Pierre-Yves Gaudard : Psychopathologie et anthropologie - 1

Conférencier: 

EPhEP, Cours de MTh3-ES11, le 23/09/2021

Mesdames et Messieurs bonsoir,

je vais vous proposer donc le premier de mes enseignements concernant « Anthropologie et psychopathologie ». Je donnerai cinq séances de cours, puis j’ai demandé à une de mes amies et collègues Directrice de recherche au CNRS et spécialiste de l’Amazonie, plus exactement des Yanomamis du Vénézuela, de venir vous donner cinq conférences pour vous présenter ses travaux de recherche, beaucoup plus ethnologiques et anthropologiques. Même s’il y aura des considérations intéressantes du point de vue clinique, néanmoins ce ne sera pas le même angle que le mien.

Je vais quant à moi essayer de faire dialoguer l’anthropologie et la psychopathologie et la psychanalyse.

Les deux disciplines que je viens d’évoquer que sont la psychanalyse et l’anthropologie ont des relations pour le moins tumultueuses, dans la mesure où évidemment elles sont des disciplines affines puisque, Freud lui-même ne manquait pas de se référer aux travaux des anthropologues de son époque et comme j’aurai l’occasion d’y revenir.

Lacan a reconnu sa dette à l’endroit de Claude Lévi-Strauss notamment pour l’invention de la catégorie du symbolique. Il le dit explicitement, c’est grâce à Claude Lévi-Strauss et notamment son opus magnum, Les structures élémentaires de la parenté, que Lacan est fasciné par l’idée, au fond, que dans les structures mêmes du langage, il y a quelque chose qui vient à leur insu, faire en sorte que les systèmes de parenté ne fonctionnent pas de manière aléatoire ni n’importe comment et qu’il y a donc là un fait structurel qui s’impose et qui vient déterminer les systèmes de parenté.

 

J’aurai, là aussi, l’occasion d’y revenir, mais pour le moment contentons-nous de retenir cette idée qu’au fond l’anthropologie, la psychanalyse sont des disciplines affines et notamment elles ont cette particularité de renvoyer dans une espèce de concurrence à deux formes de cliniques.

Je rappelle que la clinique c’est être au chevet du patient mais depuis Franz Boas et puis Malinowski, une nouvelle anthropologie a vu le jour qui, loin de l’anthropologie du XIXe siècle auquel se réfère Freud, elle n’est plus une anthropologie de cabinet mais une anthropologie qui entend fonder ses travaux sur ce qu’on appelle le terrain ; ou pour le dire avec des termes peut-être plus recherchés, qui fonde son approche sur l’ethnographie.

 

L’ethnographie est une forme d’observation clinique. D’ailleurs, l’histoire des deux disciplines est notamment marquée par le fait que Freud, je le dirai comme ça, est un anthropologue dans la mesure où il va s’intéresser à, dans la mesure où il a apporté une forte contribution notamment à la question de l’universalité de la prohibition l’inceste ; mais en même temps, s’il est un anthropologue, il n’est pas un ethnologue parce qu’effectivement il ne va pas faire une enquête de terrain, ni une enquête ethnographique mais il va se référer au matériel clinique auquel il a accès, à savoir ce que lui racontent ses patients.  Mais fondamentalement la démarche ne diffère pas tellement.

D’ailleurs c’est assez intéressant de voir que si Freud en tant que… on peut le qualifier ainsi, anthropologue a contribué à étayer la thèse de l’universalité de la prohibition de l’inceste, c’est sur la question de l’universalité de l’Œdipe que Malinowski va venir le taquiner, le contester, dans la mesure où les observations freudiennes portant sur la société viennoise de la fin du XIXe et du début du XXe se font dans une société où le système de parenté est un système patrilinéaire. C’est-à-dire que notamment le nom se transmet par les pères et que les biens se transmettent de père en fils avec des évolutions par la suite qui vont conduire à ce que tous les enfants quel que soit leur sexe aient droit aussi à l’héritage.

 

C’est totalement différent dans une société matrilinéaire, c’est-à-dire une société où le nom, le lignage, la perspective du lignage, sa continuité s’opère par les femmes et Malinowski a travaillé sur les îles Trobriand, sur les Trobriandais, et il se trouve que c’est une société matrilinéaire.

Alors me direz-vous, quelle est la différence ?

La différence, c’est que dans une société matrilinéaire, celui qui détient l’autorité et qui doit jouer…, au fond celui qui va venir, par son autorité, apporter quelque amputation à la jouissance de l’enfant et de l’adolescent, c’est notamment l’oncle maternel.

 

Celui qui est responsable, qui a l’autorité sur le lignage, ce n’est pas le père de l’enfant, c’est l’oncle maternel. Alors qu’effectivement, dans la société occidentale qui ressemble quand même beaucoup de manière générale à celle que l’on vient d’étudier, c’est le père qui, autrefois, avait autorité sur la famille. Il se trouve donc - et vous allez comprendre la différence, c’est tout à fait fondamental, que dans un cas le père interdit à l’enfant l’accès à la mère alors que lui il y a accès et donc il fait valoir auprès de l’enfant qu’il faut qu’il renonce à sa mère parce que sa mère, son désir à elle, c’est vers lui qu’il se tourne.

 

Dans une société matrilinéaire, on est dans un dispositif complètement différent, dans la mesure où le frère de la mère, de même que ego - vous savez que dans les systèmes de parenté on désigne comme ego celui par rapport à qui on calcule les liens de parenté de l’enfant ou l’adolescent -, l’oncle maternel comme l’enfant sont tous les deux soumis à la prohibition de l’inceste. C’est-à-dire que l’oncle maternel n’a jamais accès lui non plus à la couche de la mère, ce serait un inceste et c’est sur ce point que Malinowski va contester l’idée qu’il y aurait une universalité du complexe d’Œdipe.

 

Donc, on le voit, il y a là déjà quelque chose qui est tout à fait intéressant, qui est une confrontation entre la clinique psychanalytique d’un côté et la clinique ethnographique d’un autre côté et il est difficile de dire que l’une l’emporte sur l’autre.

Au demeurant Malinowski va jusqu’à souligner que, même s’il est en désaccord avec la question de l’universalité du complexe d’Œdipe, il n’en demeure pas moins quelqu’un qui est assez admiratif des travaux de Freud.

 

Donc, c’est ce qui va dans un premier temps introduire une certaine différence et les deux disciplines vont se regarder un petit peu jalousement. Il y aura d’autres points d’achoppement sur lesquels je viendrai un peu plus tard, notamment la fameuse question de la horde primitive qui est tout à fait importante.

Mais je peux effectivement l’aborder dès maintenant.

Vous connaissez tous le contenu de Totem et tabou.

 

Totem et tabou c’est, au fond, une thèse centrale développée qui renvoie au lamarckisme de Freud. Qu’est-ce que le lamarckisme ? Le lamarckisme postule qu’il y a une hérédité des caractères acquis et donc, une expérience qui se répète moultes fois ne manque pas de marquer la psyché humaine par exemple.

Quelle est la différence entre le lamarckisme et le darwinisme ?

C’est que chez Darwin, il n’y a pas d’hérédité des caractères acquis. Il y a des mutations mais qui ne se font pas sous l’effet de la pression de l’environnement et qui sont aléatoires ; et il se trouve que quand cette mutation vous donne un avantage comparatif dans le cadre de ce que Darwin appelle Struggle for Life, les mutants l’emportent, ils sont mieux adaptés.

En revanche s’il se trouve que la mutation a plutôt pour conséquences le fait que vous soyez moins adapté que les autres, la mutation s’éteint parce que les mutants qui en sont porteurs disparaissent.

 

Chez Lamarck, l’idée est qu’il y a une pression du milieu et que cette pression du milieu va petit à petit engendrer un certain nombre de modifications, qui vont être acquises : c’est là la différence. Et pour Freud, il y a cette idée qu’un nombre extrêmement important de fois se serait produit, j’ai envie de dire pour de vrai, le meurtre totémique du mâle dominant de la horde.

Le mâle dominant de la horde est celui qui a accès à toutes les femmes. Effectivement certaines sociétés animales fonctionnent sur ce mode-là.  Je pense par exemple aux impalas. Si vous allez vous promener en Afrique, vous avez un mâle dominant chez les impalas : c’est une sorte de gazelle avec une robe brune, et il est le seul à avoir accès aux femmes, aux femelles et tous les autres mâles sont à l’écart et se fortifient, s’entraînent à se battre jusqu’au moment où il y en a un qui réussira à détrôner le mâle alpha.

 

Pour Freud, dans les sociétés humaines qui fonctionnaient selon lui à partir de petits groupes, c’est exactement ce qui se serait produit. C’est-à-dire que les frères décident qu’ils vont passer un pacte de telle manière que plus aucun d’entre eux n’ait accès exclusivement à toutes les femmes et que va se mettre dès lors en place un pacte avec une dimension symbolique.

Mais cela va surtout être mis en place après que les frères collectivement ont tué le mâle dominant. Ils le tuent et ils le mangent, au cours d’un repas totémique, et l’origine du mot « remord » a sans doute à voir avec cette histoire, dans la mesure où effectivement le « remord » c’est lorsque ça vous mord de l’intérieur ; et, quand vous avez mangé le mâle dominant, ça vous mord de l’intérieur, et dès lors la seule manière d’atténuer la culpabilité liée à ce meurtre, c’est d’hypostasier le mâle dominant pour en faire le père symbolique de la horde, l’ancêtre.

 

Or nous voyons que la plupart des sociétés continuent de fonctionner ainsi, avec un ancêtre commun, un grand Homme. Les anthropologues sont en total désaccord, et il n’y a pas qu’eux mais aussi les archéologues, parce qu’ils ont beau chercher parmi toutes les sources dont ils disposent, ils n’ont jamais observé de vestige, d’éléments, de documents archéologique ou même ethnologique par l’observation, qui renverraient à une scène pareille. Donc au moment de la sortie de Totem et tabou, il y a une unanimité chez les anthropologues pour dire que Freud raconte n’importe quoi, et ils ont raison, sauf que néanmoins ils ont tort d’avoir raison.

 

Je vais m’en expliquer. Ce n’est pas parce que le mythe de la horde primitive effectivement est un mythe, et Lacan le dira très bien, c’est un mythe scientifique, que par ailleurs il est dénué d’intérêt. C’est tout à fait intéressant et important parce que notamment cela permet de rendre compte des lois de fonctionnement du langage.

Dans la mesure où le mâle, le père symbolique de la horde - comme nous aurons l’occasion de le voir je pense, pas dans le cadre de mon enseignement parce que je n’aurai pas le temps et que ce sera repris par des collègues notamment dans ce qu’on appelle les mathèmes de la sexuation -, l’existence d’un Au-moins-un qui n’est pas soumis à la castration, ce qui a pour conséquence qu’il est l’exception confortant l’universalité de la règle faisant que tous les autres dès lors y sont soumis : cela, c’est vraiment tout à fait en adéquation avec le mythe scientifique de la horde primitive.

C’est parce qu’il y en a Un qui est en position de ne pas y être soumis que nous sommes dès lors tous logés à la même enseigne et que nous sommes soumis à la castration.

 

Pour le moment, je ne développerai pas plus la question de la castration. La seule chose importante à retenir de la castration, ce n’est pas un père qui dit à son fils : « Je te préviens si tu remets ça, je te la coupe ! ». La castration renvoie à notre condition de parlêtres et c’est là aussi que les relations entre l’anthropologie et la psychanalyse et la psychopathologie sont tout à fait intéressantes : ce sont deux disciplines qui jusqu’à il y a trentaine d’années, peut-être un peu plus, s’intéressaient à l’Homme en tant que c’était un être parlant.

 

La spécificité de l’humain, spécificité et singularité qui, contrairement à ce qu’a pu en dire Descartes en opposant la substance pensante et la substance étendue, ne nous autorise pas comme on a pu le croire pendant plusieurs siècles, à être les maîtres absolus de la création. On se rend compte aujourd’hui comment effectivement cela nous singularise. Il n’y a pas d’exemple d’espèce animale qui ait un système de communication qui soit comparable au nôtre, parce que la plupart du temps, les systèmes de communication des animaux sont fondés sur des signes, c’est-à-dire quelque chose qui ne se prête pas à l’équivocité.

Le cri d’alerte de la sentinelle qui indique à ses congénères que tout à coup il y a un danger, c’est un signe ! Les bruits produits par les éléphants du Kalahari en utilisant l’air à l’intérieur de leur trompe, de manière à produire des bruits extrêmement sourds qui portent très très loin sont des signes, ils indiquent simplement aux hordes voisine, qu’il n’est pas utile qu’elles continuent de progresser vers le point d’eau, vers lequel elles se destinaient parce qu’il y a déjà une autre horde d’éléphants qui occupe la place et donc il serait souhaitable qu’elles se déroutent.

Que l’on prenne aussi l’exemple des abeilles qui, avec leurs ailes et quelque chose qui pourrait s’assimiler à une danse, en utilisant la position du soleil, sont capables de donner quasiment les coordonnées extrêmement précises de fleurs qu’il serait bon qu’elles aillent butiner, ce n’est pas un système de communication que l’on pourrait qualifier à proprement parler de langage.

 

Le langage suppose dans sa définition la dimension de la parole, or la seule espèce animale capable de produire des sons ayant une valeur oppositionnelle permettant de les combiner, c’est l’espèce humaine. Ça nous singularise et ça nous oblige, et ça a des effets sur nous qui ne sont pas toujours les bienvenus. Je dirais même qu’à certains égards ça nous complique passablement la vie, notamment pour ce qui touche la question de notre sexualité.

 

Chez les animaux, c’est à certains égards beaucoup plus simple, c’est-à-dire que quand l’instinct indique qu’effectivement c’est le moment, que c’est la période des chaleurs, on ne va pas s’interroger pour savoir si elle va plaire à papa, maman, quelles études elle a faites, quelle est sa religion, l’affaire est faite.

Or chez nous, on le voit dans les difficultés qui sont celles des adolescents, déjà vous allez mettre six mois à oser l’approcher pour lui demander si éventuellement elle irait au cinéma avec vous, et puis le jour du film, bah vous avez bien envie de poser votre main sur sa cuisse ou de prendre la sienne et il se trouve que ce jour-là vous ne savez pas pourquoi mais vous avez une main de plomb.

Donc notre système de communication, il a des conséquences sur notre manière de fonctionner non seulement psychiquement mais, j’essaierai de vous le montrer à partir de la clinique notamment des psychoses, des conséquences également dans la manière dont notre corps fonctionne. C’est-à-dire que ce que nous enseignent la clinique des psychoses, la psychopathologie mais aussi la clinique de la névrose, c’est qu’un substrat de naturalité, les plus grandes fonctions vitales, sont sous la dépendance du type de rapport que nous sommes capables de nouer entre le réel du corps, l’image de ce corps et la fameuse dette que Lacan confessait auprès de Lévi-Strauss, évidemment, le symbolique.

 

Notre système de communication, le langage..., il n’y a aucun exemple de société qui ne pratique pas le langage sous la forme de cette double articulation, c’est-à-dire dans un premier temps la capacité de produire des phonèmes. Les phonèmes étant comme vous le savez tous la plus petite unité de son.  

 

Ah ! me direz-vous, et puis le deuxième niveau d’articulation va consister à combiner ces phonèmes pour produire ce que les linguistes appellent les morphèmes, c’est-à-dire des mots ; et par la suite, la mise en place de la chaîne signifiante va consister à combiner des morphèmes pour produire de la signification, du sens mais aussi de la signifiance. Et ce n’est pas la même chose, je développerai plus tard, ou déjà ici en quelques mots, pour ne pas vous laisser comme ça au milieu du ruisseau : la signification, c’est du côté du symbolique, le sens c’est du côté de l’imaginaire, et la signifiance pourrait être considérée comme étant l’effet que produit sur vous le son.  

La signification va être, par exemple, quelque chose de l’ordre d’un énoncé théorique, mathématique. Le sens, ce peut être un texte ou un poème ; pour citer une belle illustration de ce qu’est le sens par rapport à la signification : « d’incolores idées vertes dorment furieusement » : cela ne manquera pas d’évoquer des choses pour vous, mais on ne peut pas dire que ç’avait une signification, et ainsi, dans le sens, il y a toujours une dimension imaginaire.

 

Ce système de communication, pourquoi sommes-nous les seuls à en être dotés ?

On a longtemps pensé que c’était parce que la position de notre larynx était suffisamment basse pour nous permettre de produire des sons ayant une valeur oppositionnelle. En aucun cas les voyelles ne posent problème : A, O, U, j’en passe et des meilleures, vous voyez bien comment il suffit au fond de laisser sortir l’air et ce n’est pas très compliqué à produire. En revanche dès qu’il s’agit de produire des consonnes, c’est autrement plus compliqué puisque vous allez devoir contrôler le débit du flux d’air, obturer, positionner différemment la langue par rapport au palais et cette capacité de notre appareil phonatoire qui nous permet de produire un certain nombre de phonèmes dont certains sont des voyelles et d’autres des consonnes.

 

Il se trouve que les animaux, pour la plupart, n’ont pas la possibilité de… la position de leur larynx : je pense aux grands singes, on a longtemps pensé que leur larynx n’était pas suffisamment bas, aujourd’hui on a des doutes, on ne sait pas exactement. On pense même que peut-être, neurologiquement, ils auraient la capacité de parler mais toujours est-il qu’on fait le constat qu’ils ne le font pas. Pour toutes les expériences éthologiques qui consistent à essayer de montrer que les animaux aussi sont dotés de langage, ou qu’ils sont capables de penser : oui les animaux pensent, mais tout dépend ce qu’on appelle la pensée, ils pensent et ils rêvent, mais ils n’ont pas accès à une pensée qui serait fondée sur le symbolique, c’est-à-dire la capacité non seulement de pouvoir utiliser des représentations de choses, ce qui renvoie à l’objet, mais d’utiliser des représentations de mots, et comme le dit le philosophe, je crois Hegel « le mot tue la chose » ; nous sommes les seuls à être capables de fonctionner comme cela.

 

Le prix à payer est la dénaturation que nous en subissons, la perte de notre instinct, qui vaut pour tous les champs de l’existence, toutes les activités. Dans l’histoire des rapprochements entre les deux disciplines, il y a un anthropologue qui m’est extrêmement cher, le neveu de l’auteur qui a produit la théorie de la double conscience Émile Durkheim.

Vous savez que pour Durkheim, certes, il y a des consciences individuelles, mais la seule chose qui compte, c’est la conscience collective dans la mesure où elle produit des structures surplombantes qui viennent façonner les façons de voir, de sentir et de penser des individus. Il y a là une aporie logique, dans la mesure où les seuls lieux où l’on ait accès aux effets de la conscience collective sont les consciences individuelles.  Or dans la théorie de la double conscience, Durkheim convoque les consciences individuelles pour immédiatement les répudier. Il n’y a donc plus aucun lieu auquel on ait véritablement accès pour lire quels sont les effets du social sur, appelons-les ainsi, les individus. 

Mauss, lui, va avoir l’intelligence de ne pas contredire frontalement son oncle, qui était le grand pape fondateur de la sociologie. Mais il va introduire l’idée qu’il y aurait quelque chose de l’ordre d’un continuum de représentations qui permettent de passer des représentations collectives aux représentations individuelles. Et alors qu’il a participé à la critique de Totem et tabou en disant que cette idée d’un mâle dominant qui aurait été tué et érigé en père symbolique, ne tiendrait pas la route, il va néanmoins considérer que les travaux de la psychanalyse et de Freud mais aussi la psychiatrie allemande avec Kraepelin sont tout à fait dignes d’intérêt.

Il va s’en servir notamment pour rendre compte de cette idée que pour lui la psychose serait une espèce de psychisme brut, partagé par tous les membres d’un groupe. Ça n’a rien à voir avec la définition clinique de la psychose telle qu’on va l’enseigner dans cette École mais néanmoins ça a un intérêt parce ce qu’il va… Pour vous l’expliquer, je vais faire le détour par la Pensée 414 de Pascal : « Il faut être fou pour vouloir être fou par un autre tour de folie » et entendez par là la folie du groupe. C’est-à-dire que la plupart des hommes ne vont pas chercher à être fous différemment de la folie que leur groupe partage.

Là non plus, ce n’est pas une définition de la folie qui soit clinique et psychiatrique. La psychose, contrairement à ce qu’a dit Mauss, ce serait plutôt, non pas une res publica, comme une folie partagée, mais au contraire une singularité radicale. C’est celui qui a tout compris à ce qui lui arrive, qui se méfie, qui sait bien que on ne lui fera pas à lui et qui au fond n’a pas besoin du groupe.

Sa conception de la psychose est importante chez Mauss parce qu’elle lui permet de produire un texte tout à fait passionnant, que je vous recommande de lire, que vous trouverez dans le petit Quadrige Sociologie et anthropologie, avec la fameuse préface de Claude Lévi-Strauss (10 €). Dans ce petit livre vous avez ce texte, « Effet physique sur l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité ».

Mauss va s’intéresser à des phénomènes repérés chez les Aborigènes australiens, chez les Maoris et chez les Mélanésiens, que les médecins de l’époque appellent une mélancolie à issue rapide. Un individu qui a transgressé un tabou dont il sait que l’on sait qu’il l’a transgressé, qui est désigné par le chaman comme étant celui qui a osé transgresser le tabou : cet individu meurt. Je devrais dire mourait parce qu’aujourd’hui il y a eu de telles transformations sociales que l’on n’a plus affaire à ce genre de phénomènes, quoique ! L’individu meurt, c’est-à-dire que ses grandes fonctions vitales s’arrêtent. 

Or la clinique des psychoses là…, pas seulement des psychoses mais de la catatonie par exemple, est de ce point de vue extrêmement intéressante : vous avez des situations où un individu se retrouve pris en masque cataleptique, avec une rigidité, une tonicité musculaire qui avant l’invention des neuroleptiques pouvait être observée. Il y avait un phénomène qui pouvait être observé qu’on appelle la flexibilité cireuse.

Vous trouvez encore des photos prises dans les asiles avant les années 1950 qui sont tout à fait passionnantes. Vous avez un type à qui vous demandez de tenir sur une jambe, de croiser l’autre par-dessus, de croiser les deux bras et tenir une ombrelle ou un parapluie et garder la position, il peut la garder un temps qui pour nous serait absolument impossible. On cite même l’exemple de sujet allongé avec un oreiller, à qui on retire l’oreiller et dont le corps garde la position comme si l’oreiller était encore là. Il y a toute une richesse clinique..., qu’on ne peut aujourd’hui observer parfois qu’aux urgences psychiatriques, avant qu’il y ait les traitements neuroleptiques, parce que les neuroleptiques arasent tout et on ne peut plus vraiment faire le constat de ce genre de choses. Mais la psychiatrie classique nous l’a enseigné, ç’a été référencé dans la littérature, et fort heureusement, parce que encore aujourd’hui, vous avez des patients dont la famille est venue les voir le dimanche : tout allait bien ,et mardi ou mercredi on téléphone à la famille comme quoi le patient est décédé, sans que évidemment il n’y ait eu de mauvais traitements ni des psychiatres ni du personnel soignant. Il y a des moments ou les patients littéralement se débranchent. 

La clinique des psychoses, la clinique de la catatonie isolée par Kalbaum, avec des développements sur ce qu’on appelle la catatonie aigüe mortelle dûs à Karl-Heinz Stauder en 1934, sont des exemples ainsi où la littérature psychiatrique rencontre des situations où le patient, bien qu’étant en bonne santé, meurt.

Ce qui, quand on y réfléchit bien, est quand même extrêmement intéressant pour rendre compte de ce que l’on peut observer dans la pratique de la sorcellerie, ou dans la pratique de situations qui peuvent entraîner ce qu’on appelle généralement aussi « la mort vaudou » : à savoir, comment se fait-il que la parole puisse avoir un effet létal ? 

La parole peut avoir un effet létal dans la mesure où le fonctionnement même de notre organisme est sous la dépendance de notre rapport au langage. Ici aussi je vais me référer aux travaux notamment de Marcel Czermak sur la question de la « despécification pulsionnelle » : qu’est-ce que c’est qu’une pulsion ? Comment est-ce que cela fonctionne ? Quel est l’objet qu’elle vise ? Et la clinique peut nous aider à répondre à ces questions.

 

Avant de m’avancer un peu plus du côté d’une explication de ce qu’est la despécification pulsionnelle, je voudrais vous faire part d’un mythe que Maurice Godelier a ramené de chez les Baruyas de Nouvelle-Guinée-Papouasie, le mythe des origines chez les Baruyas.

Il y a cette idée que chez les Baruyas, les hommes et les femmes ont des bouches, des anus, des sexes, qui sont bouchés, murés. Les orifices n’y sont pas. Or le mythe dit que le soleil mit un silex dans le feu des origines, que sous l’effet de la chaleur, le silex a explosé et que les éclats de silex ont été projetés, qui sont venus opérer la découpe des orifices : c’est tout à fait fondamental parce qu’effectivement à partir de là, la vie devient possible. Les grandes fonctions vitales qu’elles soient alimentaires, excrémentielles, sexuelles, reproductives, fonctionnent, donc les conditions de la vie sont réunies.

 

Or nous avons un peu tendance à considérer que c’est le cas pour tout un chacun, que nous naissons avec nos orifices et que dès lors sur la base d’un pragmatisme de bon aloi, de bon sens, puisqu’on a les orifices, ils fonctionnent ! Non. Et toute la clinique nous enseigne que les opérations de conjonction, de disjonction, d’ouverture et de fermeture, ne se font pas automatiquement. L’énurésie, l’encoprésie, toutes ces opérations qui sont absolument importantes pour la vie en société, il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir en bénéficier.

 

Il se trouve que pendant cinq ans avec ma collègue et amie Isabelle Dhonte, qui par ailleurs est responsable d’un groupe de TD à Lille, nous avons participé à des supervisions de groupe […]. Il était assez intéressant de voir comment malheureusement souvent certains n’étaient pas formés à la clinique. Sur la question encoprésique, on peut comprendre que quand un ado de 17 ans, tous les jours systématiquement alors que vous prenez la peine de lui dire « si t’as envie d’aller aux toilettes,  préviens-nous, on va t’aider », systématiquement fait dans ses habits, qu’il faut laver ses sous-vêtements, ses habits, au point que parfois cela peut installer une espèce de tolérance horrible qui consiste à le laisser sur un tapis de gym avec un seul t-shirt le cul à l’air, posé dans un coin, avec des discours parfois comme « avec moi, je vais pas me laisser faire, je vais vraiment lui expliquer qu’il faut qu’il prévienne que… », cela n’a pas de sens : quand on n’a pas accès au symbolique, il y des opérations qui ne peuvent pas se produire et on ne peut pas les attendre de l’autre.

La mise en fonction des orifices suppose qu’il y ait quelque chose d’une décomplétude qui s’opère. Nous sommes tous à la naissance, on peut le dire comme ça, des Martiens et il va nous importer que tout un chacun se débrouille pour trouver son accès au symbolique. Il y en a qui ne veulent même pas en entendre parler, au point de refuser d’entrer dans le langage. D’autres qui vont développer un type de rapport au langage où ils n’en passeront précisément pas par le langage pour être capable de pouvoir se frayer un accès à la catégorie du manque, il n’est pas question de ça.

Ce que je vais vous dire maintenant, qui n’est pas à faire, mais imaginons que vous soyez dans une institution qui s’occupe d’enfants, à titre expérimental imaginons que vous confisquiez tous les doudous, comme ça parce que vous êtes un sale type…, non c’est parce que vous voulez faire une expérience. Vous allez avoir deux types d’enfants : il y a ceux qui vont tous piailler, ils vont tous pleurer, et c’est légitime ; et il y a ceux qui au bout de un jour ou deux vont passer à autre chose, ils vont s’en trouver un autre de doudou et puis « tu le veux mon doudou, bah garde-le moi, j’en ai trouvé un autre », puis il y a ceux où c’est vous qui allez craquer, vous allez le leur rendre. C’est purement anecdotique mais c’est très important dans la mesure où cela vient rendre compte de l’aptitude à supporter la question du manque. Cela ne veut pas dire que tous ceux à qui vous aurez rendu le doudou seront des psychotiques mais en tout cas la question du manque va jouer un rôle absolument central.

 

Nous devons tous nous débrouiller, étant tous des martiens à la naissance, pour nous frayer un chemin qui nous permette d’avoir accès au symbolique, c’est-à-dire de pouvoir en passer par le langage pour faire avec le manque, concevoir l’idée même du manque, la possibilité même du manque et la capacité de pouvoir mettre en place le manque : c’est ni plus ni moins ce qui permet que du désir il y en ait.

L’opération qui consiste à se frayer un accès au symbolique, métaphoriquement a pour équivalent l’action du silex qui vient opérer la découpe des orifices. Cela permet de les mettre en fonction et, à partir du moment où vous pouvez les mettre en fonction, vous pouvez les coordonner, vous pouvez faire en sorte que l’intrication des grandes fonctions vitales dans certains orifices - je pense notamment à la bouche, au cavum ; vous avez la fonction alimentaire, la fonction respiratoire, la fonction phonatoire et il faut que tout cela soit coordonné.

Dans l’éventualité où il n’y a pas de coordination de cette intrication des grandes fonctions vitales, se produit un phénomène extrêmement courant chez les psychotiques, à savoir les fausses routes. Pourquoi dans tout lieu de soins qui reçoit des patients psychotiques y a-t-il la nécessité d’un service de réanimation à proximité ? Parce que quand vous avez un patient qui fait une fausse route, c’est une urgence vitale, vous avez moins de cinq minutes pour l’intuber et le ventiler, sinon il meurt.

Vous retrouvez moult thèmes délirants autour des difficultés qu’il y a à faire fonctionner ces grandes fonctions vitales, à faire fonctionner cette intrication et cette coordination des grandes fonctions vitales.

 

Nous sommes tous venus ce soir avec nos orifices et nous repartirons avec, du moins je l’espère, mais pendant que vous m’écoutez, là aussi je l’espère, vous êtes capables de penser à autre chose qu’au destin funeste de ce que vous avez ingéré, si vous avez eu le temps d’ingérer quoi que ce soit ce soir entre les deux cours, qui une fois digéré se dirigera inexorablement vers l’exonération et par le biais de ce qu’on appelle le péristaltisme, c’est-à-dire un ensemble de micro-vibrations qui font que vos matières se déplacent à l’intérieur de votre corps, de vos intestins. Vous n’êtes pas absolument obnubilés par le fait que, vous en êtes sûr, ça ne va pas forcément très bien se passer. Vous pouvez penser à autre chose, vous pouvez écouter ce que je vous dis où faire semblant, c’est aussi l’une des richesses de l’humain, mais vous bénéficiez, ou la plupart d’entre nous bénéficient, d’un mécanisme qui rend cela possible, c’est ce qu’on appelle le refoulement. Vous pouvez penser à autre chose qu’à votre corps propre.

Or dans la psychose, il n’y a pas ce mécanisme. C’est-à-dire que souvent l’hypocondrie, dans la psychose, c’est une obnubilation pour le corps propre, au point que souvent dans un entretien, vous pourrez faire le constat que le moindre événement...  Vient se poser un oiseau sur la fenêtre et hop ça va immédiatement capter son attention ou il y a des choses comme ça qui vont se produire qui font que… hop ! Ainsi, dans la clinique des psychoses, je pense notamment à un cas de psychose infantile vieillie, qui avait été étudié par Marcel Czermak et par Stéphanie Hergott, où vous aviez le constat clinique que la pulsion n’avait pas pu opérer le double parti-pris, qui est celui qu’elle opère généralement notamment dans la névrose.

Qu’est-ce que ce double parti-pris ? C’est qu’elle, la pulsion, a à prendre le parti de l’objet qu’elle vise, et deuxième parti-pris, elle à prendre parti quant à l’orifice du corps auquel elle vient à s’arrimer. Notre corps n’est pas un substrat de naturalité : encore faut-il que la pulsion soit capable de viser un objet qui n’est pas total, quel que soit l’orifice. Il faut donc que cet objet soit susceptible d’être spécifié en fonction de l’orifice, il faut aussi que la pulsion orale par exemple, ou anale, vienne s’arrimer au bord du corps, selon le principe de la faveur anatomique, mais là aussi ce n’est pas toujours le cas.

 

Le patient auquel je pense, vous pourrez retrouver les textes avec la description précise, est quelqu’un qui par exemple voyait toutes les fonctions totalement désorganisées, il était capable d’ingurgiter des quantités absolument extraordinaires de tout ce qui lui passait sous la main, déchirer ses draps, les tasser, les bourrer dans la bouche. Quand il voyait un robinet, il était appendu au robinet ingurgitant des quantités absolument considérables d’eau, qui finissait par se répondre sur le sol, dans des moments d’incontinence où il y avait des dizaines de litres d’urine qui coulaient, qui pouvait aussi bien osciller avec des épisodes où il lui était impossible d’uriner, de globe vésical, sans que pour autant, il y ait la moindre matière qui justifie l’impossibilité qu’il puisse uriner. Il était capable de vous réclamer une mandarine et puis il l’épluchait, il mangeait la peau, et il jetait le reste. Ça a même été jusqu’au point où il fallait pendant un entretien, lui donner l’ordre de respirer, parce que sous les yeux des médecins, des gens qui participaient à l’entretien, il commençait à se cyanoser.

Donc quelque chose qui nous semble être du registre de la naturalité du réflexe conditionné tel que la respiration, même cela n’était pas du registre de l’automatisme. Vous aviez les mêmes oscillations que j’ai décrites à propos de la fonction urinaire à propos de la fonction excrémentielle : constipations opiniâtres au point qu’il fallait parfois intervenir et puis à d’autres moments une débâcle diarrhéique sous l’effet d’un regard, voire il allait chercher manu militari ses selles pour après aller porter à la bouche et les manger.

Vous voyez qu’ici, on n’a pas affaire à un substrat de naturalité au sens où les orifices seraient là naturellement et que naturellement ils seraient mis en fonction : on peut carrément dire que les orifices sont collabés ou on pourrait dire aussi dans une forme d’indistinction ; on ne peut pas distinguer l’orifice supérieur du système digestif et l’orifice inférieur : ils sont mis en continuité.

Pour ce qui est de la fonction alimentaire, je pense à un patient dans le service de Marcel Czermak pour lequel on avait dû donner la consigne aux aides-soignants et aux infirmiers de le nourrir de manière perpendiculaire, sur le côté, avec cette idée qu’il fallait éviter de croiser son regard : et notamment à chaque fois que Marcel Czermak rentrait dans le réfectoire, si le patient attrapait son regard et se calait sur son regard et fixait son regard, cela provoquait immédiatement une fausse route.

Ce genre de patient peut éreinter une équipe en quelques mois, quelques semaines donc ils changent d’institution régulièrement parce que c’est extrêmement lourd. Ils ne sont pas si rares que cela, ce sont des cas extrêmes, d’un grand intérêt pour nous, celui de nous renvoyer à la manière dont nos corps fonctionnent. C’est pour cela que j’ai souvent un petit sourire quand j’entends des gens dire : oui mais la psychanalyse s’intéresse trop à intellect, elle ne questionne pas tellement le corps.

Je vais m’arrêter là et si vous avez des questions, et s’il y a des questions chez vos camarades qui sont à distance, j’essaierai d’y répondre.

 

Étudiant : Bonsoir Monsieur Gaudard, je voulais juste poser une question qui va peut-être aider à encadrer un petit peu le travail au fur et à mesure. À travers votre développement, il paraît bien qu’il y a des échanges entre la psychanalyse et l’anthropologie dans le sens où les matériaux des uns servent réciproquement à l’autre discipline. Mais selon vous est-ce qu’il y a une limite à ces échanges, où il faille faire attention pour ne pas déraper au niveau de la réflexion au niveau de l’éclairage, soit au niveau psychanalytique, soit au niveau anthropologique ?

 

Mr Gaudard : Je ne sais pas s’il y a des limites. En tout cas, de faire dialoguer les deux disciplines demande d’être relativement rigoureux. Mais que je pense que l’exemple que j’ai donné du travail de Mauss sur ce texte « L’effet physique sur l’individu, de l’idée de mort suggérée par la collectivité » est un bel exemple, avec lequel on peut faire fonctionner les deux disciplines de manière plutôt convaincante et intéressante. Il faut le faire avec des outils qui sont adaptés, et je n’ai pas voulu rentrer trop dans le détail, le faire autour de quelque chose dont vous entendrez … peut-être que j’y viendrai je ne sais pas, mais dont vous allez évidemment entendre parler, qui est la question de l’objet a

Les limites on ne peut pas les poser a priori comme ça. Ce que l’on peut dire, c’est que de toute façon, la psychanalyse n’est pas une science de l’homme. Parce que, comme le disait Lacan « de l’homme elle en manque », dans la mesure où effectivement, le manque est quelque chose de tout à fait décisif, et il est vrai que la plupart du temps les anthropologues aujourd’hui s’intéressent au texte de Mauss qui s’appelle « Les techniques du corps » mais personne ne s’intéresse beaucoup au texte de lui que j’ai mentionné. Et puis on voit bien comment la question du corps, pour les sciences sociales, est une question embarrassante. La plupart du temps, elles se consacrent à, éventuellement, une étude des représentations sociales du corps en fonction des époques - je pense aux travaux notamment de quelqu’un comme Georges Vigarello ou même Breton -, mais avec une facilité qui est souvent celle des sciences humaines, de considérer qu’au fond, dès qu’il s’agit d’aller au-delà de la simple notion de représentation, on est dans le domaine de la médecine.

 

Étudiante : Bonsoir, je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu, mais il me semble que vous avez cité la phrase fameuse Noam Chomsky pour nous montrer que le sens se produit sur le plan imaginaire ?

 

Mr Gaudard : Je n’ai pas pensé particulièrement à Chomsky mais je veux bien le compter au nombre de mes références, j’ai distingué pour la suite de vos études le fait que la signification, le sens, et la signifiance, ce n’est pas la même chose, c’est tout.

 

Étudiante : Il me semblait que vous aviez cité la phrase : « colorless green ideas sleep furiously », c’est bien cela ?  

 

Mr Gaudard : Ah, j’ai cité ce poème, oui « d’incolores idées vertes dorment furieusement ».

 

Étudiante : C’est la phrase que Chomsky utilise pour montrer que c’est pour la situation où la signification opère mais le sens ne se produit pas, c’est cela ?

 

Mr Gaudard : J’ai donné cet exemple pour dire que c’était un exemple où il y avait du sens mais pas nécessairement de signification.

 

Étudiante : C’est très intéressant, merci

 

Mr Gaudard : Je vous en prie : puisque la signification ne renvoie pas, n’est pas censée renvoyer à l’imaginaire mais au symbolique.

 

Étudiant : Bonsoir. À propos de l’exemple que vous avez donné des études avec les Aborigènes et les Maoris sur des morts par transgression d’un tabou connu de tous, deux questions : pourquoi la personne meurt, précisément ? et est-ce que ça a quelque chose que l’on ne retrouve que dans des sociétés… je sais pas comment le dire pour être politiquement correct, ou est-ce que c’est quelque chose que l’on pourrait retrouver ici et pas forcément avec conséquence de mort, cela correspondrait à quoi dans notre société occidentale ?

 

Mr Gaudard : Deux très bonnes questions, je vous en remercie

La première, pourquoi est-ce que les individus meurent ? C’est parce que… : cela va me demander un long développement que je ne pourrai sans doute pas faire aujourd’hui mais que je ferai la prochaine fois peut-être.

Ce sont des sociétés où je fais l’hypothèse que, au fond, la castration ne vaut pas individuellement, mais que l’on bénéficie des bienfaits de la castration de par le fait qu’on est membre du groupe, et que, à partir du moment où on a transgressé un tabou, on est dans la situation où c’est l’exil qui vous guette, à savoir être chassé du groupe, et que être chassé du groupe dans une telle configuration, c’est mourir : parce que, et les individus le savent tellement qu’ils vont, dans un effort désespéré pour rester membre du groupe, croire encore plus à ce qui fait que le groupe fonctionne comme il fonctionne, et pour rester membre du groupe vont réaliser dans leur propre, sur leur propre personne ce qu’ils savent qu’il doit arriver dans le cas qui est le leur.

Et donc Mauss utilise le mot, il dit « ce sont des individus qui meurent par enchantement dans un effort désespéré pour rester membre du groupe ». Cela a un effet sur la désorganisation de leurs grandes fonctions vitales. Je complète la réponse. pour qui est de votre remarque non politiquement correcte, je vous encourage… le politically correct… ce qui compte c’est de penser.

Oui il y a, c’est mon propos et c’est ce sur quoi je travaille en tant qu’anthropologue : toutes les sociétés n’ont pas… à partir du moment où vous parlez du moment où vous parlez, ça m’entraîne très loin, je vous donne une réponse rapide que j’essaierai de développer. À partir du moment où il y a du sujet, il y a un nouage borroméen entre le réel, le symbolique et l’imaginaire, j’aurai l’occasion d’y revenir.

Je vous définirai ce que sont ces catégorie.

Mais vous avez un nouage à trois possible qui fait que la caractéristique du nœud borroméen quand il est noué à trois c’est qu’il est labile, c’est à dire qu’il n’est pas bloqué : le réel peut devenir l’imaginaire et peut prendre la place de l’imaginaire et l’imaginaire peut prendre la place du symbolique : c’est justement en étant membre du groupe qu’on obtient une stabilité du nouage qui permette la vie.

Dans les sociétés plus élaborées où il y a quelque chose de l’ordre de l’individualisme, se met en place un quatrième rond qui bloque le nœud, et le fait qu’il n’est plus labile, et donc ce quatrième rond, on va l’appeler le symptôme, la religion ou le Nom-du-père. Effectivement toutes les sociétés ne sont pas structurées de la même manière et mon propos sera aussi d’essayer de vous montrer que la question religieuse est tout à fait importante et que l’animisme peut renvoyer à un ordre, je dirai, symbolique, qui fait qu’on va plutôt être dans un système où l’on va  chercher à réaliser l’imaginaire du symbolique alors que dans les sociétés caractérisées par le monothéisme on va chercher à réaliser le symbolique de l’imaginaire ; c’est un peu compliqué mais je développerai.

 

Étudiant :  J’avais entendu d’un anthropologue, justement à propos des Aborigènes d’Australie et notamment d’Aborigènes qui avaient été enfermés dans des prisons, qu’ils mourraient spontanément parce qu’ils n’arrivaient même pas à se projeter au moment où ils allaient pouvoir sortir de cette prison, et ils mourraient comme cela.

Alors, justement, en vous entendant parler, je me demandais : par rapport à ce que vous avez dit, c’est qu’ils avaient enfreint un tabou ?, est ce que le fait d’être enfermé loin du groupe est-ce ça qui pouvait occasionner la mort ? ou était-ce simplement effectivement de ne pas pouvoir se projeter à un moment, imaginer qu’ils pouvaient en sortir.

 

Mr Gaudard : Le tabou, il ne faut pas le considérer uniquement comme un interdit, c’est-à-dire que vous avez dans une constellation animiste la possibilité de vous soutenir de tas de représentations de l’instance phallique qui sont démultipliées, et si vous n’y avez plus accès et si vous ne pouvez plus bénéficier de leur protection, effectivement, cela remet en cause la capacité de survie. 

 

Étudiante : Excusez-moi du coup le lien, il n’y a sans doute pas de lien avec la fausse route des psychoses, pourquoi font-ils des fausses routes ? Je suis un peu perdue là.

 

Mr Gaudard : Oui, ils font des fausses routes parce que justement la coordination, la rythmicité du corps ne se soutient pas de la possibilité de l’étayer sur le symbolique, et donc on assiste à des dérèglements des grandes fonctions vitales, dans leur rythmicité, dans leur coordination, dans la capacité de produire des conjonctions, des disjonctions, des ouvertures, des fermetures.

 

Etudiante : Merci beaucoup.

 

Mr Gaudard : Un orifice doit se fermer et s’ouvrir et cela ne dépend pas uniquement des sphincters : encore faut-il que ces sphincters puissent faire l’objet d’un contrôle et d’une coordination, est ce que avec cela vous êtes un peu moins perdue ?

 

Étudiante : Oui, c’est beaucoup plus clair merci beaucoup.

 

Mr Gaudard : On va s’arrêter là. A dans une semaine, je crois. 

 

 

 

Transcription Angélique Myhié Léraillé

Relecture Sara Gissot-Cléments & Anne Videau