Alain Bellet "Les dimensions sociales et historiques de la psychopathologie"

Bien si vous voulez on va commencer, alors aujourd'hui déjà le titre, le titre que vous aviez sur votre petit tableau : il y a une petite erreur de transcription sans doute, il y a marqué « Contiguïtés et discontiguïtés dans l’approche des psychoses » et c'est évidemment « Contiguïtés et discontinuités dans l'approche des psychoses ». C’est-à-dire que l'on va là aborder le thème des psychoses. La contiguïté, il y a le discours de la psychiatrie qui évidemment traite des psychoses et puis il y a la psychanalyse qui également traite des psychoses, donc ce sont deux discours qui sont là on pourrait dire un peu à côté l'un de l'autre mais est-ce qu'ils sont en continuité ? Non, il y a un certain nombre de ruptures conceptuelles entre la démarche psychiatrique classique telle que je l'ai évoquée la dernière fois, et la psychanalyse. Ce sont deux approches distinctes de la psychose et des phénomènes de la psychose.

 

Alors, pour poursuivre juste un petit point sur l'intervention de Madame Lamrani-Tissot de la dernière fois, sur l'infatuation de l'identification. Qu'est-ce qu'on peut dire ? C'est un phénomène de société. Ce qui nous intéresse c'est que vis-à-vis d'un phénomène de la société, qu'en dit la psychanalyse par exemple ? C'est ça qui nous intéresse. Et Pour ça j'en reviens encore à des références bibliographiques puisque j'avais vu passer des messages demandant, cette identification, où est-ce que nous allons trouver cela ? C'est vrai que l'identification est un sujet très vaste, c’est le moins que l'on puisse dire. Alors les références immédiates pour s'intéresser à cette question, d'une réponse en quelque sorte de la psychanalyse dans le discours social, c'est évidemment l'ensemble d'articles de Freud qui sont réunis sous le titre Psychologie collective et analyse du moi.

 

Et j'avais envie de dire que cela ne vous empêche pas aussi d'aller voir Les études sur l'hystérie, qui est le premier ouvrage, les premiers travaux de Freud, qui inaugure ce qu’est une écoute analytique et vous y verrez que l'hystérie y est abordée d’emblée sous l’angle de l’identification. En ce sens que la symptomatologie hystérique est l’expression de certains traits identificatoires du patient ou de la patiente. Alors bien évidemment vous pouvez aussi vous reporter et travailler éventuellement le séminaire de Lacan, L’identification. Je ne sais pas si certains d’entre vous sont également dans le mouvement des enseignements de l’ALI, mais cette année avec l’ALI, on étudie précisément l'Identification et donc le séminaire de Lacan qui est un séminaire qui d’emblée pose en quelque sorte cette opposition entre une identification imaginaire et une identification symbolique, identification de signifiant comme dit Lacan. Voilà une référence là encore bibliographique mais qui nous amène à considérer que l'infatuation qu'évoquait Madame Lamrami-Tissot à propos de l'identification, c'est pour Lacan le plus souvent l'infatuation du moi, c'est le fameux « moi je ». Son support c'est l'image unitaire du corps idéalisée dans le moi idéal, et évidemment là vous pouvez aussi vous reporter au séminaire de Lacan, Le moi dans la théorie freudienne, où il fait un peu l'historique du moi, montrant que le moi n'a pas toujours existé, il date à peu près de Montaigne voire de Pascal. Pascal disait « le moi est haïssable » en en dénonçont l'infatuation bien sûr. Donc voilà autant de références quant à ce qu'il en est, on pourrait dire, d'une réponse de la psychanalyse à certains phénomènes sociaux. Pour dire que la psychanalyse ne se réduit pas chez Freud au cabinet de l’analyste et au divan. Freud a beaucoup écrit sur le social et la société.

 

Alors, on va reprendre là maintenant, là où on a noté la dernière fois, où j'avais évoqué comme dernière perspective dans la clinique classique, la perspective psychosociologique et le modèle justement ethnopsychiatrique. En faisant valoir l'attention portée aux déterminants sociaux idéologiques, aux facteurs culturels qui avaient été inaugurés par des courants culturalistes américains. Vous avez des grands noms de cette anthropologie culturelle avec Margaret Mead, Ruth Bénédict, Abraham Kardiner, donc une psychanalyse culturaliste qui a ses pionniers encore avec « Geza Roheim », Adler, Reich, Erich Fromm, qui en France vont être repris par Georges Devereux, Marie-Cécile et Edmond Ortigues et Tobie Nathan, entre autres bien sûr.

 

Donc voilà une évocation rapide de cette démarche de la clinique qui fait valoir la nécessité de prendre en compte ces aspects culturels, les problèmes contemporains posés par les conséquences de la colonisation, la diffusion du discours scientifique, confrontation des mythologies et des idéologies, problème de l'immigration, la montée des intégrismes, etc. J’évoquais là cette dimension et au terme de ce parcours de quoi ? de toutes les modalités d'approches que propose la clinique classique en fonction des théories portant sur l’étiologie de la maladie mentale, en fonction des théories psychosociales etc., environnementales etc., ce dans toute leur diversité jusqu'au déclin de la clinique classique. Tous ces courants de pensée que l'on vient d'évoquer pour montrer la disparité des approches, ce n'est pas pour essayer de créer une espèce de syncrétisme, mais bien évidemment pour montrer à quel point vous avez des discours distincts les uns des autres qui proposent chacun leur interprétation du phénomène de la psychose. Donc c'était pour vous montrer cette disparité.

 

Or depuis les années 1950, la clinique classique périclite, l'invention des neuroleptiques a marqué un arrêt, c'est évident, c' est contemporain, et du coup cette clinique, non seulement n'invente plus, mais en plus, sa démarche qui était particulièrement, quand même il faut le reconnaître, structuraliste et qui avait connu un grand essor, eh bien même cette démarche finit par s'épuiser et on assiste à un retour à des déterminismes fondés uniquement sur la description, par exemple les états limites qui viennent combler la rupture qu'il y avait entre névrose et psychose en tant que deux structures radicalement différentes, eh bien on va là s'intéresser à toute cette clinique des états limites, borderline, donc quelque chose qui est beaucoup plus orienté vers une phénoménologie des manifestations de la psychose et qui vient rompre ce point de rupture. De même par exemple le traumatisme. Tout d'un coup le traumatisme vient tout expliquer. Il y a des microtraumatismes, tout le monde se retrouve finalement à être sujet d'un traumatisme. Donc vous voyez que les causalités font l'objet de discours qui varient comme cela.

 

Mais par ailleurs on considère aussi que la clinique classique atteint une limite interne à sa démarche. Alors qu'est-ce que c'est que cette limite interne à sa démarche ? Eh bien c'est tout simplement que l'on a pu voir que cette clinique classique, elle se fonde sur l'observation, sur le regard clinique et que cette observation bute sur une limite à créer des classes, des espèces, des catégories. On observe des signes cliniques, on essaye de les classer, de créer des classes, des espèces et cette classification finalement, et c'est ce que l'on évoquait au premier cours, va buter sur la radicale singularité du sujet. Le sujet lui ne peut pas s’objectiver comme l'objet d’observation scientifique et bon, bien qu'on en ait eu conscience tout le temps, en particulier par rapport à ce diagnostic de schizophrénie, qui s'appelait d'abord une démence précoce avec Kraepelin, puis avec Bleuler elle s'est appelée schizophrénie, certes en s'inscrivant dans une démarche beaucoup plus psychogénétique, mais n'empêche qu'aux USA on fait le constat de l’inefficacité de toutes ces théories, y compris la psychanalyse, à soigner les psychoses. Pragmatisme américain, il y a beaucoup de théories mais il n'y en a aucune qui répond à la question du réel de la psychose. Et donc pour y répondre, déjà il faudrait établir un nouveau système de classification, le fameux DSM dont vous avez sans doute entendu parler. Mais à partir du DSM qui a fait l'objet de plusieurs éditions, bien évidemment, de révisions, à partir du DSM 3 les responsables américains de l'association des psychiatres ont décidé de mettre sur pied cette fameuse classification a-théorique, le DSM (diagnostic et classification d'un point de vue statistique).

 

Donc l'association américaine des psychiatres (APA), qui va réunir tous les psychiatres des pays du monde pour essayer que l'on se mette tous d'accord, a le projet d'établir une liste et une classification des signes cliniques, que nous appellerons troubles, cette liste et cette classification vont se déclarer détachées de toute théorie et de toute idéologie et en mesure, de ce fait, d'être comprises et utilisées par tous. C'est la fameuse "fiabilité inter-juges". Parce qu’évidemment vous dites schizophrénie aujourd’hui même dans les années 50/60 en France et bien vous n’êtes pas du tout sûr qu'un Japonais entend la même chose sous ce terme. D'ailleurs ils ont inventé un nouveau terme parce que ce terme de schizophrénie ne leur convenait pas. Donc l'idée, pour faciliter en quelque sorte les recherches épidémiologiques en psychiatrie, il fallait que tout le monde s'entende sur les termes employés. Donc ce DSM, cette classification statistique se prétend d'emblée en rupture avec toutes les théories aussi bien organiciste que sociologique que psychogénétique et dégagée de toute idéologie. Je ne sais pas ce que vous en pensez mais c'est un projet qui laisse un peu songeur quand même.

 

Donc les catégories qui se dégageront de cette classification ne répondront qu'au seul pragmatisme de l'efficacité thérapeutique, de telle ou telle molécule, donc dégagé de toute valeur culturelle. Pas de chance, à peine c'était sorti que les psychiatres homosexuels de Californie qui constituent une association importante: « qu'est-ce que vous avez mis là ? Homosexualité dans les troubles ? Ça ne va pas. Donc ils ont réussi à faire enlever l'homosexualité des troubles, moyennant quoi, ça n'a pas encore été très clair pendant un temps puisqu’ils ont mis une homosexualité dystonique différenciée d'une homosexualité syntonique au moi, comme s'il y avait une sexualité parfaitement syntonique au moi dans l'hétérosexualité.

 

En tout cas la preuve a été très rapidement faite qu’on ne peut pas établir une démarche qui se garantirait de toute idéologie. En tout cas malgré ces défauts cette classification a réussi à s'imposer de façon internationale avec des résultats plus ou moins heureux. Certains auteurs jugent qu'il y a eu un net progrès au niveau de cette fiabilité inter-juges qui est mesurable. On envoie des études de cas à tout le monde et on leur demande de traiter de ce cas et de mettre un diagnostic éventuellement. Alors qu'avant, tout le monde avait une perception qui était marquée par sa culture, là enfin on arrivait plus ou moins à une certaine homogénéité des évaluations des psychiatres de tous les pays. Mais donc est-ce que c'est à partir de là, à partir d'autre chose en tout cas cela s’est imposé plus ou moins à tous les pays. Et rapidement de plus en plus de voix se sont élevées contre l'impérialisme de cette classification et le dévoiement de la réflexion et de la pratique qu'elle entraîne. Alors vous pouvez taper sur le Net : "Stop DSM", qui est une initiative précisément qui vient en quelque sorte rappeler que la souffrance psychique n'est pas une maladie mentale uniquement, que par le DSM on assiste à un abandon de toute réflexion en psychopathologie, forcément puisqu'ils ont décidé d'être totalement athéoriques, et donc là en même temps abandon de tout abord par les sciences humaines. Alors, cet athéorisme n'en produit pas moins un répertoire de troubles et de dysfonctionnement qui peuvent aller assez loin d’un point de vue biologique quand on voit qu'à propos des troubles des conduites, l'incivilité par exemple est devenue une maladie.

 

Donc on assiste à une inflation de ces troubles et qu’entre le DSM 3et le DSM 5, aujourd'hui, le nombre de troubles a considérablement augmenté dans sa liste. Il était passé à 410, avant il était à une centaine, à ses débuts en 1952. Il y a évidemment des incidences et sur la pratique et sur l'enseignement. Bien évidemment sur la pratique c'est une hypermédicalisation, sur la formation des cliniciens on n’aurait plus que des cliniciens attachés à cette classification sans aucune réflexion psychopathologique.

 

Donc une mise en cause de plus en plus affirmée, radicale de cette classification du DSM. Mais est-ce que ce n'est pas déjà un combat d'arrière-garde diront certains face aux progrès de la science. Aujourd'hui, dans les milieux scientifiques les plus en pointe, on assisterait à une remise en question radicale, non pas des anciennes théories, non pas uniquement de la clinique classique, mais même du DSM et des classifications de symptômes observés. On dénonce là dans cette classification le modèle botanique. Et on préconise l'abandon d'un idéal d’univocité de la langue et d'une fiabilité inter-juges. Aux USA, on rencontre différentes positions. Position qui préconise de passer par ce que l'on appelle un modèle narratif en psychiatrie à caractère composite, intégrant la diversité des abords aussi bien de la biologie que de la sociologie et de la psychanalyse, mais par une mise en concurrence sévère des conceptions totalement disparates. Ce modèle narratif consiste essentiellement, pour traiter les phénomènes de la psychose mais aussi plus largement de ce qui relève du registre de la santé mentale, d'intégrer tous les courants, toutes les théories entre autres que j'ai énumérées, pour les mettre en concurrence et finalement mettre en concurrence quoi, des conceptions qui sont relativement ou totalement disparates les unes par rapport aux autres. Ce n'est pas satisfaisant non plus, c'est une position un petit peu holistique d'essayer de couvrir toutes les théories en cours mais bien évidemment il y a là une espèce d’œcuménisme qui n'est pas du tout productif.

 

Toujours dans ces milieux américains, mais des sciences dures, ce clivage est toujours plus radical entre l'usage du DSM pour la gestion de la psychiatrie dans le pays. C’est-à-dire que ce DSM qui produit des classifications, donc des listes de troubles, des items, est utilisé par l'administration aux États-Unis pour les assurances, même pour les jugements au niveau légal. Pour les assurances, eh bien c'est très simple, un diagnostic par le psychiatre, vous avez, je ne sais pas, des troubles obsessionnels compulsifs, un TOC eh bien cela vous permettra d'avoir le remboursement d'une dizaine de TCC (thérapies cognitivo-comportementales) en vue de traiter votre TOC. Si votre diagnostic c'est la schizophrénie, évidemment vous aurez un autre taux de remboursement sur plusieurs années de prise en charge psychiatrique. Donc cet usage du DSM d'un point de vue administratif en quelque sorte, pour les problèmes légaux, se justifie toujours, mais du côté de la recherche fondamentale, le NIMH (National Institute of Mental Health), on dénonce la validité scientifique. Qu'est-ce qu'ils disent les chercheurs purs et durs. La langue est parfaite, la langue du DSM, elle est parfaite mais elle ne veut rien dire dans la mesure où elle a complètement oublié qu'elle doit mesurer autre chose qu’elle-même.

 

Ces courants scientifiques proposent de rassembler tout ce qui a été dégagé d'objectif dans le champ de la psychopathologie : neuro-imagerie, marqueur génétique, altération des fonctions cognitives, etc. Et ce, sans égard aux catégories cliniques classiques. Cette modélisation du cerveau intégrant la génétique et les neurosciences n'exclue rien, pas même les traitements psychosociaux. Cette tendance à collecter le maximum d’informations sur chaque sujet trouve son aboutissement dans les grands groupes privés de la Silicon Valley, Google Health, etc. C'est le développement du Big data science qui préconise une médecine personnalisée pour tout un chacun y compris en psychiatrie, le recueil de toutes les données biologiques dans l'espoir qu'un jour on parviendra à modéliser le cerveau et à en dégager la détermination de l'ensemble des comportements. Il n'est même plus nécessaire d'avoir une théorie biologique ou autre, tout se révèle au travers d’algorithmes mathématiques.

En ce qui concerne les entretiens individualisés, voire les psychothérapies, on parle de psychothérapie psychosociales, de psychoéducation ou de remédiation cognitive. Mais, pourquoi pas, la Silicon Valley s'y emploie à partir de l'intelligence artificielle : proposer des robots de conversation thérapeutique, lesquels, contrairement à un thérapeute humain, intégreraient tous les protocoles TCC envisageables.

Voilà, ce tour d'horizon pour vous évoquer là simplement la pluralité des discours en psychiatrie et en pointer la disparité qui ne résoud en rien le problème de fond.

 

Mon but là aujourd'hui, c'est d'aborder d'un peu plus près la question des psychoses. La première question qui vient, la remarque qui vient d’emblée chez les gens qui ne sont pas habitués au discours psychiatrique, à la psychopathologie, etc., en général, c'est d'être précisément frappé par le discours d'un aspect un peu radical qu'il y a dans la façon d'aborder les troubles, les aléas de ce qu'on appelle la maladie mentale. J'évoque là le caractère ségrégatif plus que l'exclusion de ce terme de psychose, ségrégation à laquelle tout le monde participe en même temps qu'on la dénonce. Le discours psychiatrique - Lacan le remarquait déjà - est, par nature, ségrégatif, entre autre par ses classifications, ses nosographies, sa sémiologie. Mais un certain usage des catégories de la psychanalyse, son structuralisme, à une époque en tout cas, radicalise également la différence, entre ce qui est de la névrose, ce qui est de la psychose.

 

Déjà dès la naissance de la psychanalyse en France, les surréalistes dénonçaient cet usage normatif du discours psychanalytique. Psychose, folie, aliénation, maladie mentale, un certain nombre de noms sont venus là tenter de cautériser ce réel auquel on a affaire et dont on ne sait pas très bien comment le cerner. Aujourd'hui le mot d'ordre c'est "santé mentale et prévention" par exemple. On a vu que la démarche clinique est par essence ségrégative (Cf. Histoire de la clinique de Michel Foucault). Comment concilier l'objectivité scientifique et la prise en compte de l'humain ? C'est ce que je vous racontais une première fois. Cette aporie des sciences humaines qui voudraient avoir l'efficacité des sciences exactes, des sciences dures, et éventuellement la réponse qu'a pu porter la psychanalyse, je vous l'évoquais aussi.

 

Alors pour la psychiatrie, la psychose c'est un ensemble de signes, de symptômes, de troubles, aujourd'hui, avec le DSM 5. Trouble psychotique, schizophrénie avec la notion d'évolution de cette dernière catégorie. La psychose, pour la psychanalyse, c'est autre chose. La psychanalyse, elle, s'est développée dans le registre de la névrose essentiellement, elle est née avec une pratique clinique avec les hystériques. Et Freud, psychiatre, n'en a pas moins apporté des réflexions déterminantes sur les psychoses qu'il aborde alors par le biais de la psychanalyse, ce qui le démarque de la démarche classique en psychiatrie. Le critère de distinction vis-à-vis des névroses sera d'abord le rapport à la réalité, en quelque sorte dans la psychose il y aurait production d'une néoréalité comme tentative de guérison.

 

Mais en même temps dès ses premiers écrits, Freud, pour la psychose, évoque certains mécanismes psychiques spécifiques dont une modalité particulière du refoulement. Alors il va nous renvoyer aux termes de déni, de forclusion, également d'un certain type de projection dans la psychose qui n'est pas la projection ordinaire de tout un chacun, et en plus il va évidemment, et j’en profite là encore pour vous donner un élément bibliographique essentiel, considérer le point de vue économique dans la psychose. Je vous renvoie là bien évidemment à l'article de Freud, « Pour introduire le narcissisme ». La psychose est considérée là comme une régression du narcissisme. C'est l'expression d'un narcissisme secondaire.

 

Mais cela n'empêche que la question du rapport à la réalité pour juger de la psychose a toujours été problématique dans l'abord psychanalytique. Ce, d'autant plus que dans la clinique de ce que l'on appelle les psychoses délirantes chroniques, on a là à ce titre et de façon exemplaire des manifestations de la psychose qui s'accompagnent d'une relativement bonne adaptation sociale quelles que soient les manifestations que l'on puisse relever. Ce que je vous propose c'est précisément d'aborder ces manifestations de la psychose, ces psychoses délirantes chroniques pour d'abord bien les spécifier, les repérer, il y en a plusieurs. Elles ont été là aussi observées et classifiées, et on tachera si nous avons le temps d'en dégager des phénomènes d’entrée dans la psychose, le déclenchement, qu'est-ce qu'il se passe au moment où cela commence ? D'autant plus intéressant que les psychoses délirantes chroniques cela ne commence pas comme la schizophrénie à l'adolescence mais plutôt à un âge plus avancé, souvent vers la quarantaine. Mais je répète ce qui les particularise c’est que, pour aussi exubérant parfois que puissent être les thèmes délirants, eh bien le patient peut maintenir un niveau d’adaptation suffisant pour continuer à vivre à peu près normalement.

 

Donc voilà on va aborder ces questions. Là je fais référence à un manuel de psychiatrie, celui auquel je fais référence c'est Psychiatrie de l'adulte de Lempérière. Mais n'importe quel manuel de psychiatrie de l’adulte va vous donner à peu près les mêmes indications sur ce type de troubles dont l'intérêt aussi n'a pas fait l’unanimité sur l'isolement de ce type de troubles. C’est-à-dire que par exemple dans les milieux anglo-saxons, ces états délirants sont intégrés dans la schizophrénie. Le concept de schizophrénie est beaucoup plus large qu'en France et intègre des troubles délirants qui dans la clinique classique française font l'objet d'une clinique bien spécifique.

 

Lempérière, Fedine, Adès, Psychiatrie de l'adulte, édition Masson.

Je vais vous lire quelques passages de ce qui se dit là sur les syndromes délirants chroniques. « Sous cette appellation, on désigne en France un groupe d’affections mentales caractérisées par l'installation, le développement et l'extension d'idées délirantes permanentes. » N'essayez pas de tout écrire, il vaudrait mieux que vous vous reportiez aux articles, vous n'aurez pas de mal à les trouver. « Ces idées délirantes permanentes procèdent d’intuition, d'interprétation, d'illusion, d'hallucination et elles perturbent évidemment radicalement le système d'idées, de jugements et de croyances. Elles imprègnent la vie affective et relationnelle et donc elles entraînent une réfraction des rapports du sujet et du monde extérieur à travers son prisme délirant. Ces délires chroniques n'évoluent pas vers la dissociation des différents secteurs de la personnalité comme dans la schizophrénie. » Vous voyez elle se distingue de la schizophrénie pour la psychiatrie française.Il n'y a pas cet aspect dissociatif que l'on trouve dans la schizophrénie. Non plus qu’évidemment ne se ramène pas à la faillite des processus intellectuels comme dans les démences organiques. « Certains délirants chroniques très exemplaires de ce que réalise l’aliénation mentale provoquent des attitudes d'anxiété et de mise à l'écart du fait de leur élaboration délirante. Du caractère inébranlable de leurs convictions pathologiques et du réel danger qu'ils représentent parfois. D'autres suscitent des réactions d'étonnement voire de fascination devant l'extraordinaire production devant leur conviction imaginaire. » Vous voyez que cela peut avoir des effets variables selon certains aspects de leur personnalité qui peuvent nécessiter de les maintenir hospitalisés et de les protéger contre eux-mêmes et vis-à-vis des autres.

 

Alors ces délires étaient qualifiés dès le départ avec Pinel, je l'avais évoqué, Pinel et Esquirol, de monomanie, qui mettent en relief les thèmes délirants. La première façon de classifier cela va être d’isoler les thèmes délirants qui sont produits. Alors vous avez les délires de persécution, les délires ambitieux, mégalomaniaques, les délires hypocondriaques etc., les délires chroniques systématisés. Et les aliénistes vont précisément tenter de classifier autrement que uniquement par le thème du délire parce qu’ils s’aperçoivent très rapidement que au fond tous les délires peuvent se chevaucher les uns les autres et que cela ne constitue pas un critère discriminant.

 

En tout cas les auteurs français vont privilégier les mécanismes générateurs du délire et ils vont individualiser comme cela le délire chronique d'interprétation de Sérieux et Capgras. Délire chronique d’interprétation, nous allons y revenir, de Sérieux et Capgras, d’ailleurs il y a eu un TD dessus, très bien, donc je ne vous apprends plus rien sur les délires d'interprétation sinon qu'il faut considérer que précisément les aliénistes l'ont inclus dans les mécanismes producteurs du délire. Cela permettait d'isoler là un mécanisme psychique qui serait un peu à l'origine de la production délirante, mais bien évidemment on isole d'autres délires, d'imagination, la psychose hallucinatoire chronique, le délire passionnel de Clérambault, on y reviendra également.

 

Alors chez ces patients, la dimension de la personnalité, avant même leur décompensation en quelque sorte, revêt quand même une importance assez déterminante dans l'évolution ensuite de leur psychose et donc les psychiatres ont considéré cette dimension de la personnalité en particulier pour la paranoïa, considérant que vous pouvez là décrire des traits de constitution paranoïaque et même différencier différent tableaux de paranoïa selon que c'était une paranoïa sensitive décrite par Kretschmer avec une émotivité, une susceptibilité, etc. On y reviendra également.

 

En tout cas on peut là aussi prendre note, considérer qu'en Allemagne, Kraepelin isole de l'entité démence précoce la paranoïa, terme d'ailleurs produit pour la première fois par Kahlbaum. Paranoïa qu'il définit comme étant, ça c'est important, « le développement insidieux sous la dépendance de causes internes et selon une évolution continue d'un système délirant durable et impossible à ébranler qui s'instaure avec une conservation complète de la clarté et de l'ordre dans la pensée, le vouloir et l'action ». Donc vous voyez cet auteur, tel que Kraepelin, repère dans ces syndromes délirants chroniques et dans la paranoïa en particulier cette conservation normalement des capacités cognitives et une élaboration délirante qui concerne sa clarté et sa logique propre en quelque sorte, au point de pouvoir parfois amener d'autres gens dans son délire. Il n'empêche que c'est plutôt en France que l'on a continué à franchement différencier ces délires de la schizophrénie. Et que donc on va isoler trois grandes catégories de ces délires chroniques : les délires paranoïaques systématisés, les psychoses hallucinatoires chroniques qui sont donc des troubles délirants où les hallucinations sont au premier plan. Et les délires chroniques d'imagination que l'on appelle les paraphrénies qui sont des délires où la dimension imaginative est au premier plan.

 

Donc bien évidemment les cliniciens et particulièrement en France se sont attachés à la compréhension et à la signification du délire et vont tenter de dégager l'expression de conflits psychiques réactionnels à un ou des événements historiques précis, formations paranoïaques, tantôt ils vont dégager la projection de désirs inconscients sur la réalité qui se trouve modifiée, ou niée en fonction même des exigences fantasmatiques, là on est Freudien. Freud le premier a souligné l'inflation du narcissisme dans les psychoses, le surinvestissement du moi qui est lié à l'incapacité pour le sujet de contracter une relation objectale. Freud, en particulier dans ce fameux article, « Pour introduire le narcissisme », fait valoir que la psychose résulte d'une économie libidinale où s'exerce un phénomène de balance entre l'investissement du monde extérieur et des objets du monde extérieur, « L'investissement libidinal, bien sûr, dans la théorie de la libido » chez Freud, et la rupture de cet investissement du monde extérieur et le repli de cette libido sur le moi. Voilà ce que traduirait pour Freud, entre autre, par cet abord économique, le phénomène de la psychose. Il y a à la fois une rupture avec les objets du monde extérieur et à la fois un repli de cette libido sur le moi du sujet. A tel point que déjà parmi les signes d'entrée dans la psychose ce sont des thèmes délirants mégalomaniaques et hypocondriaques auxquels on a d'abord affaire. Ça commence très souvent comme cela. Eh bien ce délire mégalomaniaque et hypocondriaque traduit pour Freud justement ce retour de la libido sur le moi.

 

Alors beaucoup de théories, beaucoup de travaux, mais il faut bien avouer que l’on n’a pas grand-chose pour rendre compte de la genèse de bien des délires chroniques qui demeurent à ce jour incompréhensibles, même si on repère quand même qu'il y a des situations existentielles particulières qui paraissent en favoriser l’émergence. On voit bien que effectivement dans la vie de ces sujets il y a eu parfois, même souvent, des ruptures au niveau leur vie quotidienne on pourrait dire et que ces ruptures ont tenu une place déterminante dans le déclenchement de ce phénomène. Alors, d'un point de vue épidémiologique il faut savoir que grosso modo il y a autant d'hommes que de femmes qui développent ce délire. Que en ce qui concerne l’âge, le déclenchement tourne souvent autour de la quarantaine et que la question de la personnalité prémorbide est aussi un élément très important en même temps que, comme je le disais, des événements existentiels tels qu'un traumatisme, un accident, une opération chirurgicale, une séparation, un deuil aussi peuvent être un des facteurs déterminants dans son déclenchement.

 

On a vu que les mécanismes qui sont générateurs de ces délires, on a évoqué les interprétations, les interprétations que l'on peut considérer comme une distorsion du jugement. C’est-à-dire, comme vous avez dû le voir, ces interprétions portent sur des perceptions exactes et que c'est le jugement qui est porté sur ces perceptions qui est erroné. Donc, ça c'est un mécanisme générateur du délire. Un de ces mécanismes qui altèrent finalement la vie psychique et qui interfèrent avec l’appréhension de la réalité. D'autres mécanismes, c'est évidemment les hallucinations où là vous assistez à une prolifération imaginaire aussi, des affabulations qui viennent s'ajouter aux hallucinations. Vous avez, ça aussi vous allez le travailler un jour, le fameux syndrome d'automatisme mental de Clérambault. Vous avez aussi le texte dans la bibliographie du TD. Ça se traduit par l’impression de perte d'intimité, de désappropriation, d'extranéité de la vie psychique. Syndrome d''automatisme mental qui inaugure pour Clérambault les psychoses hallucinatoires chroniques mais aussi les troubles schizophréniques. Et puis vous avez également des intuitions qui peuvent venir déterminer l'activité délirante.

 

Donc tous ces mécanismes vont permettre le travail du délire et asseoir la conviction délirante. On peut évoquer évidemment les différents thèmes de ces délires. Le thème de persécution comme nous l'avons déjà évoqué avec une sensation d'être surveillé, écouté, suivi, et d'être l'objet de menaces, de sarcasmes, de calomnies. Dans les délires évoqués, l'impression d'être écouté, qu'il y a des microphones, des circuits électroniques etc. Mais cela peut être aussi des empruntss aux données culturelles pour évoquer l'hypnose, le magnétisme, etc., la sorcellerie selon les sociétés, les envoûtements mais aussi bien l’utilisation d'internet. Donc les persécuteurs sont souvent des membres de la famille ou dans son entourage, des collègues de travail. Vous avez les thèmes d'influence, le sentiment d’être agi, le sentiment qu'on lui impose des gestes avec ce sentiment d'une désappropriation de sa vie psychique. Bien sûr les thèmes de grandeur, la mégalomanie, les thèmes mystiques avec des délires prophétiques ou messianiques, des thèmes hypocondriaques que l'on retrouve dans de nombreuses pathologies, même dans la mélancolie avec des idées de transformation du corps, des idées d'agression corporelle avec des thèmes d'empoisonnement, etc. Des thèmes de négation avec le syndrome de Cotard, entre autres, thème de non-existence, conviction délirante de négation du monde extérieur avec des idées d’énormité voire d'immortalité.

 

Voilà une rapide évocation de tous les thèmes qu'on peut rencontrer. Ce qu'il faut quand même là aussi noter, c'est un point important de la clinique de ces troubles délirants chroniques, c'est que s'y associent très souvent, à ces élaborations délirantes, des altérations de l'humeur qui posent la question de leur statut gnoséologique. Il peut s’agir de l'apparition de symptômes thymiques au cours de l'évolution d'un trouble délirants ou de la présence d'un trouble thymique avéré, dépressif, maniaque ou mixte accompagné de symptômes psychotiques et délirants.

 

C’est-à-dire que la difficulté d'abord de ces patients c'est lorsqu'on constate que coexiste à la fois ces thèmes délirants et des troubles de l'humeur, au point que l'on ne puisse pas savoir si l'on a à faire à des troubles bipolaires ou à un trouble délirant et très souvent il faut un suivi de nombreuses années avant d'opérer un choix, voir lequel des deux aspects domine. Mais c'est une question qui est très fréquemment présente dans l'abord clinique de ces patients. "Il est des paranoïas abortives ou réversibles, des moments paranoïaques dans la vie de certains sujets qui alors ne l'engagent pas vers la chronicité mais peuvent réaliser des formes récurrentes"(p.368) Donc ce n'est pas joué non plus de fixer ces patients dans le cadre des psychoses délirantes chroniques immuables, on assiste à des rémissions et des épisodes transitoires.

 

Je vais vous énumérer les différentes entités que l'on rencontre à l'intérieur de ces syndromes délirants chroniques. On est là dans une classification, ce n'est pas pour rien que l'on est dans un manuel de psychiatrie adulte. On aborde là une classification pour rendre compte des différentes formes que l'on rencontre. En premier lieu on va aborder ces délires paranoïaques systématisés où comme je l'ai dit la personnalité paranoïaque est une personnalité marquée par l’orgueil, l'égocentrisme, autophilie, surévaluation mégalomaniaque des capacités de tous ordres, personnalité qui exprime la méfiance, la psychorigidité, bien évidemment la fausseté du jugement, l'intolérance, la susceptibilité. Je vous fais un peu un tableau du paranoïaque au niveau de la personnalité, de tels traits de personnalité représentent les tendances paranoïaques, ce que certains ont appelé la constitution paranoïaque. Donc un certain mode d'être pour soi-même tout au long de l'existence et là vous voyez, dans le manuel, ils vous disent "la plupart des paranoïaques ne délirent jamais". On a à faire qu'à cette dimension de la personnalité. Et cette paranoïa, il va s’agir de savoir quel paranoïaque évolue jusqu'au délire et lequel se maintient au niveau du système et de la tendance. Eh bien c'est ce qui a fait l'objet de la célèbre thèse de Lacan, « De la psychose paranoïaque dans ces rapports avec la personnalité », où il a étudié le cas Aimée.

 

Alors on dit comme ça en tout cas que cette élaboration délirante chez le paranoïaque est le plus souvent lente et insidieuse à partir d'une intuition, d'un doute, d'une suspicion, parfois l'éclosion est beaucoup plus brutale et soudaine à l'occasion d'une révélation : « Ah ! Elle me trompe, voilà c'est sûr », d'un pseudo constat après des événements déclenchants. Souvent il y a comme cela des paranoïas, des délires passionnels et revendicatifs à la suite d'accident, de chirurgie, de choc émotionnel, voire de rapprochement sexuel mais aussi de circonstance vitale, heureuse : mariage, promotion professionnelle, naissance d'un enfant, pouvant être l'occasion d'une décompensation délirante. Alors rebibliographie, bien évidemment le cas Schreber chez Freud dans les Cinq psychanalyses et Les mémoires d'un névropathe sont là pour dire le témoignage de Schreber et son vécu psychotique.

 

Je dis classification, on a repéré la grande classe des délires systématisés, on va rentrer dans les délires passionnels. Qui sont donc dans cette catégorie des délires paranoïaques systématisés ; alors dans les délires passionnels on a également une participation affective, dominante, inflationniste. La subjectivité du délirant passionnel commandée par une idée prévalente réduit à néant toute objectivité, elle le conduit parfois de par l'hypersthénie à l'exaltation, l'exacerbation du sentiment de frustration, à des conduites extrêmes dont l'incidence médico-légale ne doit pas être sous-estimée.

 

Donc voilà une catégorie de délire qualifié de délire passionnel qui procède d'un postulat initial : le malade ne délire que dans le domaine de son désir. A l'intérieur de son délire passionnel vous avez trois formes de délire : l’érotomanie ou délire érotomaniaque. Il s'agit de l'illusion délirante d'être aimée pour lesquelles Gaëtan de Clérambault a fourni des analyses sémiologiques, des descriptions exemplaires de ces délires systématisés. Cette érotomanie on la retrouve aussi dans Le cas Aimée chez Lacan. Elle se divise en trois phases : une phase d'espoir, une phase de dépit et une phase de rancune. Je ne développe pas trop, c'est assez connu mais bon il faut plus considérer qu'effectivement ça part, ces délires passionnels, ils partent d'un postulat - il m'aime ! - et qui prend valeur de révélation. Dans le même ordre d'idée vous avez le délire de jalousie qui se complique souvent par un appoint éthylique et dans l'interprétation freudienne de ce délire de jalousie, Freud précisément considère qu’on a affaire à une fuite face à des désirs homosexuels inconscients. Chez le délirant jaloux il observe une idéalisation amoureuse du rival. Un tel amour homosexuel étant interdit, il est à la fois nié, attribué par délégation au conjoint et transformé en un affect qui autorise l'agressivité. C’est la fameuse formule de Freud : « moi un homme je l’aime lui un homme", puis "ce n'est pas lui que j'aime c'est elle qui l'aime », et ce renversement développe ce délire de jalousie.

 

Autre délire passionnel, c'est le délire de revendication. Alors là on est dans la clinique aussi de la vie sociale, on assiste à des interprétations reposant sur la conviction d’un préjudice subi. Alors ça abouti forcément à des plaintes, à intenter des procès, la fameuse quérulence, l'agressivité avec des idées prévalentes : faire triompher la vérité, réparer le préjudice subi, punir le ou les responsables.Ceux que l'on appelle les quérulents processifs. Ils sont là à multiplier les démarches procédurales. Vous avez aussi les idéalistes passionnés, très intéressante cette dimension des idéalistes passionnés, c'est les réformateurs fanatiques et missionnaires qui essaient à toute force de propager leurs idées, toujours prêts à lutter voire à risquer leur vie, leur prosélytisme est infatigable, Cf. Maurice Dide, psychiatre français et le titre de son livre est Les idéalistes passionnés. Il met dans la liste Robespierre, Torquemada, un dominicain de l'Inquisition et d'autres personnalités. Vous avez les inventeurs méconnus, qui sont persuadés d'avoir fait une invention géniale et s'élèvent contre cette injustice qui fait qu’on ne les reconnaît pas ; on ne reconnaît pas leur trouvaille. Vous avez les délires de revendication des hypocondriaques, ce n'est pas rare du tout à la suite d'une opération par exemple chirurgicale ou autre. Vous avez la sinistrose délirante aussi qui est un trouble assez classique d'un surgissement après un accident du travail ou sur la voie publique, le malade réclame avec acharnement une pension, un redressement du taux d'indemnité, etc.

 

Donc là on a vu tout ce qu'il en était de ces fameux délires passionnels et on peut encore évoquer les délires de relation des sensitifs, ça aussi vous allez l'étudier, le fameux délire de Kretschmer, qui ont aussi une réalité incontestable mais qui se caractérisent justement un peu par l'inverse de ce que l'on vient de voir. C’est-à-dire que chez eux, la dimension agressive, rigide et mégalomaniaque fait place à des traits hyposthéniques, psychasthéniques et volontiers dépressifs. Il s'agit de sujets timides, scrupuleux, vulnérables ayant tendance à intérioriser leurs conflits et à s’analyser. Ils produisent comme cela, ils se confrontent à des scrupules, à l'angoisse, à des représentations obsédantes, à la dépression et au délire. Et viennent très souvent les thèmes de l'échec, de l’humiliation, de l'expression d'une susceptibilité excessive, d’hyperesthésie des relations aux autres, des idées de références, des impressions de brimades, de vexations, etc.

Enfin, les délires d'interprétation systématisés que l'on ne va pas redévelopper, avec Sérieux et Capgras, mais qui, bien évidemment là aussi vous avez dû le voir j'espère, vont amener ce phénomène aussi important, à savoir qu’on est sous le registre de la signification personnelle. C’est-à-dire que, pour eux, ces phénomènes vont les amener à être confrontés à des perceptions qui vont tout de suite les concerner, d'ailleurs on va aussi parler de concernement. Tous les gens autour du sujet, dans la rue, dans les transports en commun, etc. sont suspectés de papotages, de cancanages, d'allusions perfides, à chaque instant et partout le délirant se sent concerné, tout se rassemble, toutes les perceptions qu'il peut avoir dans son environnement vont se concentrer sur lui. Le sujet devient là le point de mire d'un réseau machiavélique où se concentrent les manigances et les malveillances de l'autre. Dans ce système, le délirant accumule les preuves, les arguments, les pseudo-justifications. Sa conviction est telle qu'il peut entraîner pendant un temps l'adhésion voire la participation de son entourage. Encore une fois, dans ce type de délire cela peut entraîner la conviction de son entourage au moins dans un premier temps. Voilà, là on était dans le cadre de toutes ces psychoses délirantes chroniques et dans le cadre des paranoïas systématisées.

 

Autres psychoses, les psychoses hallucinatoires chroniques, là le mécanisme c'est un mécanisme hallucinatoire. Alors on repère quand même que là aussi que les personnalités sont souvent marquées par une sensitivité importante, une réactivité exagérée, un isolement social. En matière d'hallucinations, les hallucinations auditives sont au premier plan, ce sont des auditions de bruit, craquements de plancher, pas, choc dans les murs, etc. Souvent ça commence comme cela, « j'ai entendu des chocs dans mon appartement », des voix, parfois très sensorialisées et très localisables, elles viennent du plafond, elles viennent des conduites d'eau, de la fenêtre. C'est une voix d'homme ou c'est la voix de la concierge, etc. Leur contenu est souvent injurieux. Les aliénistes avaient évoqué comme ça le syndrome SVP (salope, vache, putain), les délirantes chroniques se plaignaient d'entendre ça la plus part du temps, des menaces, des accusations. Il faut savoir que la conviction qui accompagne la dimension de ces hallucinations peut conduire à de véritables dialogues hallucinatoires, le patient répondant à ces voix, pour les neutraliser. Il y a dans ces hallucinations des hallucinations auditives qui sont très importantes mais il y a aussi d'autres champs d'hallucinations, les hallucinations cénesthésiques : des fourmillements, des ondes, des courants électriques, des attouchements, etc., et des hallucinations olfactives

 

Et puis, comme on l'a déjà évoqué, ce qui peut être annonciateur de cette décompensation sur le mode hallucinatoire, ça va être cet automatisme mental décrit par Clérambault, automatisme mental mécanisant la pensée, entravant l'intimité idéo-affective, écho de la pensée qui apparaît doublée, répercutée, écho de la lecture ou de l'écriture, vol et dominement de la pensée, « tout le monde sait ce que je pense », « plus rien n'est à moi », commentaire des actes, « tout ce que je fais est répété et critiqué ». Souvent s'organise un véritable syndrome d'influence, le délirant étant soumis aux ordres et commandements de ses voix psychiques et pseudo-acoustico-verbales qui lui imposent ses idées, ses choix, ses actes et on peut avoir dans ce contexte des réactions pathologiques : déménagement, fugue, plainte à la police jusqu'à ce que j'évoquais, éventuellement le patient halluciné peut entrer dans un dialogue avec ces voix. Elles deviennent tellement familières qu’il a un rapport quasiment de partenaire avec ces voix. Ce qui est remarquable c'est que malgré ce phénomène envahissant ces patients peuvent parfois maintenir une adaptation socioprofessionnelle. Là encore, les psychoses hallucinatoires chroniques, évidemment la nosographie des pays anglo-saxons va les inclure dans la schizophrénie.

 

Enfin la dernière modalité délirante s'inscrivant dans syndromes délirants chroniques c'est les paraphrénies. Il s'agit là de la prévalence des mécanismes imaginatifs sur les éléments hallucinatoires et les justifications interprétatives. Le patient est confronté à des faux événements à des faux souvenirs. Le malade se raconte lui-même et il confie aux autres, il produit la fabulation paraphrénique qui étonne et séduit l'interlocuteur bien qu'il suive difficilement le film des récits dont les intrigues se chevauchent de manière plus ou moins cohérente et contradictoire. On relève dans les propos de ces paraphrènes très souvent des néologismes, c’est assez intéressant, qui font un peu valoir une tautologie : ils vous disent qu'ils ont pris conscience d'un mot qui leur est venu comme cela, qui est un néologisme mais qui pour eux va prendre en quelque sorte une valeur tautologique en ce sens que ce mot va tout expliquer pour lui.

 

Dans ces paraphrénies, on distingue là encore deux grandes catégories, les paraphrénies confabulantes, délires d'imagination. Donc ce sont des créations imaginaires, imaginatives même avec des idées de grandeur qui très souvent s'alimentent de lecture, de données récoltées dans les médias, donc sur les thèmes de l'actualité et qui refaçonnent en quelque sorte le monde à sa façon avec des thèmes d'héritage, succession princière, d’hérédité. Et puis vous avez une paraphrénie fantastique, alors là c'est des productions d'une luxuriance prodigieuse qui juxtaposent des représentations délirantes décousues avec une exaltation thymique, le discours est visionnaire et le patient livre avec une complaisance évidente, un grand bonheur d’expression. On pourrait dire, mais on l'a dit d'ailleurs, que le patient se raconte en quelque sorte et il peut là développer des thèmes absolument fantastiques. "Il dit qu'il a vécu mille vies humaines, animales, végétales, qu'il est l’ombilic de l'histoire universelle", des thèmes un peu mégalomaniaques et il n'est pas rare que s'accompagne aussi une production graphique et picturale qui atteint souvent même chez les sujets frustes une exceptionnelle fantaisie. On pense un peu par exemple au facteur cheval.

 

En tout cas, l'évolution de ces délires, pourtant très expansifs, très imaginatifs, reste juxtaposée à la réalité, la pensée paralogique coexiste à la pensée normale. Alors certes dans le temps la fiction délirante va subir un certain appauvrissement des éléments imaginatifs mais encore une fois on peut assister à une relativement bonne adaptation à la vie quotidienne malgré ce thème extrêmement développé. J'arrive à la fin de mon propos, vous avez là en tout cas un ensemble cohérent à travers ces délires chroniques dont il faudra que nous puissions dire un mot sur les phénomènes qui signent en quelque sorte l'entrée dans la psychose, leur apparition ou leur déclenchement, et voir en quoi la psychanalyse a pu proposer un certain nombre d'interprétations de ce qui se produit lors de ces phénomènes. Avec la difficulté qu'il y aura à concilier une théorie analytique (voir Lacan) à la clinique, ce à quoi on est confronté quand on entend ces patients dérouler leurs délires et vous prendre à témoin éventuellement.

 

Retranscription réalisée sous la responsabilité des étudiants de l’EPhEP

Retranscription faite par : Dias oliba Sophie

Relecture faite par : GAUTIER Nadine