Stéphane Thibierge, « Histoire et psychanalyse : où passe la vérité ? »

Conférencier: 

Lacan parle de la vérité qui a une structure de fiction. Quand quelqu’un parle de lui, quand une société parle d’elle, il, ou elle se raconte toujours un peu des histoires. Les historiens, eux, ont un appareil critique. Quel rapport à la vérité entretient-on ?

Pour aborder la question, je vais me référer à un court et très intéressant texte de Lacan « Le stade du miroir », qu’aujourd’hui on ne lit plus parce qu’il n’a pas été reçu comme scientifique.

Il s’agit de huit pages dans les Écrits. Il a été écrit en réponse à la conjoncture, après sa visite aux Jeux Olympiques de Berlin, et en réponse au film de Leni Riefenstahl Les Dieux du stade (1938) :

… aux dieux du stade, il a répondu par le stade du miroir. Et le stade du miroir est en effet une explication absolument lumineuse de ce qui se passait en Allemagne à ce moment-là, et  de ce qui se passait, de ce qui était adoré, notamment à l’occasion des Jeux olympiques de Berlin, mais pas seulement. Le stade du miroir est une sorte de récapitulation admirablement simple et élégante dans sa démonstration de ce que Freud avait déjà abordé avec génie dans Psychologie collective et analyse du moi.

Qu’est-ce que montre Lacan avec le stade du miroir ? Je vais à l’essentiel, et c’est pour cela que j’ai demandé un substitut de tableau. Je regrette beaucoup le tableau.  On n’en trouve plus, de tableau, c’est un symptôme de notre époque, qui intéressera les historiens, je pense. Pourquoi est-ce que, quand on enseigne quelque chose, de plus en plus on est privé de cette espèce de surface matérielle très simple où il était permis d’inscrire des choses ? Parce qu’on a toujours besoin d’inscrire des choses quand on enseigne blablate, vous voyez ? Quand on n’a pas besoin de tableau c’est que le baratin se suffit à lui-même, ce qui est toujours un petit peu ennuyeux. Donc là, j’ai un substitut de tableau, je vais tâcher de m’en servir. Je commence à me familiariser, parce qu’il faut quand même être dans son époque, je commence à savoir le faire.

 

Qu’est-ce que le stade du miroir ? C’est ce que Lacan a élaboré à la suite de quelques autres : je ne fais pas l’histoire du phénomène, mais Lacan a apporté dans cette question une clarté absolument remarquable. C’est ce qui se passe pour chacun d’entre nous. Pour chacune. Tout le monde est passé par là. C’est-à-dire que l’enfant, le bébé, le nourrisson, qui ne tient même pas encore debout, la veille encore il passe devant un miroir, ça ne lui fait ni chaud ni froid, et puis tout d’un coup, dans un effet de saisissement instantané, un jour dans une période comprise, dit Lacan, entre six et dix-huit mois, l’enfant, passant devant le miroir, généralement accompagné par quelqu’un, en présence de quelqu’un qui peut éventuellement lui indiquer son nom…

[dans] un temps de précipité soudain, tout d’un coup reconnaît son image : il reconnaît son image comme       son image. Et non seulement cela, mais, c’est le point important évidemment, il va... - et on dit ces choses-là comme des évidences, alors que ce ne l’est pas du tout -, il va identifier son corps, il va s’identifier, comme on dit, à cette image qui lui vient donc d’un espace autre, qui est l’espace virtuel. Nous avons donc une situation… je vous présente ça comme cela : je vais représenter au milieu :

Illustration

Là c’est le miroir, vu en coupe. À gauche, je vais vous représenter le corps de l’enfant. Le corps de l’enfant, je ne vais pas vous faire un bonhomme, je vais vous écrire le corps de l’enfant dans l’état réel où il se trouve, c’est-à-dire morcelé, c’est un corps morcelé, qui n’a aucune espèce d’unité, donc je le représente avec des petits points, des petites croix, simplement pour faire remarquer ce morcellement. Ça c’est le corps de l’enfant, à gauche. Le corps réel. Je mets ici « réel ». Et puis, à droite, je vais vous représenter ce que l’enfant reconnaît dans le miroir. Il reconnaît quelque chose qui fait une unité, donc je peux écrire « 1 » au-dessus : ça fait une unité, ça fait un tout, une unité, une totalité, et ça fait quelque chose de permanent, ou en tout cas perçu comme permanent. Alors qu’à gauche, du côté du réel, vous avez affaire à un corps qui est morcelé, qui est dans une, j’y insiste, dépendance radicale à l’endroit de l’autre. 

C’est-à-dire que c’est un corps dont la vie n’est même pas concevable indépendamment du rapport à cet Autre, que Lacan pour cette raison écrit « grand A », le grand Autre, c’est-à-dire quelque chose de différent et au-delà de tout autre concevable, de tout petit autre, de tout autrui, de tout semblable concevable. 

Morcellement, dépendance radicale à l’égard de l’Autre, inachèvement de la coordination motrice : tout le système nerveux n’est pas encore achevé, proximité de la mort, toujours ; ce nourrisson, vous voyez qu’il est dans un état pas facile. Proximité de la mort, parce que la mort est toujours toute proche d’un nourrisson. Il faut beaucoup de force et de volonté pour qu’un nourrisson soit maintenu en vie. Il y en a d’ailleurs qui s’éteignent comme ça, sans qu’on ait vu venir la chose. 

Donc du côté du Réel à gauche nous avons cela, avec ces caractéristiques que j’ai évoquées. Et puis de l’autre côté, nous avons le côté du virtuel. Cet autre côté, remarquez-le bien, n’est pas du même espace que le côté gauche. Le côté gauche et le côté droit sont des espaces différents. Il n’y a pas de continuité entre les deux. J’ajoute, petite note comme cela, éventuellement, qu’on garde pour la suite : sauf dans la psychose, dans la psychose il y a continuité. Mais quand on n’est pas pris dans une disposition comme celle de la psychose, ce ne sont pas les mêmes espaces. Et, comme je vous le disais, l’enfant va s’identifier à la forme une, qu’il aperçoit dans le miroir. Lacan note bien que tout ça est accompagné pour l’enfant d’une mimique de jubilation et de triomphe. C’est la première fois que cet enfant, qui se trouve dans cette détresse initiale, et ce morcellement initial, va pouvoir jouir, éprouver en quelque sorte dans son corps, quelque chose de l’ordre d’une unité, d’une unité perçue comme telle. La seule difficulté évidemment, c’est que cette unité lui est radicalement extérieure. Et la difficulté supplémentaire c’est que cependant il va s’y identifier. 

D’où vous voyez une espèce de torsion dès le début de la vie. Je parlais tout à l’heure de malentendu, mais là c’est pire qu’un malentendu, c’est-à-dire que nous allons nous prendre pour nous-même ! Toute la vie ! Et il y en a à qui ça tape sérieusement sur la tête. On se prend pour soi-même ! Alors on est plus ou moins touché, mais... dans les cas favorables on est un peu lucide, c’est-à-dire qu’on sait qu’on n’est pas tout à fait comme on se l’imagine, mais dans beaucoup de cas, et vous en voyez autour de vous tous les jours, on a des gens qui se prennent pour eux-mêmes ou pour elles-mêmes, c’est-à-dire qu’ils s’identifient à cette image. C’est pour cela que je mets la flèche dans le sens de l’image vers le Réel du sujet. Et cela s’appelle la reconnaissance. On reconnaît son image. 

Ce que montre Lacan, c’est que… - ça franchement ça devrait intéresser, je pense, les historiens, pas seulement eux mais en particulier les historiens -,  Lacan montre de façon lumineuse comment cette première reconnaissance de notre image dans le miroir, va donner le patron, on dirait en anglais le pattern, le modèle de toute reconnaissance de tout objet que ce soit, que ce soit cette feuille de papier, ce livre, la table, vous dans la salle, ou bien de tout objet de pensée, ce qu’on appelle un concept, une intuition, une représentation, en tout cas : tout ce que nous allons percevoir consciemment va être sur le modèle de cette première reconnaissance de notre image spéculaire. 

Et c’est pour cela que Lacan a parlé de connaissance paranoïaque, en indiquant par- là que tout ce que nous appelons connaissance, et ce n’est pas péjoratif, a ce caractère paranoïaque d’être immédiatement dérivé, du point de vue de la reconnaissance, de cette reconnaissance première de l’image spéculaire.

Je vous rappelle ces quelques points pour vous souligner ceci, qui va nous faire arriver très vite à la question qui nous est commune aux historiens et aux analystes. Pour que se mette  en place cette image, que j’ai dessinée à droite par un trait vertical, il faut que l’enfant soit représenté. Re-presenté. Représenté où et dans quoi ? Représenté dans le langage. S’il n’y a pas de représentation de l’enfant dans le langage, il n’y aura pas de représentation de l’enfant dans l’espace virtuel. Ça peut s’entendre d’ailleurs assez facilement. Mais je ne m’étendrai pas sur l’explication de ce point. Je vous demande juste de l’entendre et de me faire crédit là- dessus, mais enfin ça s’entend quand même assez bien.

 

Autrement dit, il faut : tout à l’heure je vous ai ce marqué « 1 » ici, que l’enfant soit représenté par un « 1 », par des « 1 » : les « 1 » sont les signifiants, par du signifiant, il faut qu’il soit représenté, cet enfant, dans le langage pour que puisse s’effectuer cette représentation comme l’image et dans le champ du virtuel, c’est-à-dire le champ de l’imaginaire. On peut l’appeler aussi comme ça, le champ où s’effectuent, prennent effet les images, l’imaginaire. Pour que s’effectue cette représentation du corps de l’enfant, que j’ai mis à gauche, morcelé et dans

cette dépendance radicale à l’Autre, dans le langage, que je représente encore une fois par ce par le « 1 » là, il faut nécessairement que tout ce qui traverse l’enfant du côté de ces petites croix que j’ai dessinées… : ces petites croix, ce réel du corps de l’enfant, nous psychanalystes à la suite de Lacan nous l’appelons dans notre langage la jouissance. La jouissance, c’est le corps pris dans le langage et pris dans tout ce qui vient l’affecter comme sensations, perceptions, excitations, douleurs, tout ce que vous voudrez de cet ordre, mais toujours pris dans le langage. Il n’y a pas le choix. L’enfant est dans un bain de langage. Tout ce qu’il va éprouver de son corps, il l’éprouve dans une immersion dans le langage. Ce n’est pas séparable. À partir du moment où l’enfant naît en quelque sorte dans cet environnement de langage, on ne peut plus séparer ce qui lui arrive et le bain de langage dans lequel ça lui arrive. 

Eh bien, ce que nous constatons, ça c’est un fait, ce n’est pas une élucubration, c’est que l’enfant ne peut être représenté dans le langage, c’est-à-dire il ne peut venir ici comme 1, 1 est un symbole, c’est du langage, il ne peut être représenté dans le langage qu’à la condition qu’il laisse tomber, une part de cette jouissance, c’est-à-dire une part de ce que son corps éprouve et expérimente à la fois de réel et de lié au langage. Il doit en faire tomber une partie. Ça s’appelle chez nous le refoulement. Vous voyez, je marque une barre ici pour le représenter et puis une flèche vers le bas, voilà. Il doit laisser tomber quelque chose de cette jouissance. Pourquoi on appelle ça « jouissance » ? Parce que jouissance désigne le fait d’être en quelque sorte la propriété, l’usufruit, de quelqu’un qui possède quelque chose. Or un enfant, et nous avons tous connu ça quand nous étions enfant, nous sommes complètement possédés, pris dans l’Autre. C’est-à-dire à la fois, je vais le dessiner ici, le langage et le corps pris dans ce langage. C’est ça le lieu de l’Autre. C’est quelque chose qui désigne du langage et du réel pris dans ce langage. 

Eh bien, il faut donc, pour que l’enfant puisse être représenté dans le langage, qu’il laisse tomber, qu’il y ait une partie de cette jouissance du corps qui tombe. Et que donc : ici on met quelque chose que je note x, qui va être un point d’interrogation ;  forcément, puisque ça tombe, ça va être refoulé, comme dit Freud. Et ce refoulement est nécessaire pour que se creuse en quelque sorte le manque, le vide, le défaut, le trou, si vous voulez, qui donne au langage son effet. Il n’y a pas de possibilité que le langage prenne effet s’il n’y a pas le creusement de ce manque. 

Il faut qu’il y ait quelque part du manque, pour qu’il y ait représentation possible. Si je vous dis par exemple : La tour Eiffel est un monument de Paris relativement connu, je pense que vous entendez ce que je veux dire. Ce n’est pas la peine qu’on se déplace tous pour aller devant la tour Eiffel et que je vous présente la tour Eiffel en vous disant : C’est de ça que je parlais. On est d’accord, personne n’a besoin de ça. Donc, si je vous dis la tour Eiffel, comme on dit : vous voyez ce que je veux dire. Vous entendez ce que je veux dire. Cela veut dire qu’il y a une place pour la représentation. S’il y a une place pour la représentation, cela veut dire qu’il y a une place vide quelque part et que les signifiants, les symboles du langage peuvent venir jouer avec cette place vide pour évoquer quelque chose. C’est ce qu’on fait quand on parle, c’est exactement ce que je fais quand j’essaie de vous dire quelque chose comme maintenant.

[Intervention inaudible dans l’enregistrement]

Bien sûr, on peut toujours entendre quelque chose. Vous savez, Rousseau, qui était un sujet extrêmement touchant, sympathique, vraiment, sensible, disait, je ne sais plus où, je crois que c’est dans l’Émile : la langue française est une langue vraiment obscène car il est absolument impossible d’y dire quelque chose sans que ce qu’on dit prenne un sens qu’on n’y a pas souhaité et qui est obscène. Rousseau disait ça. Évidemment : il était très sensible à ça. Il était très sensible à la tour Eiffel dans le langage, si on peut dire. Et du coup, évidemment, on comprend, il était dans sa psychose et sa paranoïa, c’est tout à fait entendable qu’il ait été comme ça. Mais oui, c’est le jeu du malentendu, toujours. Et vous voyez même malentendu c’est un terme, je ne le décompense pas… [rires, applaudissements], je ne le décompose pas, mais oui, c’est très difficile de dire quelque chose sans qu’il y ait ce surgissement de ce qu’on n’aurait pas voulu que ce soit là. Autrement dit : le refoulement, le refoulé.

Donc il faut qu’il y ait une part qui tombe pour que nous puissions parler en maniant le langage d’une façon symbolique. S’il n’y a pas cette chute, nous sommes dans une saturation du corps. Prenez mes petites croix, là. Imaginez qu’il n’y a rien qui chute : nous sommes dans une saturation, que nous représente effectivement la psychose, dans laquelle il n’y a pas de « je(u) » possible du langage. Il y a un usage possible du langage mais il n’y a pas de « je(u) » possible avec ce que j’évoquais comme la case vide.

Alors, ce que je voulais vous faire remarquer à partir de là, c’est que la chute de ce X est nécessaire pour que se mette en place le UN du Symbolique, c’est-à-dire la représentation dans le Symbolique, et donc l’image, la reconnaissance de l’image spéculaire. C’est-à-dire qu’on peut tout à fait ici marquer une correspondance entre ce X du refoulement et ce UN de la représentation symbolique. Si cette condition n’est pas remplie, nous ne pourrons pas avoir accès à la reconnaissance de cette image. Ou en tout cas, nous ne pourrons pas faire grand- chose de cette image. Je n’entre pas ici dans le détail de la clinique et de la chose. Mais cela veut dire quoi ? Que nous n’abordons le Réel, que j’ai représenté à gauche, à partir du moment où cette image se met en place, qu’à travers la reconnaissance de cette image. Et c’est ce que nous appelons la réalité. La réalité, qui n’a pas grand-chose à voir avec le Réel, puisque la réalité c’est l’image que nous reconnaissons. Toute réalité provient de cette image première que nous reconnaissons. Toute réalité est donc à l’image de notre image en quelque sorte. Et évidemment, elle ne peut que rater le Réel. 

C’est ce qui évidemment nous intéresse dans ce que font les historiens, c’est qu’ils essaient d’attraper quelque chose de tel ou tel aspect du Réel. Mais ils ne peuvent pas, pour des raisons strictement logiques, l’attraper de façon satisfaisante et qui ferait un tout, parce que cet accès au tout nous est de toutes façons, dès le départ, coupé. Pourquoi ? Eh bien parce que vous vous rendez bien compte à partir de ce petit schéma que je vous fais là très rapidement que tout ce que ce que nous allons pouvoir imaginer comme vérité, comme sens, comme orientation de sens, comme interprétation : c’est le travail des historiens, c’est aussi, à certains égards, le travail des analystes, tout ce que nous allons imaginer comme sens ne pourra prendre effet que du côté droit de mon schéma. 

Le côté gauche, lui, reste nécessairement hors de notre portée. Et c’est néanmoins à partir de ce côté gauche et du refoulement qu’il comporte que le côté droit se met en place. Du coup, la vérité, ce que nous appelons la vérité prendra toujours effet du côté droit du schéma. Et j’ajouterai… J’ai mis Réel à gauche, j’ai mis virtuel à droite ou Imaginaire, je vais mettre entre les deux - c’est simplifié à l’extrême - je vais mettre JE. C’est-à-dire que JE, quand JE parle ou quand JE réalise quelque chose, j’essaie de faire tenir ensemble à la fois le côté réel et puis le côté virtuel. Ils ne peuvent pas tenir ensemble dans une synthèse. En revanche, par ma parole ou par mes actes, je peux prendre en compte cette tension et en faire quelque chose. Faire quelque chose qui ne sera jamais un tout, jamais. Mais qui me donnera le lest qui leste mon existence. Mon existence est lestée par mes actes et par mes paroles. D’ailleurs à certains égards, ce n’est pas différent, les actes et les paroles. Mais en tous cas c’est à l’articulation de ces deux espaces que s’avance ce JE qui parle ou qui réalise les actes.

C’est là qu’a sa place la vérité pour les psychanalystes. Vous savez le mot de Lacan justement quand il dit qu’il va faire parler la vérité dans une prosopopée qui se trouve dans son écrit sur La Chose freudienne, vous savez il fait parler la vérité et il commence par « Moi, la vérité, je parle ». Alors évidemment là-dessus on s’est gaussé : « Ah là là, Lacan pour qui il se prend… ». Mais il voulait juste dire que la vérité en tant que telle, elle parle. La vérité n’est pas un sens. La vérité, c’est l’acte énonciatif. C’est-à-dire que c’est la division du sujet entre ces deux côtés que je vous ai indiqués, là, très rapidement au tableau. La vérité prend toujours effet dans l’énonciation, la tentative de dire quelque chose qui s’appuie, si l’on peut dire, qui est adossée à cette division, à ce manque que représente ici le refoulement et le X. 

Alors cette question. Vous voyez, c’est pour cela que le psychanalyste, on pourrait dire - je propose cela à nos collègues historiens, pour le dialogue, pour notre conversation en quelque sorte, notre échange -, il me semble que ce qui fait la difficulté des historiens, c’est qu’ils se demandent souvent, ce sont des problèmes de méthodologie d’historiens : sur quoi allons-nous fonder nos énoncés ? Nos énoncés, qu’est-ce qu’ils vont prendre en compte, quel type d’archives, quel type de monument, quel type de restes, quel type de vestiges ? En revanche, nous, quand nous avons affaire à la vérité, nous avons affaire toujours à la façon dont le sujet est pris au titre de cet X dans le rapport au grand Autre. C’est-à-dire que nous avons affaire à cet état initial, où il est objet, objet de l’Autre et dans l’Autre. Pas du tout… comment dire, ce que nous entendons nous, analystes, dans le propos de quelqu’un, c’est son énonciation, ce qu’il dit, ce qu’il tente de dire, à partir de cette position radicale d’objet d’où il est issu, et d’où il parle. Vous voyez ? C’est-à-dire que là où l’historien, et vous me direz si je me trompe, a affaire ou se donne comme objet un témoignage qui parle déjà en 1ère  personne, qui parle en tant que JE - par exemple Pinel quand il écrit le compte-rendu de cette hospitalisation que vous nous avez évoqué, Anne Simonin, ce matin de façon extrêmement intéressante –, là où l’historien a affaire soit à un sujet qui dit JE déjà, soit va rechercher quelque matériel fiable, il va prendre pour départ de ses des énoncés ; et là, il y a beaucoup d’écoles différentes mais nous sommes dans un champ où il y a des énoncés et où l’on part d’énoncés. Nous, nous ne partons jamais d’énoncés : nous partons de l’énonciation. Et nous considérons l’énoncé comme un reste de l’énonciation, mais qui n’est pas – comment dire – qui tombe, en quelque sorte, aussitôt qu’il a été prononcé.

Et qui n’est pas pour autant invalidé bien entendu mais nous nous intéressons davantage aux conditions de la parole, c’est-à-dire aux conditions de l’énonciation, qu’aux conditions de l’énoncé, qui me semble-t-il sont davantage du côté de l’objet de l’historien.

Alors je voudrais juste vous proposer ceci : vous voyez, la vérité, quand on évoque la vérité ça intéresse l’historien, ça intéresse aussi le psychanalyste, mais la vérité nous ne pouvons en parler qu’à partir des conditions de la reconnaissance ! 

Elle n’a de sens, la vérité, qu’à partir des conditions de la reconnaissance. Parce que ce qui se passe à gauche ne relève pas de la vérité. Ça relève du Réel, et ce qui va ensuite être différent selon chaque sujet va être la façon dont il va - ou pas - parler de ce Réel. Et là, commence à se mettre en place la question de la vérité. Vous voyez que la question de la vérité se met en place sur la base d’une structure où a déjà opéré un refoulement. 

C’est-à-dire que la vérité suppose déjà un certain nombre de conditions qui sont de l’ordre de l’Imaginaire. Qui sont de l’ordre de l’image, qui sont de l’ordre du sens déjà, qui sont de l’ordre de la fiction, comme le disait Lacan : la vérité a toujours une structure de fiction, c’est-à-dire qu’elle participe de cette représentation imaginaire d’un Réel, qui, lui, est tombé en quelque sorte sous le coup du refoulement. Par exemple, pour vous donner une illustration très simple clinique, prenez les Mémoires (en allemand ce n’était pas le terme mais peu importe) du Président Schreber : est-ce que cet écrit, qui est un écrit qui ne peut pas ne  pas intéresser les historiens, est susceptible d’être vrai ? Allez-vous dire qu’il est vrai ? Il n’y a rien dans cet écrit de Schreber qui se prête à une analyse en termes de vérité, en revanche c’est certainement tout à fait Réel ce dont il parle et ce qu’il essaie d’évoquer. Mais est-ce vrai ? Non, ce n’est pas spécialement vrai, ce n’est pas de ce registre-là, d’ailleurs Schreber ne cherche pas du tout à faire entendre ce qu’il dit comme vrai. Il dit juste « C’est réel », « ça a eu lieu, c’est pour ça que je l’apporte comme une contribution à la science de mon époque ». 

Pour reprendre un point qui a été évoqué ce matin, que je trouvais très intéressant : la question des biographies de Freud. Alors prenons celle de Jones et celle de Peter Gay par exemple. Celle de Jones, c’est vrai qu’elle a pu être qualifiée d’hagiographique. Mais de quoi parle Jones ? Laquelle est la plus vraie entre celle Jones et celle de Gay ? Ce qui est intéressant, c’est de remarquer que certes celle de Jones est hagiographique : il aime Freud c’est certain. Il veut le protéger, c’est certain aussi. Il veut le protéger parce qu’il se dit, et pas sans raison, qu’on ne lui veut pas que du bien à son héros. Et donc il a quand même intérêt à bétonner un peu, pour protéger d’avance. Il n’avait pas tort. Il n’avait pas tort. 

Donc il fait une biographie de Freud qui est engagée et dans laquelle il nous dit entre autres que Freud (il ne nous le dit pas en toutes lettres mais on l’entend bien), que Freud était son maître, que Freud l’a fait travailler et parler au nom d’un transfert important qui détermine son énonciation à lui, Jones. Et à partir de là nous pouvons tout à fait entendre ce qu’il essaie de nous faire passer. Il essaie de nous faire passer quelque chose, et en ce sens son livre est d’une vérité assez honnête. Le livre de Peter Gay, lui…, je pense que Peter Gay doit avoir, dans son livre, une opinion selon laquelle il est plus vrai que celui de Jones parce qu’il est moins dans l’éloge. Pourtant nous distinguons plus difficilement l’énonciation de Peter Gay et à qui il s’adresse, et de qui il parle quand il parle de Freud. Donc Peter Gay nous donne un livre très riche, plein d’énoncés qui nous apprennent beaucoup de choses, mais vous voyez que sur la question de la vérité, ce n’est pas très simple de savoir lequel des deux est le plus vrai, au fond. Parce qu’après tout, la vérité du livre de Jones, elle, est considérable et elle reste considérable. Même si on sait très bien qu’il protégeait son héros ; ou peut-être parce qu’on le sait très bien et qu’on prend cela en compte. 

Jean-Luc Cacciali rappelait tout à l’heure l’usage du terme de structure pour Lacan, c’est-à-dire l’immixtion nécessaire de l’altérité comme préalable à un sujet quelconque. C’est exactement ce dont je vous parle depuis tout à l’heure, c’est-à-dire qu’avant qu’il y ait un sujet quelconque capable de vérité, il y a l’immixtion, il y a l’immersion en quelque sorte du corps parlant, du corps du petit humain, dans l’Autre, dans le grand Autre. 

Alors un dernier mot. J’ai été très, comme beaucoup, frappé par ce... je ne dirais pas que ça faisait comme un idéogramme mais ça faisait une drôle d’écriture quand même, un drôle de texte, ce diagramme que, Hervé Mazurel, vous nous avez présenté des scissions analytiques (Wikipédia, article « Écoles de psychanalyse »). Si vous l’avez quelque part je veux bien que vous me le transmettiez parce que c’était tout à fait saisissant, justement, ce diagramme des scissions des groupes analytiques. Je vous propose cette remarque : que peut-être il indique l’impossibilité logique de rendre compte du Réel, c’est-à-dire du côté gauche, là, de ce que je vous ai fait, à partir d’un universel totalisant du type de l’image spéculaire justement. On ne peut pas donner du Réel un concept qui serait parfaitement plein, parfaitement rond, parfaitement unifiant. Ce n’est logiquement pas possible. Nous ne pouvons pas donner du Réel un universel, qui, en quelque sorte nous donne l’illusion de sa maîtrise. On ne peut donc pas, je crois, s’épargner dans la mesure où la psychanalyse a à faire au Réel que j’évoquais, peut-être qu’on ne peut pas s’épargner cette scission qui nous rappelle le côté gauche du tableau, c’est-à-dire le côté réel, où il y a un multiple, en partie refoulé, mais qui est, comment dire…, qu’on ne peut pas éviter.

Et du coup cela éclairerait un petit peu ces scissions, si étranges, qui affectent les groupes analytiques. Rappelons d’ailleurs à ce propos que le symbole langagier lui-même, le signifiant comme on dit, il a été montré depuis très longtemps que même UN signifiant est différent de lui-même. Lacan le rappelle souvent, quand je dis par exemple « mon grand-père c’est mon grand-père », note-t-il, le premier n’est pas le même que le second.

 

Retranscription par les étudiants de l’EPhEP : AUGÉ Frédérique, BOURGES Gaëllanne, MICHEL Fabrice, PFAFF Audrey, SCHIAVONE Valeria, VANNIÈRE Isabelle. Relecture : BAKKALI Younes, MERDRIGNAC Laurence, POLOMÉ François

 

Relecture finale :  A. VIDEAU.