Stéphane Thibierge : Symbolique, réel, imaginaire - Éléments pour une pratique en psychopathologie - 5

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vignette des cours magistraux

EPhEP, CM-MTh1, le 21/11/2016

 

Ce soir, je vais terminer la série de cours que je vous ai proposés cette année sur « Réel, symbolique et imaginaire », en abordant cette triplicité sous l'angle qui m’intéresse, c’est-à-dire sous l’angle de ce qui peut servir à la pratique de la psychopathologie.

J'ai donc été amené à vous faire remarquer la manière dont nous pouvions essayer de faire jouer ces trois registres – ces trois dimensions du réel, du symbolique et de l'imaginaire – à propos d'un terme non négligeable de la clinique, puisqu’il s'agissait du masochisme. Je vous ai montré à partir d’un des articles de Freud consacrés au masochisme, peut-être le principal, comment il était amené à situer du côté du masochisme des faits de natures assez diverses, et comment lui-même les articulait de manière assez diverse, notamment ceux qu'il élaborait dans un registre imaginaire (ce qui peut-être nous laisse un peu sur notre faim), en recourant à ces catégories (très peu satisfaisantes pour essayer d'apprécier les faits qui nous intéressent en psychopathologie) de l'actif et du passif. Par exemple je vous ai montré comment, pour aborder le masochisme, ces catégories n'étaient pas satisfaisantes et relevaient beaucoup de l'imaginaire et de la dualité imaginaire que nous sommes régulièrement amenés à éprouver dans notre manière d'articuler les choses ou d’essayer de les articuler. Cette dualité imaginaire, j’y ai notamment insisté pendant toute une soirée, donc je ne reviens pas sur ces aspects très longtemps.

Je souligne simplement que si j'ai parlé du masochisme – je n'ai pas choisi ce terme au hasard, bien sûr – c’est parce qu'il évoque une sorte de note fondamentale de notre rapport au langage, de notre rapport aux signifiants et de notre rapport à l'Autre, avec un grand A – parfois aussi avec un petit a, le semblable.

J'ai évoqué ensuite à propos du masochisme un des points les plus vifs de cette question qui touche à ce que Freud a désigné comme « le masochisme féminin ». Je vous avais dit l'étonnement que nous pouvions ressentir devant la manière dont Freud dit : « le masochisme féminin (des trois qu’il distingue : le masochisme moral, le masochisme féminin et le machinisme érogène), c'est le plus simple ». Je vous ai dit que cette question soulevée par Freud est très intéressante pour nous, d'une autre manière sans doute que celle dont il la présente, parce qu'il y a effectivement du côté de ce que représente une femme – du côté de ce qu'on appelle une femme – il y a quelque chose qui évoque de façon légitime un masochisme féminin. Et ce quelque chose, j’avais essayé de vous le mettre en place en disant que pour qu’une femme se fasse reconnaître, il y a des manières d’un usage éprouvé, déjà ancien dans le lien social : en tant que mère, et en tant que femme phallique c'est-à-dire évoquant la bonne forme, c'est-à-dire celle qui convient à l'érotisme phallique – disons cela comme ça.

Et puis je vous avais dit qu’il y a aussi – et ça c’est beaucoup plus difficile pour une femme – le fait qu'elle représente le désir. Elle ne choisit pas : ça lui tombe dessus en quelque sorte, d'une façon à laquelle a priori elle n'a pas de part ; elle reçoit ça comme quelque chose qui ne dépend absolument pas de sa volonté. Elle représente quelque chose, et qui du côté de l'autre suscite le désir. Ça, ce x comme je vous l'avais dit, c’est quelque chose qui ne se reconnaît pas dans la réalité, c'est-à-dire qu’on ne peut pas dire : « voilà c'est ça qui suscite le désir chez une femme » ; ce x ne se reconnaît pas, ne se pointe pas, ne se désigne pas dans la réalité. Et ce x, ça cause fréquemment chez une femme de l'angoisse et une difficulté spéciale justement à se sentir reconnue, c'est-à-dire à se sentir à l'abri, dans quelque chose qui ressemble à une place. Encore une fois une femme, comme mère, n’a aucune difficulté à se faire reconnaître. Comme bonne forme phallique, dont une version possible serait la pin-up, la forme qui suscite un désir phallique ordinaire et attendu, sans surprise : là aussi une femme peut se faire reconnaître dans cette image-là. Mais déjà elle peut en pressentir le caractère un peu fallacieux, c'est le cas de le dire [sourire], elle peut en percevoir le côté un peu précaire tout de même.

Mais alors quand nous arrivons à ce qui suscite chez elle, de son côté, le désir, c’est-à-dire ce qui n'est réductible ni à l’aspect de la mère, ni à la forme phallique, alors là se pose une question qui peut l'angoisser, et qui tourmente également ceux qui sont de l'autre côté de la sexuation, c'est-à-dire les hommes. Qui les tourmente au point que certains essayent de l'écrire, ou de le dire ou de le chanter, de le mettre en musique – tout ce que vous voudrez – et ils se donnent du mal. Parfois ils en attrapent quelque chose ; parfois ils tombent dans un travers qui n'est pas rare chez les hommes : ils vont croire l'attraper et puis au lieu de l’attraper, ils vont faire de ce x une divinité. Ils vont en faire un idéal. Et voilà c'est reparti ! À la place de ce x, on va mettre quelque chose qu'on va pouvoir adorer. Il n'est pas rare que les artistes ou les poètes donnent des exemples cliniquement constatables de cette sorte d'idéalisation qui va créer une Dame, avec un D majuscule, là où il y avait une femme. Une Dame qu'on va adorer, là où il y avait une femme qui désormais va s'ennuyer sans doute. Ce n'est pas rare. Et dans la névrose obsessionnelle, cette adoration de la Dame vient boucher en quelque sorte la question de ce x représenté par une femme ; c'est quelque chose de tout à fait ordinaire. Il est également tout à fait ordinaire de laisser la question de ce x, la question que ce désir représente, de la laisser de côté. C'est pour ça d'ailleurs que j’ai pensé qu’il n’était pas mal que je vous en parle – et ça me fait également travailler.

 

Nous pourrions dire que ce x, c'est assez radicalement ce qui nous fait parler : c'est ce que visent les métaphores que nous produisons quand nous parlons. Quand nous parlons, nous fabriquons des métaphores, sans cesse. En ce moment je le fais devant vous, puisque je vous parle. Dès lors que la parole n'est pas un blabla absolument mécanique, dès lors que quelqu'un essaye de dire quelque chose, il fabrique des métaphores. Eh bien fondamentalement ce x dont une femme est un représentant électif, ce x est ce qui suscite, ce qui cause les métaphores avec lesquelles nous essayons de l'attraper. Quand je vous dis ça, je vous souligne d'une certaine façon de quelle manière une femme touche au réel, au réel que le symbolique, que le langage essaye de formuler, d'attraper. Une femme touche à ce réel par ce x.

Ce qui est très remarquable, c'est qu’il y a d'autres manières par lesquelles le langage essaye d'attraper un x qu'il a du mal à attraper, qu’il n'attrape pas de façon décisive : ce n'est pas seulement une femme qui nous montre ça. Dans un autre champ de la clinique, nous pouvons aussi observer la question de ce x, présenté d'une autre façon. Je m'explique. Dans la pratique de l'entretien clinique – dont nous vous parlons régulièrement comme étant très importante –, dans une présentation de malade (j'irai presque jusqu'à dire dans un entretien tout court), nous pouvons et nous devons nous poser la question : de quoi parle ce sujet ? De quoi parle-t-il ? Qu'est-ce qui le fait parler ? Qu'est-ce qui lui fait dire ce qu’il dit ? Est-ce que nous pouvons répondre : c'est ça, ça et ça ? Peut-être jusqu'à un certain point, oui. C'est la manière dont on va épingler certains traits cliniques sur le discours du patient, sur les propos du patient : on va pouvoir y relever des traits que l'on appelle en clinique, des signes ; des signes cliniques : ça, c'est le signe de ça. Par exemple la fuite des idées est ainsi rapportée à la manie. Vous commencez à connaître ces points-là. Les pensées imposées qui viennent troubler, parasiter la conscience, comme on dit, du névrosé obsessionnel. Ce sont des signes cliniques. Certes c'est important.

Mais est-ce que nous pouvons nous contenter simplement de recevoir les propos de quelqu'un comme on attrape les papillons pour les épingler au mur ? Bien sûr que non. Et nous nous demandons donc – et c'est ça qui rend la présentation de malade extrêmement instructive et préservée dans notre tradition – c'est : de quoi parle ce sujet ? Qu'est-ce qu'il essaye de faire entendre ? Autrement dit, là aussi vous voyez, nous nous trouvons en face d'un x qui est en quelque sorte au bord du symbolique et qui concerne un réel. Quelque chose qui ne peut pas, qui n'arrive pas à se symboliser, mais qui est néanmoins impliqué dans ce que dit le patient. Ce x-là ne se présente pas de la même manière que le x que j'évoquais à propos d'une femme qui représente le désir. Mais si je peux en parler, si je peux remarquer ce x dans un autre champ que celui que j’évoquais à propos du désir et de ce qu’une femme représente, c'est que dès que la parole entre en jeu, eh bien, entre en jeu aussi ce réel. Ce réel que la parole borde, en quelque sorte, dans le discours de quiconque parle, de quiconque essaye de parler.

Je voudrais vous donner un exemple très classique, très concret, mais qui est parlant : Schreber, le fameux Schreber. Il a écrit tout un livre pour contribuer à la science et pour faire entendre à quoi il avait à faire, pour faire entendre son expérience. Beaucoup de psychotiques tentent de faire part de leur expérience de cette manière, en ayant recours à l’écrit, mais aussi quand ils nous parlent, en entretien ou dans des suivis. Est-ce que quand vous avez lu le livre de Schreber vous pouvez dire : « Voilà ! Ce dont parle Schreber, c'est ça. » ? C’est ça, et c'est très bien cerné par Schreber lui-même ; c'est même assez prodigieux de voir comment cet homme s'est fait en quelque sorte l'observateur de lui-même, à un point dont on pourrait vraiment penser que, pour le coup, il y aurait quelque chose de l'ordre du masochisme, dans cette manière de devenir pour soi-même un objet quasiment mort tellement il est figé dans la description. Schreber est un descripteur impressionnant de lui-même, et c'est un des aspects les plus saisissants de ce qui l’affecte, de sa psychose. Il y a une espèce d'endoscopie qui le transforme en une sorte d'objet mort par rapport à lui même. Mais néanmoins et malgré ce talent impressionnant, cette lucidité presque féroce qu'il témoigne à l’égard de lui-même et de ce qui lui arrive, est-ce que nous pouvons dire : « Voilà, Schreber a parfaitement décrit les traits qui caractérisent sa psychose et ce dont il souffre, il en fait le tour. » ? Nous ne pouvons pas dire ça. Parce qu'il reste encore, quand même, justement ce bord réel, qui fait que nous pouvons nous poser la question : « Mais de quoi nous parle-t-il ? Quel est le x qu'il évoque ? »

Alors on est allé très loin, quand même, dans l'étude du cas Schreber. Beaucoup de gens en ont parlé : Freud le premier, bien sûr, d'autres avant lui déjà, d'autres après lui et Lacan a apporté énormément de choses. Mais la question que nous nous posons... et ce n'est pas du tout pour le plaisir, mais c'est pour remarquer que Schreber nous parle de quelque chose que son discours ne referme pas sur une identité ; ça reste quand même un x qui est au bord de ses énoncés et de ses paroles.

 

Donc vous voyez cette difficulté qu’une femme, spécialement, peut éprouver à se faire reconnaître en tant que représentante du désir : elle en donne une représentation absolument remarquable. Je me permettrai même de dire : une représentation trop oubliée, trop mise de côté aujourd'hui. Et ce n'est certainement pas quelque chose de favorable aux femmes, ni aux hommes d'ailleurs, parce que évidemment si c'est mis de côté, les uns et les autres en pâtissent. Les femmes, parce que ça ne les aide pas à être reconnues dans leur altérité – on va dire ça comme ça ; et pour les hommes, si cette altérité n’est pas reconnue du côté des femmes, eh bien ils en pâtissent également dans la mesure où ils sont renvoyés eux-mêmes du côté de ce qui serait une identité mieux assurée, c'est-à-dire idiote. C'est toujours le risque qu'on prend, c'est même quelque chose de garanti quand on rend difficiles les conditions de reconnaissance d'une altérité : on rend sa propre identité imbécile, suffisante.

Donc ceci pour vous faire remarquer que cette difficulté sur laquelle je mets l'accent n'est pas simplement une question propre aux femmes : c'est une question qui concerne notre rapport à la parole et au réel ; notre rapport au réel et au symbolique ; notre rapport aussi à l'imaginaire qui s'y trouve lié. C’est-à-dire que lorsque nous laissons de côté l'altérité, lorsque nous faisons en sorte de ne pas la laisser résonner, de ne pas laisser cette question fructifier et nous faire parler, lorsque nous nous privons de cela, eh bien nous rendons notre identité consolidée, mais elle est consolidée d'une manière qui est complètement imaginaire, et qui conforte une jouissance de l'imaginaire, de la maîtrise : ce n'est qu'une maîtrise fallacieuse, là encore, maîtrise qui bouche le réel avec de l'image.

 

Alors ces remarques me conduisent à revenir sur des questions que j'ai amenées au début du cours en septembre, c'est-à-dire sur ce qui constitue les conditions de la parole. En effet, faire une place à cet x dont je vous parle depuis tout à l'heure, essayer d'entendre ce dont il s'agit, ça ne peut se faire que si l'on accepte de mettre en jeu, en œuvre la parole. Lorsqu’au contraire on se ferme à la possibilité d'entendre quelque chose de cet x que j'évoquais, au bord du symbolique et du réel, on tend à rendre la parole inopérante, c'est-à-dire à rendre notre rapport à l'autre impraticable, insupportable. Alors je me suis dit que j'allais ce soir vous rappeler les conditions minimales de la parole et essayer d'être attentif à ce que ces conditions nous permettent de réaliser.

Les conditions de la parole sont aussi les conditions d’un lien social, d'une société, quelle qu'elle soit : il n'y a pas de lien social, pas de société, de quelque manière que vous l'imaginez, sans mise en œuvre de la parole. Dire cela, c'est dire aussi bien qu'il n'y a pas de relation possible à l'autre sans mise en œuvre de la parole : c'est le fondement de la politique. D'ailleurs me vient une remarque latérale, mais qui a son intérêt ici, je crois : dire, comme je viens de le faire, que les conditions minimales et fondamentales de la politique sont les lois de la parole, sont liées à la mise en œuvre de la parole, ça mérite notre attention. En effet, je pense que vous avez remarqué comme moi que la politique est aujourd'hui en difficulté : c'est une banalité de le dire, mais une des raisons pour lesquelles elle est en difficulté, c'est qu’elle se conçoit de plus en plus (pour des raisons dans le détail desquelles je n'entrerai pas, ce n'est pas mon propos) comme une gestion : la politique, c'est de la gestion. La gestion de quoi ? La gestion des corps. C'est Lacan qui dit ça quelque part : « La politique, c'est gérer les corps humains par paquet de mille, ou de dix mille ou d'un million. » On voit ça couramment aujourd'hui : on essaye de gérer ; on gère ces objets encombrants que sont les corps humains, et on les gère par paquets de mille. On voit par exemple des pays entiers se réveiller un beau matin en voyant leurs traditions, leurs usages ou leurs difficultés traduites en quelques schémas, diagrammes, statistiques et ajustements. Résultat : « Si vous faites ça, on continue à traiter avec vous ; si vous ne faites pas ça, vous êtes viré, et vous ne faites plus partie de la communauté » (européenne ou autre, peu importe). C’est une approche purement gestionnaire. Une telle approche, c'est peu de dire qu’elle oublie le fait que la condition minimale de la politique, c’est que les effets, les lois, les usages de la parole soient un tout petit peu entendus et mis en œuvre.

Pour qu’il y ait de la politique, il faut qu'il y ait des éléments distincts qu’on va essayer de lier ensemble. C’est ça qui fait lien social. Mais pour pouvoir les lier dans un lien social, il faut qu'ils soient distingués. Qu'est-ce qui distingue ce que nous appelons des sujets en politique ? Un sujet d’un autre sujet ? Quelqu’un et quelqu'un d’autre ? Qu'est-ce qui distingue deux sujets en politique ? Vous le savez, nous le savons, je crois : ce qui distingue deux sujets en politique ce n'est pas l'essence...

- Le silence ?

Le silence ?... Pourquoi est-ce que ça distinguerait les personnes, le silence ?

- Je n'ai pas vraiment réfléchi. C'est juste intuitif, mais je trouve que dans les paroles politiques, il n'y a pas de silence. Il n'y a pas de respiration. Il n'y a pas d’écoute, il n'y a pas de place pour l'autre.

Ah ! oui, dans ce sens-là : le silence, comme un intervalle qui permette de réaliser qu'il y a un autre ; oui, oui, pourquoi pas ? En tout cas ce qui distingue de façon nécessaire les sujets du point de vue politique, au moins deux sujets, ce sont deux places différentes : il faut qu'il y ait deux places. Ce qui distingue deux sujets, ce n'est pas leur qualité intrinsèque, ce n'est pas la couleur, ce n'est pas leur poids, ce n'est pas la largeur, l’épaisseur ou la longueur, c'est : deux places différentes. Or nous ne pouvons concevoir, imaginer, réaliser, penser deux places différentes que par la parole. Il n'y a pas d'autre moyen.

Cela, nous le trouvons évoqué dans la psychanalyse, dans la logique et dans la topologie que la psychanalyse apporte, d'une manière simple sans doute, mais qui peut avoir des conséquences complexes quand on y est attentif. Cette façon simple d'inscrire la logique – et même la topologie puisqu'il s'agit de place – qui est nécessaire à toute mise en œuvre de la parole et donc de la politique, vous le savez, vous en avez déjà entendu parler, c'est ce que Lacan a écrit d'une façon encore une fois très simple, intéressante et riche dans ses effets, c'est ce qu'il a appelé : le discours du maître ; je vais vous l'évoquer ici de manière aussi simple que possible.

 

Lacan écrit les deux places minimales qui sont nécessaires pour que justement il y ait une différence, une distinction des places. Il écrit ça :

 

S1                                       S2

 

S1, puisqu'il faut de la parole pour distinguer des places, il faut donc du langage, il faut donc du signifiant, des éléments signifiants. On peut appeler ça « signifiant 1 » ; puis « signifiant 2 » : il faut au moins ça pour distinguer deux places. Donc S1 et S2, avec un intervalle entre les deux, ce que vous appeliez « du silence », pourquoi pas. Vous savez que cette simple distinction de deux places que peuvent symboliser deux signifiants différents, avec l'intervalle que cela suppose entre les deux, la simple position de cela a des effets très remarquables sur corps, sur le réel du corps, du corps parlant, le corps humain, et sur les corps, les corps en nombre. Nous pouvons caractériser ces effets de la manière suivante : pour qu’existent des places différentes, et donc pour que puisse prendre effet le langage (le langage comme symbolique, comme système de symboles), il faut que le corps – et là il s'agit du corps du nourrisson, de l'enfant, du petit qui paye l'entrée dans le champ, le registre du langage – que le corps ne soit pas saturé par ce que nous appelons la jouissance.

La jouissance – vous en avez entendu parler, je pense, lors des enseignements que vous recevez – c'est ce qui se manifeste à travers le corps, de façon répétitive, prise dans une répétition contraignante et liée au langage. La jouissance, c'est la façon dont le corps nous apparaît comme parlant. Ça peut être aussi dans le silence. Mais le corps est toujours parlant, c’est-à-dire qu’il est toujours pris dans du langage qui lui vient de l'autre.

Mais le langage peut venir au corps en venant de l'autre de manières fort différentes. Quand un sujet psychotique entend une voix qui lui dit : « Ordure ! », ou bien : « Saute par la fenêtre », il reçoit du langage. Il ne le reçoit pas de la même manière qu'un sujet névrosé qui se dira par exemple : « Il faut que je fasse ceci et cela ; jai encore oublié de le faire, il faut vraiment que j'y pense aujourd'hui »... C'est du langage aussi, qui nous vient dans la tête, ça nous parasite, mais pas de la même manière : c'est plus supportable de la seconde manière, ça ne vocifère pas comme ça, de façon tuante ; ça parasite. Les névrosés sont toujours plus ou moins parasités par le langage, mais pas de la même manière que dans la psychose. Vous voyez, on retrouve ce versant masochiste quand même de notre rapport au langage. En tout cas ce que nous appelons la jouissance, c'est la manière dont le corps n’est pas maîtrisé par nous, mais dont il est commandé par des effets, des affects, de la perception qui sont étroitement liés au langage. Tous les détails de ces liens entre cette jouissance et le langage, ce réel du corps et le langage, c'est toute la clinique : toute la clinique est une sorte d'observation, d'analyse, de description de ces manières très différentes dont le corps est lié au langage – y compris d'ailleurs quand le corps apparaît comme tellement saturé par la jouissance qu'il n'y a apparemment plus de lien avec le langage.

Vous me direz : mais comment est-ce possible ? On peut le constater dans certains états assez facilement repérables : dans l'angoisse par exemple. Quand l’angoisse est poussée à son paroxysme, il n'y a plus de langage : c’est comme si vous étiez sorti du langage. Et c'est encore un rapport au langage, ça. Et d'ailleurs, quand on a affaire à des sujets excessivement angoissés, souvent ce qui peut – mais pas toujours – s'avérer salutaire, c'est justement de leur adresser une parole, de les ramener à un lien à la parole, quand c'est possible, ou de les envelopper de quelque chose, ce qui est également parlant, même si on ne le fait pas avec des paroles.

En tout cas, cette différence de places qui est nécessairement liée à la possibilité d'articuler une différence entre les éléments du langage, eh bien ça ne peut se faire justement que si le petit sujet, le corps, au début de son existence, réussit – ce sont des métaphores tout ça, des façons de parler, on essaye d'attraper quelque chose... – si ce corps en quelque sorte, entre dans le langage. Et pour entrer dans le langage, il est absolument indispensable qu'il ne soit pas saturé par la jouissance. S'il est complètement saturé par la jouissance, il n'y aura pas la possibilité d'un jeu du langage articulé à ce corps. Pour qu'il y ait un jeu du langage concevable, il faut qu'il y ait un manque, une case manquante, comme au jeu de taquin – je vous en avais parlé je crois – donc que le corps ne soit pas saturé par la jouissance.

Comment est-ce qu'un enfant peut justement entrer dans le langage, c'est-à-dire entrer dans la possibilité de l'échange et de la parole ? Eh bien, il peut y rentrer à condition qu'il ait été amené à supporter le manque, du manque, et corrélativement des éléments de langage qui puissent se faire représentants de ce manque. Si le corps est réellement saturé par la jouissance, alors il n'y a pas d'intervalle possible entre un signifiant et un autre. Ça n'empêche pas de parler, mais on ne parle pas de la même manière quand il y a de l’intervalle ou quand il n'est pas possible.

 

Cela étant posé, nous pouvons ajouter les quelques éléments que je viens de vous évoquer : pour que les effets de la parole et du langage soient possibles, il faut donc cet intervalle et ces deux places que représentent ces deux signifiants.

S1                                       S2

Ça suppose une chute, une perte de jouissance, il faut que le corps ne soit pas saturé de jouissance. Cela, Lacan l'inscrit comme petit a : c'est ce qui tombe de jouissance et qui rend donc l'intervalle possible. Et puis, à la dernière de ces quatre places possibles, nous écrivons à la suite de Lacan, en politique, dans la parole, dès lors qu'on parle d'échange de paroles, il faut qu'il y ait du sujet, il faut qu'il y a au moins deux sujets – on va écrire ici ce sujet : Lacan l’écrit S barré.

S1                                       S2

$                                         a

 

 

 

 

Remarquons qu’à prendre les choses de façon très simple – et pourquoi ne seraient-elles pas très simples ? Elles ne le sont pas toujours, mais parfois elles le sont... – vous voyez que dans ce schéma il y a en haut S1 et S2, les éléments du langage, et puis il y a en dessous la jouissance qui est tombée, et puis le sujet : il est en dessous.

Qu'est-ce que ça veut dire qu'il est en dessous ? Qu'est-ce que ça veut dire qu'il soit inscrit sous la barre ? Ça veut dire tout simplement ce fait qui mérite d'être souligné : un sujet, quand il parle, autrement dit quand il fait ce que nous faisons dès que nous essayons de dire quelque chose, un sujet ne parle jamais tout à fait directement ; il parle en étant représenté par ce qu'il dit. Il n'est que représenté. Et la preuve, c'est qu’il nous arrive de parler et puis de considérer que nous ne sommes pas représentés tout à fait comme nous le voudrions. Alors cela nous fait dire quelque chose, et puis redire, et re-redire, et objecter, et revenir : « Non, ce n'était pas ça ; c'est plutôt ça. » Et est-ce qu'on a, à un moment donné, fini ? Eh bien non. Il n'y a pas un moment donné où on pourrait dire : « Voilà ce que j'ai dit. Je l'ai dit. C'est fini. Maintenant je me repose. Je ne dis plus rien. C'est terminé. Silence, définitif. Je ne l'ouvre plus, puisque j'ai dit ce que je voulais dire. » Ça n'arrive pas à ça. Ou bien si ça arrive à quelqu'un – après tout ça peut se concevoir que cela arrive à quelqu'un – ce serait un peu inquiétant ; quelqu'un qui dirait : « Voilà ce que j'ai voulu dire. Je le dis. Maintenant terminé. Mutisme. » On serait légitimement inquiet.

 

Wittgenstein – qui est un auteur extrêmement intéressant auquel on avait consacré des journées il y a déjà deux ou trois ans – a écrit un livre difficile et très intéressant dans son projet (même si c'est un projet un peu extrême, le projet d'un rapport au langage où il n'y aurait plus de malentendu...) à la fin duquel il dit : « Ce qu'on ne peut pas dire, il faut le taire. » Drôle de proposition ; il finit son petit traité, son petit tractatus, comme il l'avait intitulé, avec ça : « Ce qu'on ne peut pas dire, il faut le taire. » Alors, heureusement pour Wittgenstein, après avoir terminé ce livre qui dit cette phrase, tout ce qu’il ne pouvait pas dire et ce qu'il n'avait pas pu dire, il en a écrit des livres, d'ici jusqu'au mur là-bas ! Et c'est tant mieux pour Wittgenstein, et pour nous aussi : il ne s’est pas arrêté.

Donc vous voyez, ce petit schéma, cette écriture par laquelle Lacan nous indique ce qu’il appelle lui un discours, c'est-à-dire un lien social, nous montre le rapport, en quelque sorte initial, du sujet au langage. Ce discours-là nous montre :

  • Sur la ligne du haut : les éléments qui rendent possibles cet échange et le lien de la parole, et du même coup de la politique, c’est-à-dire les signifiants.
  • Puis nous voyons en dessous ce qui tombe de jouissance, ce qui est envoyé dans les dessous, ce qui est refoulé. Vous voyez que Lacan crée cette écriture en prenant les mots de la langue avec même les images qu’ils suscitent : il y a ce qui a refoulé ; et à gauche, ce qui est refoulé, c'est le sujet !

Pour parler, il faut accepter de ne pas parler d'une façon qui serait une sorte de présentation directe. Vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu'il faut accepter de n'être QUE représenté !

C'est difficile aujourd'hui, et vous pouvez en tenir compte dans votre abord de la clinique contemporaine. C'est difficile aujourd'hui parce que nous sommes dans une ambiance, dans des liens sociaux qui nous disent sans cesse : « Vous avez la parole, vous vous exprimez, c'est vous qui choisissez... C'est vous les patrons ! » Ou alors vous avez des dirigeants qui nous disent – pas exactement comme je vous le dis là, mais qui tiennent un discours qui ressemblerait à ça : « Je suis comme vous, je ne suis pas plus malin, je n'ai pas plus de pouvoir que vous, pas plus de puissance ! » ; « Je vous regarde dans les yeux et je vous dis (à la télévision) : voilà je fais tout ce que je peux, et je ne peux pas plus que ça ! Je vous montre combien je m'agite, je me donne... » Les dirigeants politiques sont de plus en plus comme ça : « Vous et moi, on est exactement pareil. Je fais ce que vous feriez à ma place. Il n'y a pas d'autre façon de faire ! » Et au fond ça consiste à dire : « Nous sommes, les uns et les autres, strictement sur le même plan. Il n’y a pas de différence. Ce que je fais, vous le feriez tout autant. Vous ne pourriez pas faire mieux que moi ! » Ça s'appelle, quand c'est bien mis en jeu, quand c'est bien mis en scène, ça s'appelle le populisme sous sa forme réussie. Je n'ai pas besoin de vous en donner des exemples dans l'histoire contemporaine, ou même actuelle : ce n'est pas difficile à trouver.

C'est préoccupant ; pourquoi ? Parce que ça feint de considérer qu'il n'y a pas de différence des places, que chacune pourrait être tenue par chacun, par quiconque. Autrement dit : il n'y a pas de différence entre S1 et S2 ; ou encore : l'intervalle peut être réduit à rien ; nous pourrions tous être à la même place. C'est ça que le populisme fait entendre et réussit : tout le monde peut s'identifier sans difficulté à celui qui occupe la place du commandement, parce que lui-même, celui qui est à la place du commandement laisse acroire qu'il n'y a pas de différence des places. C'est le fondement de ce que Freud articule dans Psychologie collective et analyse du moi : toutes les places sont équivalentes.

 

Je trouve intéressant ici de vous faire remarquer que Lacan a appelé cette écriture, ce lien social, ce discours, « le discours du maître ». C'est curieux quand même ! Pourquoi ? Parce que je pense que nous pouvons considérer que cette écriture nous donne les conditions de la parole. Alors est-ce que ça veut dire que la parole nous oblige à être dans un lien social qui comporte un maître ? Qu’est-ce que ça veut dire ça ? C'est difficile comme question ! Pourquoi est-ce qu'il a appelé ça « le discours du maître » ? Qu’est-ce qui commande ici ?

- Le langage ?

Le langage, absolument ! Et d'abord un signifiant : c'est un signifiant, un élément de langage qui va commander. C'est ainsi que nous avons tous été invités à accéder au langage. Nous n'avons pas accédé au langage en nous exprimant comme sujet essayant de dire ce qu'il a à dire. Nous avons d'abord entendu des signifiants. Nous ne les avons pas choisis. Ces signifiants ont été pour nous des signifiants de maîtrise, nous commandant : nous avons tous obéi au départ. Nous n'avions pas le choix. Sinon c'est la mort, ou bien l'autisme, ou bien le rejet hors du langage. Est-ce qu'on peut se permettre de rejeter le langage ? Il y en a qui s’y essaient apparemment, mais vous savez combien difficiles sont les conséquences. Donc, quand on essaye d'entrer dans le langage et dans le lien social, on reçoit d'abord le signifiant comme un signifiant maître. Ce n'est certainement pas nous qui commandons. Ça commande ici, à la place que Lacan inscrit comme celle de l’agent :

 

Agent                                          Autre

S1                                       S2

$                                         a

 

Comme l'agent de police... mais on ne dit plus « l'agent de police », c’est un jeu de mots, je plaisante... mais pas complètement, parce que l’agent, ça peut être ce qui commande. En tout cas c'est ce qui agit, c'est ce qui met en route. Je vous ai déjà donné cet exemple – ça se met en route très facilement ce discours du maître – il suffit que dans la rue on dise : « Eh ! Oh ! » pour que nous nous retournions. Voilà du S1. Et à ce moment-là quand nous répondons, nous répondons ici [en S2] à la place que Lacan indique comme celle de l'autre.

 

Donc ce qui commande ce qui est en position maîtresse, c'est le signifiant, c'est-à-dire le langage. Et d'ailleurs pour revenir à ce terme de masochisme dont je vous ai parlé au fil de ces différents cours, vous voyez qu'il y a quelque chose qui peut l’illustrer quand nous remarquons que cette topologie – parce que c'est une topologie, avec différentes places, qui inscrit de façon très remarquable, très juste, très parlante, le rapport qui est le nôtre au langage – nous montre comment effectivement ce qui commande, c'est le signifiant, et comment ce qui concerne le sujet, c'est-à-dire la jouissance, et le sujet lui-même, c'est refoulé : c’est en dessous. Nous ne pouvons apprendre le langage qu’à condition d'être refoulés, comme on refoulerait des gens à la porte. Est-ce que ce n'est pas quelque chose qui a une tonalité d'emblée masochiste ? Un peu quand même. Et je vous ai évoqué longuement au long de ces cours la position difficile du parlêtre, du petit animal parlant, par rapport au langage et à ceux qui s'occupent de lui : il est dans une position de dépendance, de détresse, d'angoisse. Nous trouvons quelque chose de cela dans ce que peut évoquer cette écriture, ce que Lacan appelle « le discours du maître ».

Il peut aussi arriver, et ça arrive fréquemment, que quelqu'un vienne se prendre pour le signifiant qui commande. C'est vrai. À ce moment-là, ça fait un maître. Il peut arriver aussi qu’un discours, comme par exemple la philosophie, comme la médecine – c'est-à-dire un système d’énoncés articulés – se prenne pour le signifiant maître, c'est-à-dire fasse commandement. C'est toujours imaginaire, mais ça arrive souvent. En politique, le discours du maître peut se traduire par le fait qu'il y a un maître, et que ce maître agit à partir de là [S1] : c'est toujours imaginaire, mais ça a des effets très réels ! Pour le dire autrement : un roi qui se prend pour un roi, c'est une catastrophe, ça veut dire que c'est quelqu'un qui s'imagine vraiment qu'il est le S1. Habituellement un roi ne se prend pas pour un roi : il sait très bien qu'il ne peut pas faire grand-chose, qu’il a une marge de manœuvre toute petite. Il y a des rois qui se sont pris pour des rois : Louis II de Bavière, grand musicien, mélomane, se prenait vraiment pour un roi. Il croyait qu'il était un roi : il n'a pas eu une vie facile, il était pris justement dans quelque chose de très meurtrissant. Vous savez, c'est aussi un mot de Lacan qui n’est pas mal ; il dit quelque part, je ne sais plus où : « Si un fou qui se prend pour un roi est un fou, un roi qui se prend pour un roi ne l'est pas moins », ce qui est vrai.

 

Donc le discours que je vous ai ainsi présenté – je crois qu'on peut le dire comme ça – c'est ce qui nous donne les conditions mêmes, les conditions initiales de la parole. Mais ces conditions de la parole peuvent aussi devenir un discours DE maître, c’est-à-dire un discours qui va essayer de réduire l'altérité et l'intervalle qui existent ici, de les réduire dans le registre imaginaire et en tentant de réaliser ce qui serait un couple, avec un qui commande et un qui est commandé. C'est ça, un discours de maître, et ça peut tout à fait fonctionner. Ça fonctionne tant que ça fonctionne, en tous cas dans l'idée que ça commande d'un côté et que ça obéit de l'autre. Dans la vie politique, nous avons beaucoup d'exemples du discours du maître qui ont fonctionné. Mais ça ne veut pas dire pour autant que cette écriture-là ne puisse pas nous donner les conditions même de la parole, les conditions du discours et les conditions de l’échange, et donc les conditions de la politique.

Il est arrivé à Lacan de dire – je ne sais plus où, mais ça concerne notre propos – en parlant à son auditoire, aux hommes et aux femmes qui l’écoutaient : « Vous savez, vous devriez... », parce qu’évidemment il était provoquant Lacan, il provoquait, mais pas sans raison ni sans finesse. Or quand il a inventé ces écritures et qu'il a appelé ça le discours du maître, beaucoup de personnes dans son entourage à l'époque étaient très fortement du côté de l'extrême gauche, du maoïsme :si bien que le discours du maître, c'était quelque chose qui ne passait pas très bien ; le maître ce n’était pas bien.

Nous vivons dans une société qui a essayé d'interroger la possibilité d'un lien social politique sans maître : en France, ça a donné la Révolution française. Est-ce que c'était bien ou pas bien ? Ce n'est pas le problème ici. C'est intéressant qu'il y ait eu ce questionnement en France, et jusqu'à un certain point, c'est remarquable, au moins que la question ait pu être posée : est-ce qu'on peut avoir un lien social sans maître ? Je ne suis pas certain qu'on ait résolu la question, mais ça... c'est autre chose.

En tout cas Lacan a appelé ça le discours du maître pour bien faire entendre que les conditions du langage et de la parole, nous ne les commandons pas, ce sont elles qui nous commandent. Et ce sont elles qui font – ça, c'est très importantque nous ne pouvons être, en tant que sujets, que représentés. Nous ne pouvons être que représentés, seulement représentés et pas présentés directement. Il y a une manière d’essayer de faire discours, en essayant de faire parler le sujet directement. C’est une manière qui n'est pas simple, qui n’est pas ni toujours heureuse ni facile : c'est l'hystérie. Parce que l'hystérie – Lacan l’a très bien remarqué –, ça fait discours en mettant le sujet ici [ $ ] en place d'agent : c'est le sujet qui essaye de parler directement. Mais comme le temps est presque passé, je ne peux pas trop m'y attarder.

 

Je voudrais juste vous souligner ceci que Lacan faisait remarquer à ces hommes et à ces femmes qui l’écoutaient : vous devriez faire attention à cultiver, à entretenir les conditions de possibilité du discours, c'est-à-dire cette différence des places. Parce que le discours, y compris le discours du maître tel que je viens de le présenter comme donnant les conditions mêmes de la parole – on peut le dire comme ça je pense –, ce discours permet quelque chose qui n'est quand même pas négligeable en psychopathologie, c'est-à-dire une place, la place de l'autre [ S2 ] : cette place ne peut exister que si effectivement il y a une différence, qui est marquée entre ces deux signifiants différents, et cet intervalle.

Si les conditions qui rendent possibles l'existence d'un discours n'existent plus, c'est-à-dire si les places tendent à se confondre – selon l'idée que je vous exposais tout à l'heure, cette idéologie que nous serions tous égaux, et que nous pourrions tous être exactement à la même place, c'est une idéologie séduisante – cela aboutit à ce résultat qu’il n'y a plus de place de l'autre, avec toutes les conséquences que ça va avoir. Et les premières étant que ce que représente une femme justement, le désir que représente une femme, comment voulez-vous que ça se fasse le moins du monde entendre, s'il n'y a plus les conditions que j'ai évoquées là, de ce discours que Lacan appelle le discours du maître ? Comment voulez-vous que ça puisse se faire entendre s'il n'y a plus cette différence de places inscrite comme telle ? L'étranger, qui lui aussi est dans une position précaire dès lors qu'il n'y a plus cette distinction de place, cette reconnaissance de places distinctes, sera aussi en difficulté.

Je n'ai pas le temps de développer, mais je l'avais fait dans un cours, je crois l'année dernière, mais quand ces conditions de la parole ne sont pas à l'œuvre, ce qui se passe immédiatement dans une société ou entre des sociétés différentes, c'est que l'autre devient insupportable. Pourquoi ? Parce que comme il n'y a pas de distinction des places, eh bien la place qu'il occupe est forcément la mienne ; du coup mon rapport à lui sera un rapport persécutif ou meurtrier, et en tout cas ségrégatif.

Voilà pourquoi il ne me paraissait pas inutile de vous rappeler les conditions logiques de notre situation par rapport au registre du langage, de façon à pouvoir – d'une manière pas trop maladroite ou pas trop mal venue – tâcher de faire en sorte de ne pas être trop meurtri, justement, par le masochisme qui est souvent la note de notre rapport au langage, et pas trop mal venu non plus dans le rapport que ça peut nous donner à notre semblable. Bon, je m'arrête là-dessus.