui ont inventé toute la subtilité du rapport entre le support, le cadre et tout cela. C'était fait de tout temps dans toute peinture. Bon ! C'était cela, c'était la discordance entre... Bon ! Alors, il y a, je l'argumentais avec la question de la phobie où – c'est assez complexe – non seulement il y a des points d'alarme, des points où le sol se dérobe un petit peu comme dans les tableaux du XIVe siècle où il y a des ermites dans le désert, où il y a des rochers, puis des failles, comme cela. C'est tout à fait passionnant de voir qu'il est impossible de passer d'un rocher à l'autre pour rejoindre Saint Antoine ou je ne sais quel autre saint, bon ! Mais il y a aussi, et c'est ça que j'essayais de montrer, et c'est ça que montre brillamment Lacan dans l'analyse du petit Hans, ce passage absolument problématique entre l'imaginaire et le symbolique, où il explique par exemple à-propos de la baignoire et de ce qui se dévisse, de ce qui se revisse. C'est-à-dire, il explique Lacan qu’il y a une répétition de manipulation de l'espace, une répétition qui aboutit à quelque chose qui va se mettre dans une espèce de sériation. C'est-à-dire cette succession de passages sur les seuils va finalement peut-être avoir la chance d'aboutir à une opération symbolique. Voyez, c'est ça l'enjeu de la phobie. C'est ça aussi l'enjeu du jeu des enfants, toujours répétitif.

Est-ce que j'ai répondu un peu à la question ?

Il y a d'autres questions ?

 

Monique de Lagontrie :

Moi je trouvais que le geste de l'enfant qui chiffonne le papier… ça me faisait penser à... enfin ça faisait intervenir la topologie.

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Mais oui ! Absolument.

 

Monique de Lagontrie :

On passe au volume, comme si quelque chose du Symbolique, de l'Imaginaire et du Réel se jouait dans l'espace et que la tache était comme l'éclatement ou l'éclaboussure de la question de l'objet.

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Mais c'est très joli ce que vous dites-là. Et effectivement, on pourrait dire que le petit Hans en froissant cela, ce n'est pas seulement comme on dit un geste d'agressivité à l'égard de la fameuse grande girafe, sa mère, se moque du point-perspective, ou encore qu'il l'analyse, qu'il le déplie, mais qu'il fait passer à un autre ordre que l'espace à deux dimensions. C'est intéressant. Bien sûr il est métaphysicien et un peu topologue.

D'autres questions ?

 

Stéphane Petricca :

Je repense à ce que vous disiez par rapport à la tache de la bouche du cheval du petit Hans et lorsque vous avez parlé de… vous faites un lien avec l'angoisse. Je me disais : est-ce qu'il n'y a pas justement de la part du petit Hans une identification à la tache ?

Est-ce que je suis assez clair ou faut-il que je précise un peu ?

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Écoutez peut-être qu'il faudrait appuyer la chose.

 

Stéphane Petricca :

Alors je vais l'appuyer. Justement je me demandais finalement dans un tableau, lorsqu'on regarde un tableau, s'il n'y avait pas..., ce qui vient attraper le regard du regardant, s'il n'y avait pas quelque chose d'un objet perçu, voire même d’une construction perceptible de l'objet, dans le tableau. Un objet qui resterait indicible, comme pour le petit Hans, mais quelque chose qui vient attraper le regard, sans pouvoir même en dire quoi que ce soit. Donc une identification à l'objet, convenue, ou perçue, ou construite perceptivement dans le tableau.

Christiane Lacôte-Destribats :

On peut penser ça… avec Alberti, oui tout à fait. Mais là je ne vous parle pas d'Alberti justement. Je vous parle d'autre chose. L'enjeu en tout cas pour le petit Hans, à la lumière de la lecture de Lacan, c'est que la tache est une espèce de néant hallucinatoire, de sa propre exclusion du monde. Ça peut se dire en termes d'abandon, en termes de ne pas être situé par rapport à la question phallique. Ces choses-là, n’est-ce pas, dont on a beaucoup parlé. Mais c'est un moment très, très dangereux. Un moment aussi qui est de la condition humaine, enfin je veux dire que le parlêtre est le seul qui se pose la question de sa possible inexistence, dans le désir de l'Autre. Donc, on ne peut pas dire qu'il s'identifiait à la tache, c'est plus... Voyez, le parcours est plus ancré dans la construction de sa position symbolique. Est-ce que j'ai répondu à votre question ?

 

Stéphane Petricca :

Et si j'ai bien compris ce serait plus dans la rencontre avec l'objet ?

 

Christiane Lacôte-Destribats :

Y a pas de rencontre avec l'objet vous savez. L'objet commence par faire peur. Et la peur ; c'est le substitut de l'angoisse, c'est la trace de l'angoisse. Il a construit une peur pour éviter l'angoisse. C'est ça que raconte Lacan. Alors la rencontre... Bouff !

Ça va ? Bon, on va s'arrêter !

 

Applaudissements.

 

1. Jean-Claude Lebensztejn : L'art de la tache, introduction à la Nouvelle Méthode d'Alexander Cozens. Éditions du limon, 1990, 572 p., 91 ill. n. b.

Alexander Cozens (1717 ? - 1786) est un peintre né en Russie. Après un séjour à Rome où il a pratiqué la peinture en plein air, il est devenu un professeur de dessin à la mode auprès de la bonne société londonienne. Il a publié plusieurs traités sur l'art de 1759 à 1785. Le dernier ouvrage publié est Nouvelle méthode pour faciliter l'invention de compositions originales de paysage.

2. De Matisse à Stella, de Seurat à Mondrian, de Pontormo à Morley, Jean-Claude Lebensztejn invente pour chacun de ses objets d'étude une approche différente, toujours vivante, sans jamais s'enfermer dans des schémas préconçus. Avec L'Art de la tache (1990), issu de sa thèse d'État  soutenue en 1984, Lebensztejn analyse le texte d'Alexander Cozens.

3. Martin Hardie, « Early Artists… », The Collector, décembre 1930.

4. Diogène de Sinope, (Sinope v. 413 – Corinthe, v. 327 av. J.-C.), aussi appelé Diogène le Cynique.

5. JUNG, C. G., Le Livre Rouge, Liber Novus, L’Iconoclaste/La Compagnie du Livre Rouge, 2011.

 

Transcription et notes : Monique de Lagontrie.

 

 

 

Les 11 œuvres de Cozens :

 

PL 14 –

 

PL 40 tache-41-42-43 –

 

PL 37 tache-38-39 ­–

 

3 PL (dont 2 sur papier froissé) pour Hannibal traversant les Alpes :