Jean-Jacques Tyszler : Modernité "Deuil et Mélancolie"-1

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Logo cours Histoire et psychopathologieEPheP, MTh1-ES3, le 15/12/2016 

 

Participation à cette séance de M. Olivier DOUVILLE aux Editions In Press

et Jean-Pierre ROSSFELDER qui vient de publier une nouvelle traduction de Deuil et Mélancolie,

aux Editions Des Crépuscules

  

JJT : Nous allons consacrer trois soirs: il y a ce soir, de mémoire le Jeudi de rentrée de janvier, le 5 et le 9. On tirera une suite de travaux sur ce texte absolument fabuleux de Freud et on va essayer de s’interroger sur le pourquoi certains textes de Freud restent au fond à ce point essentiel, même si des compléments très importants ont été faits sur l’étude de la mélancolie en particulier après Freud,  bien entendu. Mais pourquoi des textes comme ça, je dirais, parlent immédiatement à notre inconscient ? C’est probablement ça qui en fait la particularité. Et vous ouvrez des grands textes de Freud, et aujourd’hui on est tous alarmés par des deuils qui ne pourront pas se faire, le syndrome d’Alep aura des suites. Quand notre esprit n’est pas capable de prendre en charge des questions aussi vastes, nous avons le recours éventuel à relire soigneusement Freud, qui par son style, sa façon, sa réflexion, nous permet de ne pas être dans la mélancolie ou le désespoir, nous-mêmes. Il y a ce texte mais si vous pensez à « Pourquoi la guerre » absolument fabuleux, « Malaise dans la civilisation », « Das Unheimliche » qui a été traduit approximativement par « L’inquiétante étrangeté » , par exemple, c’est d’une beauté insolite. Nous allons essayer, c’est plus un travail que de vous faire cours d’ailleurs, pas un séminaire, mais plus un travail en commun pour nous faire réfléchir au fait que, contrairement à ce que certains disent, la psychanalyse reste quelque chose d’essentiel pour notre position de sujet et pour faire face aux défis que le monde nous apporte.

 

Alors, il y a d’un point de vue technique deux ouvrages qu’Anne a eu la gentillesse de mettre sur le site d’ailleurs depuis un moment, deux ouvrages concomitants - ça aussi on demandera en route pourquoi tout d’un coup, des amis très proches se mettent en nécessité à la fois de traduire Freud à nouveau - ce qui n’est pas rien, vous savez, c’est deux ans de travail par Jean-Pierre pour se coltiner le texte de Freud, parce qu’il faut oser retraduire Freud quand même. Vous vous rendez compte, on se dit, ce n’est pas possible, déjà avec tout ce qui a été fait, on se dit je ne vais pas ajouter la mienne! Donc d’où ça vient? Ce n’est pas le narcissisme de Jean-Pierre ! Alors, d’où ça vient? Qu’est ce qui fait urgence? Vous avez deux très beaux ouvrages que je vous engage - si vous ne n’avez pas encore acheté les deux- à vous procurer car ils sont un peu différents de facture. L’un de la traduction de Jean-Pierre ROSSFELDER et l’autre qu’Olivier DOUVILLE a mis au travail dans les éditions In press et qui a la particularité - c’est pour ça que je lui ai demandé de venir  parce que moi j’ai fait une petite préface très légère, enfin très légère, elle n’est pas légère pour finir mais je n’ai pas du tout voulu sur saturer le texte lui-même et la traduction, mais Olivier a choisi - sûrement à juste titre - de faire une longue présentation, une mise en situation du texte et un commentaire, donc un très gros travail, très documenté du texte de Freud. Donc, ça vous fait deux textes différents qui me paraissent tous les deux très heuristiques et justifiés, et donc deux nouvelles traductions.

Si vous passez dans les librairies spécialisées, vous voyez que Freud reste en vente et retraduit. On se plaint que la psychanalyse est la portion congrue aujourd’hui : oui et non. Il y a beaucoup de jeunes qui retournent acheter les ouvrages de Freud, les nouvelles traductions et les nouveaux commentaires. Nous allons voir pulluler probablement dans les prochaines années d’autres très beaux textes de Freud.

 

Je ne vais pas être long pour laisser nos amis. Je voulais juste mettre les choses avec simplicité en perspective et puis nous y reviendrons en Janvier. Ce qui s’adresse à notre inconscient, et ça, si nous avions nous-mêmes le génie de trouver cela pour nos ouvrages et nos articles, le titre seulement. Vous vous rendez compte, Freud dit: « Deuil et Mélancolie », quand même! Si nous avions le talent de titres aussi simples et aussi amples d’un coup. Freud dit « Le deuil, je ne sais pas ce que c’est », ou plutôt, «  Je ne sais pas bien comment, au fond, on peut faire un deuil » ; «  Moi-même, Freud, je ne le sais pas ». Alors que la question du deuil n’est pas médicale, elle existe depuis la nuit des temps, bien entendu. Et l’autre mot, la mélancolie en français, et là il faut que vous soyez attentifs, nous allons en parler petit à petit, la mélancolie qui n’est pas l’acception romantique qu’on a d’habitude de son usage dans la langue. Freud ne se réfère en rien à la mélancolie au sens philosophique, ni à son usage en peinture au Moyen-Age, dans la poésie, non. Il va ni à Schopenhauer, qu’il aimait bien, ni à Nietzsche, non.

 

La mélancolie, telle que Freud en parle dans ce texte, est un emprunt à la nosographie des aliénistes. Freud parle d’un état clinique que ses amis psychiatres nomment mélancolie. Voyez, c’est donc une intuition qui est incroyable. Freud dit : « Moi, Freud, je n’ai qu’un travail de cabinet, pour finir, je ne connais pas bien les pathologies que mes amis me racontent, mais ils me disent qu’il y a des grandes mélancolies, mais c’est quoi? ». Freud dit «  Moi, je ne sais pas, mais je m’interroge, je vais leur demander ». Il induit une méthode dont nous parlerons petit à petit, qui est, pour étudier un mot dont on n’a pas le savoir, de le mettre en relation de travail avec un autre mot dont on n’a pas le savoir non plus: le deuil. C’est fabuleux encore aujourd’hui, si nous-mêmes étions capables dans nos travaux de mettre un signifiant au travail avec un autre, tous les deux décomplétés du savoir, mais peut-être dans cet usage là, l’un sur l’autre nous allons voir surgir certaines - non pas des conclusions - parce que la fin du texte n’est pas conclusive du tout - mais des hypothèses sur la situation, en particulier de l’objet différent du deuil et de la mélancolie. Des hypothèses…

Il y a quelque chose que nous devons garder en mémoire - c’est très étonnant avec Freud - c’est quasiment un texte écrit en quelques jours - c’est inouï d’écrire en quelques jours, certains disent 15 jours, d’autres 3 semaines - enfin peu importe mais vous vous rendez compte, moi, au bout de 30 ans d’exercice, si j’étais capable d’écrire en 15 jours, ça se saurait! Ça c’est Freud! Freud écrit des textes qui paraissent d’une hauteur de vue et d’une dialectique incroyable, et avec cette fulgurance probablement liée avec tous les travaux d’amont et d’aval, enfin, tout ce qui s’est mis en place et puis tout d’un coup, d’une traite, quasiment donne Deuil et mélancolie.

 

N’oubliez pas - nous allons en parler petit à petit - que c’est la Grande Guerre, bien entendu, il y a un contexte. Nous aussi, nous vivons dans un contexte : là, nous sommes à Sèvres. Nous nous croyons protégés approximativement mais nous sommes dans un contexte. La psychanalyse et la psychopathologie se contextualisent. Là, pour Freud, c’est la Grande Guerre - et ce qui n’est jamais rien pour un père - ses deux fils sont au front: Ernst et Martin. Et Freud vient d’apprendre qu’il est atteint d’un cancer. Vous voyez, l’inconscient... et donc l’urgence pour Freud, c’est d’écrire Deuil et mélancolie.

 

Il faut aussi que vous acceptiez, que vous compreniez que le travail de Freud - puisqu’on dit toujours Freud ou bien Lacan, bien entendu - mais les travaux ne sont jamais des travaux solitaires, il faut que vous vous sépariez de l’idée qu’il y ait en psychopathologie des génies solitaires. Ça n’a jamais existé. Et le travail de Freud, comme la plupart de ses travaux, est fabriqué avec des amis, des collègues, des camarades, qu’il cite en particulier : Karl Abraham, bien entendu, il racontera toujours sa dette, mais d’autres qui sont intéressants à lire, même si on les connaît moins : Sandor Ferenczi, Binswanger et d’autres... Tausk qui a fait des textes formidables et qui a écrit sur la question de la mélancolie. Donc, retenez apparemment nous sortons un livre Deuil et mélancolie de Sigmund Freud bien entendu mais que pour toucher à des choses aussi hautes et aussi essentielles de l’esprit humain, nul ne peut s’y aventurer sans un travail avec quelques camarades, ça n’existe pas autrement. Et donc, on retrouve évidemment dans les écrits de Freud sa correspondance, ses échanges, les inspirations et les zones sur lesquelles Freud tout seul ne pouvait s’avancer.

Voilà, je m’arrêterai là et puis peut-être, on pourra avancer petit à petit.

 

Comme Olivier, que vous connaissez pour la plupart - toi tu seras là surtout ce soir Olivier? Si tu peux revenir en janvier, c’est formidable. Mais on va quand même aujourd’hui te demander de remettre, comme tu l’as fait - de manière très généreuse -  de remettre le texte un peu dans son contexte, qu’on puisse voir pourquoi tu as trouvé essentiel de reprendre cette question, quelle est sa genèse, Effectivement, peut-être sans trop rentrer dans sa technicité, hein, non, on ne va pas rentrer dans les détails, paragraphe par paragraphe, et puis on demandera à Jean Pierre, alors peut-être il commencera ce soir, sinon si c’est trop tard pour que vous puissiez interroger aussi Olivier, mais une prochaine fois quand même, Jean-Pierre nous dira mieux ce qui est original dans sa position- tout l’embarras d’une traduction nouvelle - qu’est-ce qui lui a pris de porter un tel défi. Et puis, une question aussi très simple: est-ce qu’une nouvelle traduction apporte des nouvelles questions, sinon pour quoi faire et lesquelles? On essayera de comprendre comment tu as tenu un défi comme ça. Mais je pense qu’Olivier sera d’accord mais il faut rentre hommage à Espace Analytique dans lequel tu es, je ne sais pas, mais chez nous à l’Association Lacanienne en 20 ans, il n’y a pas beaucoup de collègues qui ont traduit Freud. C’est très rare, on a, je crois, deux trois textes qui étaient de nouvelles traductions, mais c’est très rare que quelqu’un, même dans nos groupes, reprenne la nécessité de traduire Freud. Cela m’a paru un geste incroyable, là, de Jean-Pierre, qu’il faut honorer parce qu’à mon sens un Lacan sans Freud, il n’y aurait pas de Lacan. Et donc, il faut que reste vif pour vous l’étude au sens complet de Freud.

Bon Olivier, je te laisse la parole.

 

OD – Donc, moi, je ne suis pas traducteur, je n’ai pas cette compétence mais je suis tombé sur une bonne traduction de Freud, pas mal, à un moment où je dois dire, j’étais un peu décontenancé par le style de traduction des PUF qui nous proposent un excellent appareil critique mais qui nous donnent le sentiment, si on n’a rien lu d’autre comme traduction, que Freud est toujours très empêtré quand il écrit. Parfois, on l’accable un petit peu trop de néologismes, de tournures amphigouriques, et que sais-je encore. Bref, mais l’habilité de Freud qui lui a valu des rares un qu’il ait eu, à savoir le prix de littérature Goethe, cette habilité s’estompait au profit d’une théorie de la traduction peut-être immédiatement évidente mais qui me semblait à moi un petit peu complexe, compliquée, peu heureuse, de fabriquer pratiquement pour chaque concept crucial de la langue de Freud un néologisme en français. Alors, je n’étais pas très satisfait de cet effort qui, peut-être, permettait de gloser énormément sur les textes mais nous privait énormément de l’évidence littéraire de Freud. Et si je n’étais pas satisfait, ce n’est pas pour des raisons d’esthétisme, c’est que j’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose dans le style même de Freud, car Freud a un style. Dans le style de Freud qui respectait un concept fondamental de la métapsychologie, lequel est le déplacement, c’est à dire que Freud a une aisance pratiquement chorégraphique et dialectique de nous faire passer d’un point de vue à un autre, de discuter les choses, de changer d’axe, de changer de focal si vous préférez, et que cette façon de donner une espèce de poids, mais qui ne va pas dans le sens de la gravité, qui va dans le sens de la lourdeur à chaque mot important qu’il met en place, nous prive de la respiration même du texte. Aussi, étais-je instruit par l’appareil critique des PUF - ce n’est pas à foutre à la poubelle bien évidemment - mais je ne retrouvais pas Freud. Lorsque Chemouni qui dirige cette collection «Freud à la lettre», qui est sûrement didactique, avec ce que cela peut avoir d’artificialité peut-être, m’a proposé de commenter la traduction proposée par (inintelligible). (Phrase adressée à JPR) : je trouve qu’en ayant lu votre texte, je trouve que votre traduction à un énorme respect pour la respiration même de Freud et je vous en remercie, eh bien, j’ai respecté la consigne. La consigne étant de présenter l’oeuvre de Freud. Noble histoire des idées mais seulement voilà : quand on parle du terme mélancolie dans l’histoire des idées, on ne se retrouve pas face à une histoire mais plutôt face à une espèce d’état floride d’histoires possibles, des idées, de pistes inabouties, touffues, foisonnantes, mais qui jamais ne sauraient se raccorder entre elles pour dessiner quelque chose d’une linéarité totalement éclairante.

 

Ce terme de mélancolie nous colle à la peau depuis les Grecs, puisque c’est un terme Grec qui signifie la bile noire. Mais de cela, je ne pourrais rien vous apprendre de plus. Il a pérégriné. Le mélancolique a des figures différentes. Si ce que nous raconte Aristote qui, sans doute, est beaucoup plus actuel pour nous que les messages sur quoi il a pris appui, en particulier la tradition Hippocratique qui, à l’époque, était plutôt une nouveauté qu’une tradition, si la bile noire affecte les organes des viscères, le mélancolique est juste quelqu’un d’un peu irritable.

En revanche le mélancolique est inspiré. Alors l’inspiration mélancolique, Aristote nous la cite exactement - il se trouve qu’Aristote a été très lu par Freud, Aristote est un des auteurs les plus cités par Freud, de même que c’est l’un des auteurs les plus cités par Lacan ce qui ... vous m’excuserez d’y faire quelque peu référence. L’inspiration du mélancolique n’est pas simplement - je dirais - une figure romantique ou romanesque du poète inspiré rêvant au-delà des nuées. Cet hommage à la mélancolie que contient le chapitre, enfin plutôt la section 30-1 du Problematat d’Aristote s’ouvre par une phrase absolument sidérante : « Pourquoi tous ceux qui ont un caractère remarquable dans le domaine des arts, de la poésie, de la politique sont-ils sans exception des mélancoliques? ». Le terme d’exception, d’une part, n’est pas que laudatif parce qu’il renvoie à la logique. Qu’est-ce que c’est que l’exception dans le système des catégories d’Aristote? J’y reviendrai peut-être rapidement parce qu’il nous faut bien-sûr aller à Freud.

 

Mais d’autre part, Aristote écrit cela dans un moment d’inquiétude politique. Je ne crois pas que nous soyons exempts d’inquiétudes politiques. Et ce moment d’inquiétude politique est le suivant : le vieux dogme de l’opinion vraie se révèle être une fourberie imaginaire. En d’autres termes, cette idée Platonicienne que les hommes de bien et de raison pourraient par (inintelligible), concilier le gouvernement d’eux-mêmes et le gouvernement de la cité, le dogme de l’opinion vraie tombe en loque, en poussière du fait de l’émergence d’une catégorie de philosophes à qui on doit du reste une certaine reconnaissance, qui est le sophisme, puisque l’histoire nous raconte assez souvent que le premier psychothérapeute était un Sophiste, Antiphon, pour le nommer par son juste nom. Il n’empêche que si au plan, je dirais, du traitement de la psyché, un sophiste averti qu’on puisse dire dans un même jet le vrai et le faux et tenir pour rien une distinction fondée dans le ciel des idées platoniciennes entre le vrai et le faux, si ce philosophe, au fond est un thérapeute, va s’attacher à trouver le sel de la vérité sous les fatras du mensonge, en ce qui concerne le politique, si le philosophe se fait Conseiller du politique, eh bien l’homme de bien devient un tyran, c’est à dire un démagogue. Il se trouve alors que Aristote, rendant justice à la parole mélancolique parce qu’elle refuse le semblant - ce qui reste un problème actuel - rend justice à celui qui dans sa parole refuse la séduction par le semblant. En d’autres termes, le mélancolique, déjà chez Aristote, n’est pas qu’un malade mais c’est une force de résistance à la démagogie, au semblant, à la broutille. On peut dire pour aller très vite mais en même temps pour rapatrier ce texte dans une actualité dont nous sommes les captifs, il refuse le dogme du loisir ou la pente peut-être trop facile du principe de plaisir. Voilà un horizon qui n’était pas étranger à Freud, lecteur d’Aristote cité expressément dans La Science des rêves mais passons.

 

La figure du mélancolique est une figure qui se métamorphose - mais c’est une des grâces de la mélancolie, parait-il, que la métamorphose - et qui se métamorphose sous différents aspects. Dans l’époque hellénistique et romaine, le mélancolique est un héros disait Aulu-Gelle, le mélancolique est furieux soulignait Cicéron dans les Circulades. Le mélancolique n’est pas un déprimé. Il n’est jamais à l’époque hellénistique et romaine décrit comme un déprimé. C’est quelqu’un qui se met hors champ et qui tire sans doute une certaine bravoure, une certaine jouissance au risque de la dilapidation de son être, de cette position hors champ à refuser les semblants.

 

Tout change un peu avec le monothéisme, si vous me permettez ce (inintelligible) en particulier car en ce qui concerne le peu de choses que j’ai pu trouver, à part l’histoire de Saül hyper rebattue dans les textes juifs, mention est faite de la mélancolie chez les petits fils et neveux de Maïmonide. Vous trouverez ça aux Editions du Cerf assez aisément. Puisque par exemple, quand il s’agit de savoir qu’est ce qui est un vrai prophète et qu’est ce qui est un faux prophète, aucun dispositif de cruauté n’est mis en place, le petit fils de Maïmonide dit simplement « écoutez le, écoutez celui qui se présente à vous comme étant un prophète et si jamais vous entendez dans sa voix les éclats des misères et des chagrins de l’enfance alors vous pouvez être sûre que c’est un mauvais prophète.» A cet égard, le tri est vite fait car si on se met à véritablement écouter quelqu’un dans le silence le plus recueilli, si vous n’êtes pas capable d’entendre les chagrins et les misères de l’enfance, alors vraiment, c’est qu’il y a un problème.

 

En ce qui concerne les autres monothéismes, le mélancolique va être absolument jeté en dehors de la bonne cité, la cité de Dieu, puisqu’il est au fond celui qui serait accablé d’illusions, de mensonges. La mélancolie est le bas du Diable, disait par exemple Saint Jérôme, et tout ça va être totalement instruit par Evagre le Pontique pour revenir aux textes qui ont figé en quelque sorte la classification ecclésiastique Chrétienne.

Dans les récits du guide d’Herbault musulman, on atteint une certaine humanité de traitement pour le mélancolique. Mais c’est l’Herbault musulman, qui a inventé des dispositifs thérapeutiques, en particulier des lieux de recueillement, les contemplations de la lettre dans un silence que ponctuait parfois une musique aux vertus supposées thérapeutiques et pourquoi pas, là l’institution est vive, l’invention est vive. Ces lieux que l’on voit se répandent sur les routes des caravanes, jusqu’à Bagdad, tradition évidement largement entamée par la chute de Bagdad, la prise de Bagdad par les Mongoles au XIII siècle.

 

Toujours est-il que la médecine, elle, en tant que corpus doctrinaire, n’invente rien. Elle prend tout aux Grecs sauf parce que ça ne se trouvait pas là, dans la mesure où cette médecine, elle avait été amenée par les médecins Nestoriens réfugiés en Iran suite aux décisions du Concile d’Ephèse en 431, - je ne vais pas entrer dans les détails, ce n’est pas ça l’essentiel- mais ces médecines profitent aux Grecs sauf la méthode d’examen clinique du malade promu par Soranos d’Ephèse, et sauf l’idée qui est déjà présente qu’au fond on pouvait entendre une histoire de la maladie qui pouvait remonter à l’enfance. Donc les médecins musulmans vont comparer en quelque sorte les tableaux cliniques avec ce qu’ils trouvent de la médecine grecque. Ça permet un conservatoire, un certain effort pour conserver ces textes. N’empêche que lorsque Ishâq Ibn Imran qui est la figure la plus éminente de cette médecine au IX siècle de notre ère, c’est à dire deux siècles et demi après l’Egyre, travaille sur la mélancolie, est bien ennuyé parce que son texte de référence, qu’est-ce que c’est? C’est Rufus d’Ephèse, commentateur éclairé des traditions Hippocratique, mais Rufus d’Ephèse nous présente - et c’est important- le mélancolique comme quelqu’un qui est délaissé, abandonné par Atlas. Au fond, le mélancolique est comme sur une planète, une sphère sur quoi nous bataillerons plus tard, y compris avec Lacan et la Topologie lacanienne, la sphère portée par les épaules d’Atlas et jetée. Le mélancolique est jeté. Seulement le problème est qu’Atlas n’est qu’un titan parmi d’autres et dans une religion qui porte le culte du Un dans le monothéisme, à un point absolument incandescent - d’autant diraient certains qu’une scission profonde s’est opérée entre Sunnites et Chiites à la bataille de Carbera le 6 octobre 680 – eh bien, on ne peut pas supposer que le mélancolique a été jeté dehors par un titan parmi d’autres. Et donc rejeté par Allah, il est nié par son créateur. Ça fini donc presque par l’impossibilité de traduire mot à mot un texte qu’on dirait par commodité polythéiste dans un incandescent monothéiste ; on voit apparaître un problème nouveau qui est que le mélancolique est quelqu’un qui est rejeté par ses antécédents et par son créateur. Il est l’objet d’une certaine haine de l’origine au sens double du terme : portée à l’origine et venant de l’origine. Et de ce fait, quelques notations éparses que l’on trouvait dans les préconisations thérapeutiques, aussi bien chez Rufus d’Ephèse que chez les antécédents - je ne vais pas m’étendre -  trouvent sous la plume de Ishâq Ibn Imran Aram - dont il nous reste le texte qui est à la Pinacothèque de Munich - une exemplification absolument extraordinaire. En d’autres termes, on a déjà quelque chose qui appelle le Cotard. « Qu’est-ce que le mélancolique ? » Eh bien, dans les cas les plus graves, c’est quelqu’un qui se sent hermétiquement clos, comme une amphore ou une jarre - comme vous voulez - on ne sait pas traduire ce mot en fait - sur laquelle le couvercle serait hermétiquement, complétement  vissé. Voilà ce qu’est le mélancolique : une compacité sans nom, rejetée par ses antécédents. Cette figure, vous ne trouvez pas de correspondance dans la médecine, elle apparaît comme une espèce de lustre extravagant - dans la médecine grecque, je veux dire, vous ne trouverez pas de correspondance dans la médecine arabo-musulmane.

Le terme de mélancolique plaît, il plaît toujours, que le mélancolique ait un pied avec le génie est un de ces poncifs dont on se fait gloire à la Renaissance, à l’Humanisme. On retourne à Aristote dans une espèce de prêchi-prêcha, de méli-mélo nerveux, inspiré, confus avec Marcel Ficin et son disciple le plus appliqué Jovani Pico de la Mirandole. Oui, la mélancolie et le génie ont partie liée.

 

Et, c’est peut-être par le cheminement graduel qui fait du mélancolique à la fois un inspiré et un homme voué à la perte, maniaque on pourrait dire de la perte, que s’affirme quelque chose de la figure de la mélancolie qui va peu à peu avec les écrits sur la guerre - et je reviens là dans le continent européen - c’est toujours d’actualité avec la guerre que la mélancolie reçoit un nouveau visage. Les mélancoliques ont la nostalgie, mais qu’est-ce que la nostalgie, si ce n’est le mal des guerriers Suisses qui ne peuvent retourner au pays et qui rêvent de ce point d’origine. Et si on les écoute un peu, ce point d’origine, en ont-ils même joui ? Est-ce une nostalgie d’un paradis perdu ou une nostalgie à double fond, à double tiroir ? La nostalgie d’un paradis perdu parce qu’on ne l’a jamais eu, c’est à dire la nostalgie d’une occasion d’avoir eu un paradis perdu qui n’a jamais pu se constituer comme paradis. Voilà exactement ce que la mélancolie devient, cette nostalgie qui a perdu quelque chose qui ne peut pas même se constituer comme souvenir.

 

Cette figure qui n’est pas tragique, qui est existentielle, qui est phénoménologique, va en quelque sorte exalter et poisser la tradition romantique: le romantique est furieux, le mélancolique aussi; le romantique est toujours à taquiner ce qui rappelle la finitude de l’existence, soit dans le compagnonnage avec la mort - c’est plutôt vrai du romantisme allemand - soit pour cette espèce d’aspect plutôt sentimental et parfois crispant, relisez les Confessions d’un enfant du siècle - Dieu que c’est crispant cette affaire. Le mélancolique ne perçoit les infortunes de l’être que dans les affres de l’amour.

Toujours est-il que ce mélancolique qui sait ce qu’il a perdu mais qui ne sait pas ce qu’il a perdu, ce mélancolique empreint à la rêverie qui virera très vite, non pas à la rêverie qui se déplie, comme un tissu, comme un tapis, comme une trame amenant avec elle la nécessité de ses complexifications, mais une rêverie qui se résorbe dans une obnubilation, eh bien voilà encore une des figures de la mélancolie de ce Protée qui nous hante à la mesure qu’il nous échappe

 

Lorsque la psychiatrie en France se fonde comme une décision politique, à savoir : essayer de trouver ce qui reste de raison, c’est à dire de citoyenneté dans l’aliéné, ce geste de Pinel, cet axiome pinelien auquel Hegel ne cessera de rendre hommage, opposant ainsi Pinel l’humaniste à Kant ou Lock qui décidaient que la folie était irrémédiable et qu’on ne pouvait pas dialoguer avec elle - il faut revenir à Hegel qui rend justice à Pinel par cet hommage : la mélancolie qu’est-ce que c’est? Supposons même que ce soit une passion, on sait bien que la psychiatrie s’échafaude dans l’idée que l’on pourrait classer ces égarements par lesquels l’esprit perd le goût de la raison, parce que la raison n’est pas qu’une faculté, c’est une faculté qu’il faut goûter, qu’il faut exercer. Le souci de soi, c’est aussi le souci de son gouvernement rationnel, de son gouvernement raisonnable. Alors, qu’est ce qui peut nous éloigner de cela? L’incapacité? La déficience? Ça ne suffit pas, il ne suffit pas de dire que c’est l’incapacité ou les déficiences qui font que le sujet ne goûte plus au plaisir de la raison. Mais il fallait quand même oser parler du plaisir de la raison après la Terreur.

 

Non, c’est une forme de passion supérieure en quelque sorte au sage gouvernement de la raison, à cette eau douce de la loi rationnelle qui devrait circuler, au fond entre nous et au sein de chacun d’entre nous. Une passion, et les passions vont s’éclairer par des objets. On trouve du reste, des figures pathétiques de ces passions qui ont été peintes par Géricault quand il avait été convié par le disciple - sans doute le plus éclairé d’Esquirol, à savoir Georget - à planter son chevalet dans les allées de la Salpêtrière. Vous avez encore un exemple de cela au Louvre: vous avez une toile de Géricault qui représente un monomane, un monomaniaque du jeu. Il y a d’autres tableaux. Et tous les tableaux sont intéressants car c’est à la fois le tableau pictural et le tableau clinique. Au vu de nos connaissances qui résistent un peu au rouleau compresseur du DSM que tout est un petit peu entremêlé puisque nous avons un cas particulier de, peut-être d’automatisme mental, à moins que ça ne soit une démentialisation, le passionné du commandement militaire, un ancien soldat. On oublie toujours que le spectre de la guerre est toujours là quand on parle de la mélancolie. Il faudrait y revenir, surtout par les temps que nous vivons. Vous savez que, par exemple, c’est une incidente mais pourquoi ne pas le dire: combien de pays sont en paix actuellement sur l’ensemble des pays du monde ? Devinez! Ce n’est pas compliqué. Quand j’ai eu le chiffre, j’en fus sidéré : une dizaine tout au plus. Alors ce maniaque du commandement militaire, quel est-il? Eh bien, un type qui peut se mettre en route que s’il dit des commandements : en avant marche ! Pause ! Ce que vous faites faire à vos petits magnétophones, c’est exactement ça.

 

Alors on commence à classifier les patients : ça fait un herbier. Une passion par passion, si j’ose dire. Jusqu’au jour où se pose une question : Esquirol peu de temps avant son décès (1938 son décès) pose la question à savoir « mais qu’est-ce qu’on peut faire pour ceux qui ont une passion, dit-il, sans objet? ». Le « sans objet », ça revient souvent chez Esquirol. L’hallucination, c’est une perception sans objet et sur ce modèle d’hallucination se construit la passion sans objet. La terminologie de mélancolie, cela lui répugne à Esquirol. Eh oui ! Pourquoi? Parce que la mélancolie, c’est quelque chose de trop vague. Il a raison. Les alignements d’histoires des idées - je ne vais pas dire de la pensée, ce n’est pas pareil - nous indiquent suffisamment que si on voulait définir un typus mélancolique ... on n’y arriverait pas. Il a choisi la lypémanie. Ça ne marche pas la lypémanie. Seulement voilà, à partir du moment où on introduit la catégorie de la passion sans objet, on ne fait pas que rajouter une passion à une autre, on détruit quasiment le système des passions. Parce qu’on ne fait pas que dire il y a une passion supplémentaire. Par un effet peut-être involontaire mais néanmoins radical et donc décisif, on introduit l’idée que l’objet de la passion se dérobe toujours à la passion. Et la passion est un effort désespéré pour pouvoir se collapser un objet qui jamais ne satisfait à cette passion. La mélancolie n’est pas une passion parmi d’autres, elle serait peut-être la tonalité de l’échec de toutes passions. A cet égard, cette fureur même de la mélancolie intéresse Pinel, intéresse Esquirol, intéresse Georget. Parce qu’au fond, qu’est-ce que la mélancolie ? Pour eux, c’est cette passion du rien, cette passion du vide, cette passion de l’inconsistance. Et tout de suite, dès que l’on parle de mélancolie, parce que la notion de manie accompagne la psychiatrie dès ses débuts, parce que la notion de manie serait en quelque sorte une autre façon de ruiner la passion par son exaspération et non pas par sa consumation dépressive, de ce fait, il y a cette idée au fond que la mélancolie n’est pas sans manie. On trouve là un thème qui par Wundt, grand lecteur des psychiatres français du milieu du XIX siècle, en particulier Baillarger et Falret, on trouve là un thème que l’on retrouvera intégralement chez Kraepelin: qu’on ne trouve pas de mélancolie sans manie. Et dans le même temps surgissent deux textes, l’un de Baillarger et l’autre de Falret - l’un sur la folie à double forme, l’autre sur la folie circulaire. Peut-être que Baillarger est encore plus proche des idées d’Esquirol, peut-être que Falret est plus novateur ? Il l’est. Pourquoi? Pour des tas de raisons - sans doute son intelligence clinique un peu supérieure - mais on n’est pas là pour faire un cours sur leurs palmarès. Mais pour une raison autre, c’est que Falret s’était intéressé au départ à la psychopathologie de l’enfant, et donc, quand on s’intéresse à l’enfant, pour des tas de très bonnes raisons, on s’intéresse au sujet en devenir. En conséquence de quoi, si on n’est pas trop empoté, on s’intéresse à la marche, à l’évolution, au développement. Et l’intérêt des aliénistes, parce qu’il faudra attendre 1913 avec Régis pour que l’aliéniste s’appelle psychiatre - je crois me souvenir - l’intérêt des aliénistes pour ce qu’on appelle la marche du délire vient souvent du fait qu’ils se sont intéressés à la psychopathologie de l’enfant, qu’ils ont voulu arracher un strict modèle éducatif, c’est bien sûr plus vrai de Falret que de Baillarger, et que, en conséquence, ils se sont intéressés à l’évolution, et qu’ils ont reporté, s’intéressant aux adultes, cet intérêt pour l’évolution sur la marche du délire. En d’autres termes, le délire peut-être circulaire : alternance de manie et de mélancolie, pas seulement. Falret rajoute un troisième état, quelque chose de stuporeux. Alors, qu’est-ce qui se passe dans ces moments de stupeur? Et on voit peu à peu se profiler les questions psychopathologiques qui formeront quelque chose de la culture de Freud.

 

Qu’est-ce qui se passe dans ces moments de stupeur? Est-ce une rémission, une obnubilation de la conscience allant jusqu’au coma comme pouvait le soutenir Beauretour, ou autre chose? On s’interroge un peu sur ces moments de stupeurs. Et ce moment de stupeur, on se rend compte que le corps du mélancolique est travaillé par une logique de partition. Le fils de Falret présentera dans les années 1884-85 - je crois - à la Société Médico-Psychologique, le cas d’une mélancolique qui s’est soignée parce que si une de ses voix est hallucinée, - là aussi ça va être un moment de débat, est-ce que c’est de la paranoïa ou pas ? Qu’est-ce que c’est qu’une hallucination ? Des moments importants - elle est hallucinée, mais ses hallucinations peu à peu, disons que depuis sans doute son hospitalisation à l’hospice de Vanves, elle trouve quelqu’un à qui parler, ses hallucinations trouvent le régime d’une partition, une espèce de Forte-Da qui touche au corps même, aux organes de l’audition. Dans l’oreille droite toujours des voix qui la réduise, qui l’insultent, mais qui l’insulte dans une progression savamment décrite - mais pas théorisée, qu’importe - savamment décrite qui va de l’insulte «tu n’es qu’une salope, une vache, une putain » - vous savez qu’Henri Ey décrit le « syndrome de vache salope putain » ou « VSP » - mais que ces insultes peu à peu déqualifient «tu n’es rien», «tu n’es qu’un demi poussin», forme particulièrement mélancolique de l’auto-accusation qui commence à s’accabler d’une forme de faute, pour finir par s’accabler d’être quelque chose d’informe, faute de forme. Mais de l’autre côté et stoppant sans doute ce passage de l’insulte qui reproche une faute, à l’insulte qui va désigner un défaut correspondant à quelque image que ce soit, réduire ce corps à cette chose qui n’a d’ombre dans aucune autre langue et qui n’a forme dans aucun miroir, comme disait Bossuet dans son sermon sur la mort, tout de même, ce qui va stopper cette chose qui au passage du reproche d’avoir commis une faute à la désignation d’un informe, et dans l’oreille de l’autre coté - je parlais de la droite, c’est donc la gauche - surgissent des phrases consolatrices. Est-ce là quelque chose de bizarre? Un cas unique? Pas du tout puisque Morel va prendre appui sur ce cas et développer la bipartition des hallucinations, choses sur lesquelles il avait commencé à travailler dès 1860. Alors on en revient à considérer peut-être que la mélancolie n’a pas seulement à faire avec la manie, que ce n’est pas seulement un emportement de l’humeur mais que c’est une position argumentée du sujet dans le monde.

 

De là un texte qui retrouve un surcroît de faveur, qui est le texte de Lasègue sur les délires de persécutions et cette immense contribution de la clinique psychiatrique française à la mélancolie qui, sans nier que la manie alterne avec la phase mélancolique, prend au sérieux les moments de stupeurs et voit dans ces moments de stupeurs quelque chose qui pourrait rendre compte de cette pente qu’ont certains mélancoliques à sortir de leur état par de la persécution. On pourrait croire évidemment que ce n’est pas un gain, que de se sentir triste est moins problématique ou moins douloureux que de se sentir persécuté. Mais croire cela ou tenir cela pour valable, en clinique en tout cas, mieux vaut au fond être un peu morose que persécuté, est un énoncé qui fait fi de ce qu’est la mélancolie ou qui la réduit, comme nous avons parfois tendance à le faire si on suit le DSM à la lettre, ou qui réduit la mélancolie en une forme aggravée de dépression. Il n’en est rien! La mélancolie, c’est une passion vide, c’est une passion du non être.

 

Alors qu’est-ce qui est sauvé dans la mélancolie lorsqu’elle vire à la persécution? Cette question est essentielle. Au passage, la clinique psychiatrique a ce qu’on pourrait appeler la résonance de la clinique psychiatrique pour la compréhension psychanalytique du sujet, est essentielle, parce que ce qui compte, ce n’est pas simplement la forme clinique ou le type clinique, comme disait Chaslin avec toute sa prudence, ou la morphologie de la névrose, comme disait Freud, ou l’enveloppe formelle du symptôme, comme disait Lacan dans sa première thèse. Ce qui compte, pour dialoguer entre psychiatrie et psychanalyse, c’est que la structure clinique, elle est trouée. C’est ça qui permet au fond d’échapper à l’idée que la clinique psychiatrique donnerait une nosologie close, et puis que la clinique psychanalytique s’échapperait à parler du sujet d’une façon ineffable. Il s’agit bien de comprendre l’orientation du sujet dans la structure, et dès que nous sommes en face de la mélancolie, nous sommes dans des problèmes d’orientation. En d’autres termes, il ne s’agit point d’ajouter manie à mélancolie pour créer on ne sait quel espèce de rythme mais il ne s’agit point d’ajouter non plus la persécution à la mélancolie.

 

Sur le premier point de l’impossibilité - je dirais de s’en tenir à une clinique cohérente - en ajoutant la manie à la mélancolie, nous avons les thèses de Kraepelin que Freud connaissait. En cela que Kraepelin différencie la cyclothymie de la psychose maniaco-dépressive précisément parce que la cyclothymie, ça compte deux et que la PMD ça compte trois. Ou pour le dire de manière plus explicite, que dans la psychose maniaco-dépressive, ce n’est pas seulement l’alternance de la manie et de la mélancolie qui force la sûreté diagnostique mais le fait que dans cette alternance et au moment de repos, de calme et de stupeur - n’allons pas parler de calme, je me suis trompé, convenons de parler de stupeur - se déferlent des auto-accusations. De même que l’on ne peut pas rajouter la persécution à la mélancolie en disant que tout à coup le sujet retrouve un certain tonus ; car la persécution est un pari sur l’Autre. Si l’autre me veut du mal c’est qu’il consiste. Voilà donc que d’une certaine façon la persécution sauve l’Autre. A cet égard, une grande leçon de la clinique française est de relier la mélancolie non pas à la méchanceté ou à la bienveillance de l’autre mais peut-être au fait que l’autre peut être radicalement nié, et comme le disait Cotard qui inaugure cette histoire : « les mélancoliques sont des négateurs ».

Vous trouverez peut-être les échos de cette ancienne médecine que Cotard a peut-être lue, très cultivé, manigraphe réputé, et qui fit ses premiers essais de plume dans l’encyclopédie des Sciences Religieuses où il parlait des mélancoliques errants de toutes religions, mais par un effet peut-être de collage non dénué d’à priori, on appelait alors les Juifs errants.

J’arrête là?

 

JJT : Tu vas peut-être faire une petite pause, un petit suspend. C’est déjà... parce que j’essaie de garder un petit suspend, un petit rythme.

 

OD : Suspends!

 

JJT : Voilà, là vous avez vu, sans notes, aucune quasiment... C’est assez étonnant! Olivier sans notes, aucune, nous a fait un...

 

OD : J’ai horreur des notes.

 

JJT : Il faut être capable de parler 30 minutes sans notes sur l’histoire de... sur une telle histoire, c’est fabuleux!

 

OD : Si j’avais eu des notes …

 

JJT : Mais ce qui est intéressant, c’est que... vous voyez là l’épaisseur... pour aller directement à l’essentiel, vous voyez un peu ici l’épaisseur du mot en lui-même. Mélancolie, c’est-à-dire aujourd’hui, on vous propose – moi, j’ai des internes à Ville Evrard , je vois des jeunes qui sont très sympathiques, ils ne parlent plus de manie et de mélancolie, vous savez très bien. Ils voient un patient, il leur vient l’idée que c’est des bipolaires, sans rentrer tout de suite, on verra sûrement en janvier car ce sont deux acceptions qui ne se superposent pas tout à fait, mais on y reviendra. Mais ce n’est pas ça, pour un jeune psychologue ou un jeune interne, vous vous rendez compte le travail de forclusion de la mémoire que ça représente de se passer dans l’usage qu’il a lui-même des mots, de ce mot absolument dense qu’Olivier a essayé de vous faire valoir, c’est à dire c’est un signifiant maître d’une densité absolument exceptionnelle la mélancolie, il n’y a pas, en clinique, tous les mots n’ont pas une telle densité. Et là, c’est un mot d’une telle force épistémologique, il y a tellement d’associations d’idées qui se collent à ce terme là qu’Olivier a rendu, et encore, en est presque encore avant le pas de Freud. Vous avez vu, il s’est arrêté juste avant! Donc, on n’a même pas encore abordé Freud, et encore moins Lacan pour l’instant! On n’a pas eu besoin mais déjà le mot a une épaisseur fabuleuse! Et malheureusement, on propose aujourd’hui aux jeunes... on leur dit «boff, oublions!». Alors je dois dire que c’est assez curieusement, ça ne concerne que la psychiatrie. Moi j’ai été à Paris il y a quelques années, il y avait une exposition de Jean Clair que vous connaissez, l’historien, sur la mélancolie et les foules se pressaient en masse pour aller écouter, voir, lire, ce qu’on appelle la mélancolie, jusqu’aux aliénistes et à Freud! C’était inclus dans son travail. Donc, je crois que cette curiosité moderne qui fait que certains aspects de la psychiatrie nous convoquent à une amnésie généralisée, bon, ça pose problème, ça pose problème aussi, ça je remercie Olivier de vous le souligner, c’est peut-être un passage un peu technique là que tu as raconté sur le rapport de trouage réciproque entre psychiatrie et psychanalyse. Une psychanalyse qui s’émanciperait apparemment de la psychiatrie, ça n’existera pas! N’y croyez pas! Si la psychiatrie retournait à la neurologie, malheureusement, effectivement, ça aurait des conséquences sur notre discipline, ça ne fait pas de doute. Mais à l’inverse, ne rêvez pas de la possibilité qu’il y ait une science qui à sa façon s’appellerait psychanalyse, qui n’aurait plus aucun rapport de trouage avec la médecine et la psychiatrie. Et ça, c’est un point qu’on sera peut-être amené… c’est pourquoi, je vous fais réécouter le titre de Freud Deuil et mélancolie. Et avec, ce qu’a fait d’ailleurs Olivier lui-même, qui n’a pas au passage, évidemment, il ne pouvait pas tout faire... mais dans le texte de Freud qui est superbe, bizarrement quand vous refermez l’article de Freud, la question du deuil reste en suspend, vous le savez, hein. Freud commence à dire «je ne sais pas» et à la toute fin dit «je ne sais toujours pas». C’est quand même, il faut que vous entendiez : c’est Freud! C’est le grand Freud qui nous dit « pour ce qui est du deuil chez l’humain, je ne sais pas». C’est une énigme qui restera ouverte et Abraham le dira de même, bien plus tard après. Il dit pour ce qui est du deuil, je n’ai toujours pas compris exactement comment on pouvait faire. D’ailleurs le terme très galvaudé «travail de deuil» n’apparaît qu’une seule fois dans le texte, de manière assez marginale et traité par Freud en fait. On ne sait pas ce qu’est le « travail de deuil », ça plait comme terme mais Freud ne savait pas.

 

 Donc, vous voyez la densité de ce mot mélancolie. Olivier en une demi-heure, il nous a ouvert une somme de choses, d’associations, qui vient sédimenter tout d’un coup dans l’aliénisme classique, puis par Freud dans la psychanalyse et que Lacan va beaucoup reprendre évidemment, la question de l’objet du deuil et de la mélancolie. Donc ça je crois c’est important, ce qu’on arrive, on arrive tout près avant Freud, tout près. Je crois qu’Olivier vous a rendu aussi ceci, comme fait Freud, c’est-à-dire qu’il est passé par toute l’histoire classique du mot, mais qui est belle, hein, l’histoire, dans le monothéisme, tout ça, c’est fabuleux à connaître même tout ça, ce n’est pas rien. Mais plus on va s’approcher de l’aliénisme classique auquel se réfère Freud, plus il y a un phénomène de séparation, c’est-à-dire Freud va laisser tomber toute une série de choses comme appui pour se concentrer, comme il le fait toujours, sur la clinique comme telle. C’est-à-dire, je vais laisser les grands apports, c’est génial, très bien, c’est respectable, mais la psychanalyse ne peut s’appuyer que sur ses propres termes qui sont issus de la façon dont la psychanalyse fait vivre la psychopathologie, il n’y a pas d’autres possibilités. Donc, voilà où on en est, peut-être, alors Jean-Pierre, tu veux peut être dire un mot, là, nous sommes à l’aube là du texte lui-même, hein ? Comment tu reçois cette mise en place là, d’Olivier?

 

JPR : D’abord, là, il y a un tel panorama sur la mélancolie que je ne sais pas trop comment reprendre les choses mais dans la mesure où mon travail est très localisé et une espèce de combat avec le texte de Freud. Par rapport à cette Histoire de la mélancolie, moi, ce qui me frappe, c’est cette jonction que fait pour la première fois Freud entre deuil et mélancolie. C’est important pour tout ce que vous avez dit mais ça me semble aussi un renversement total de la perspective dans la mesure où quand on regarde l’Histoire de la mélancolie - et je dois dire que c’est grâce à vous (à Olivier) parce que tout de même le bouquin est accompagné d’un appareil critique essentiel et donne aussi des références essentielles, en particulier la thèse de Starobinsky sur la mélancolie qui est un livre remarquable - quand on parcourt toute l’histoire, ce qui frappe : la fameuse bile noire. C’est que, finalement, à chaque fois les gens parlent de ce qu’il y a en trop dans le corps. C’est coincé, c’est en trop. Et ce qui est bizarre, c’est que, que ce soit au niveau de l’Antiquité de l’acédia, de tous ces termes, il y a toujours quelque chose d’en trop et quand on passe au niveau de la tête, du cerveau au XIX siècle, il y a aussi des circuits qui sont bloqués qui ne permettent pas l’évacuation. Et je crois que c’est tout de même  - je ne sais pas si tu vas être d’accord avec moi - un coup de génie de Freud de rapprocher ça avec une perte. C’est un renversement absolument total de toute l’histoire de la mélancolie que d’approcher ça avec la notion de deuil qu’il considère comme notion de perte, et je dois dire que  moi, ça m’a... c’est essentiel à mon avis, c’est un tournant. Alors en même temps, naturellement, quand je réfléchis comme ça un petit peu, on s’aperçoit bien que, tout compte fait je me suis mis à traduire ça pour deux choses, je tiens à le dire tout de même - je ne suis pas traducteur d’Allemand mais je lis depuis des années Freud en Allemand et je suis tout à fait d’accord avec le diagnostic que vous faisiez (à Olivier), c’est-à-dire qu’on avait soit des traductions prétendument scientifiques mais qui me paraissaient lourdes et qui ne rendaient pas compte de l’espèce de lutte permanente que mène Freud dans ses textes, une lutte incroyable, ou alors des traductions qui étaient faites sans doute par des spécialistes de la langue mais qui devenaient polies, trop correctes, trop légères. Je crois que c’est... Si vous voulez, c’est cet accrochage avec la langue et avec ce texte de Freud qui rend compte d’un certain nombre de choses, et je me suis forcé à cet exercice de la traduction parce que je ne me suis pas rendu compte  de ce qui se passait. C’est-à-dire que j’avais fait un exposé sur la mélancolie lors de journées de Sainte Anne sur les bipolaires et je m’étais dit autant reprendre le texte fondamental de Freud et j’avais fait un exposé là-dessus. Et c’est, d’un seul coup... moi je traduisais certains termes pour faire comprendre et puis tout le monde m’a demandé : il faut refaire la traduction. J’avais fait une traduction il y a très longtemps mais lire Freud couramment en Allemand et faire une traduction, c’est vraiment autre chose, c’est un travail monstrueux parce que... (A JJT) Alors je  ne sais pas, est-ce que j’ai raison de parler de la traduction dès maintenant?

 

JJT : Oui, si vous voulez, il faut leur donner envie!

 

JPR : Parce que, si vous voulez, le problème c’est que... je vous donne un exemple sur lequel je tombe. Olivier Douville parle par exemple de la honte, (adressé à Olivier), dans votre texte vous parlez beaucoup de la honte. Ca, voilà, on ne peut pas le rendre dans une traduction... le terme employé par Freud pour honte ici est la substantivation du verbe schämen, et il dit : « Das schämen ». Freud utilise ce terme 3 fois dans ses oeuvres complètes et 2 fois à propos de la nudité et du rapport à la sexualité. Et en général, il n’utilise pas Das schämen, il utilise Der schämen ou shämen mais il n’utilise pas Das schämen, et naturellement, on est obligé de traduire par honte - je n’ai pas fait de note là-dessus - mais vous voyez, il y a un déplacement. On ne peut pas rendre exactement. Ce n’est pas par hasard si ici il y a un verbe substantivé. Donc, on est face en permanence à des défis, de la même façon quand on veut essayer de garder une certaine cohérence signifiante au cours de tout le texte. Là aussi on a des défis. Naturellement, je rappelais car ça m’avait énormément frappé quand, dans L’éthique, Lacan parle longuement d’Antigone, et fait remarquer tout de même que les traducteurs exagèrent parce Sophocle dit en permanence avec le même signifiant grec qu’Antigone est à une frontière, à une limite, et c’est le même signifiant grec qui revient, et effectivement les traductions de l’époque, je ne sais pas si ça a été repris, vous aviez trois quatre mots différents qui émaillaient l’ensemble de la pièce, et c’est effectivement choquant parce que naturellement, si on croit par exemple que l’efficacité théâtrale est due à la répétition signifiante, surtout dans la tragédie, il y a quelque chose, là, qui ne passe pas. Et pourtant on est un certain moment dans ce texte, par exemple pour certains signifiants, j’ai gardé le plus possible le même mot, mais à certains moments j’ai été obligé de lâcher. Je ne pouvais pas continuer, c’est-à-dire que les deux langues ne se juxtaposent pas. Et si vous voulez, ça m’a aussi fait comprendre quelque chose, c’est… alors je devrais tout de même vous signalez que, naturellement, passant dans la rue la semaine dernière, j’étais venu écouter un exposé de Barbara Cassin, et je vois ce bouquin de Barbara Cassin Eloge de la traduction - qui vient de paraître - compliquer l’universel.  Et si vous le voyez, c’est assez émouvant, c’est une pancarte écrite en 6 langues avec marqué « école » dessus. Et cette pancarte est ce qui reste de la jungle de Calais, une fois qu’elle a été détruite. Donc, Barbara Cassin place tout de suite son livre de façon essentielle et fait remarquer, finalement, que traduire c’est essentiel à notre époque. Et elle a des thèses, reprenant les thèses de Benjamin ou de Humboldt, elle a des thèses essentielles disant qu’il faut traduire les langues, il faut... et ça, c’est essentiel, et que, deuxièmement, naturellement, on n’aura jamais une correspondance exacte.

 

JJT: Moi, je suis très content que tu dises ça Jean-Pierre après le... parce qu’au fond, tu nous dis que Freud, quand on l’étudie de très près comme tu l’as fait - deux ans de travail pour arriver à ces quelques pages - on s’aperçoit que Freud est un scientifique inquiet de pas raconter des trucs comme ça qui deviennent ensuite sont des concepts, qui le lâcheraient et qui sédimenteraient comme ça pour eux-mêmes. On s’aperçoit que dès que Freud touche au cœur, à l’âme de l’affect qu’il poursuit, la passion qu’il essaie de nommer, son vocabulaire se fait précautionneux, il est hésitant. Alors nous, en Français, on dit «Oh bah, c’est simple, c’est la culpabilité, quel est le problème, hein ?» ou alors «C’est la honte». Mais Freud il ne parle pas comme ça. Freud, il trouve des détours en Allemand pour qu’on ne puisse pas aisément mettre un objet en rapport avec une affection, parce que lui ne sait pas - contrairement à nous qui savons toujours tout très vite- lui, Freud il ne sait pas. Il fait l’effort le mieux possible d’approximer les signifiants qui entourent le trou. C’est déjà pas mal d’entourer un trou avec quelques mots, hein. Pourquoi il ne sait pas? Eh bien, c’est pour ce qu’a raconté Olivier, mais on reviendra peut-être parce qu’on va s’arrêter prendre quelques questions-là, s’il y en a. Parce que Freud le dit lui-même à la fin, hein, non il le dit au début, il dit: « la mélancolie dont la définition conceptuelle est aussi en psychiatrie descriptif flottant apparaît sous des formes cliniques diversifiées dont la réunion en unité ne semble pas assurée». Voilà où Freud en est quand il a fait le tour de tous les spécialistes. «Nous devrons donc à priori laisser tomber toutes prétentions à une validité générale de nos résultats». C’est pas mal le «Pas-tout» Freudien, non! C’est pas mal! Il nous prévient que quand on est au bord de choses aussi complexes, il faut s’armer d’un «Pas-tout». Et donc, non seulement il le dit mais pour bien s’assurer qu’on ne puisse pas figer son texte avec fétichisme, il a alors en Allemand, alors voilà le problème, il a en Allemand toutes ces formules que Jean-Pierre essaie de restituer à la place du terme, on a le verbe substantivé, bon, on a le génie de Freud pour nous prévenir que ce n’est pas des concepts la psychanalyse, ce sont des façons d’entourer le réel, de dialectiser le réel qui fait trou et qui peuvent trouver pour nous soulager, bien entendu, transitoirement, telle ou telle nomination de principe dans la longue histoire de la psychopathologie. On dit bah voilà, ça s’appelle ainsi, ça s’appelle comme ça. Mais pour Freud, une entité, ce n’est pas comme un papillon, hein. Cela vit, ça s’enrichit, éventuellement ça meurt. Ça se renomme, ça se re-contextualise. Il n’est pas sûr du tout que la mélancolie, là aujourd’hui à Alep en 2016 ce soit la même que décrit Aristote totalement à Athènes. Peut-être il y a des affects communs, c’est possible mais on ne peut pas dire c’est la même chose. Donc sous le même nom, il y a, vous voyez, ces densités, ces strates, qu’Olivier a très bien traduit et que Jean-Pierre a sa façon, avec sa qualité de traducteur, a essayé d’approximer tout en étant obligé pour nous, pour le lecteur, bah de faire des choix à certains moments, pour ne pas embarrasser le lecteur. Mais il faut garder cette marche Freudienne qui est, mais comme d’ailleurs Lacan, comme les séminaires de Lacan, qui est toujours à tâtons. N’oubliez pas, il y a des séminaires de Lacan un peu... de remise en perspective des grands textes et puis il y a énormément de séminaires où Lacan avance à tâtons: un pas de côté, un pas comme si, un pas en crabe, un pas d’avant. Il prévient qu’il va parler de quelque chose et puis il ne le reprendra jamais, on saute à autre chose. C’est parce que un trou, ça s’entoure. Ne croyez pas qu’on en fixe uniquement le nom.

 

Alors, si vous êtes d’accord, Olivier et Jean-Pierre, peut-être on peut prendre là comme on se promet de terminer à la demi, hein, c’est ça Alain? Et puis qu’on a encore deux fois derrière, on a le temps de respirer. Si vous avez la gentillesse de demander à Olivier ou à Jean-Pierre telles ou telles précisions. Là vous avez vu, on est encore un peu en amont du texte de Freud lui-même. C’est la mise en place auquel Freud s’est obligé.

 

Questions

Question de la salle : J’aurai aimé savoir, vous vous êtes arrêté Olivier juste au moment du négateur, des négateurs dans la mélancolie, si vous pouviez développer un petit peut ce côté négateur, je trouve ça intéressant.

 

OD : Avant je voudrais parler un peu de la perte parce que (à Jean-Pierre) je suis entièrement d’accord. Il y a quelque chose dans la thèse de Freud qui est de s’opposer à l’idée d’une définition de la perte qui serait celle d’une baisse de l’énergie. Il s’oppose aussi bien à Janet et il ne prend pas le sillage de la neurasthénie. Donc, il ne s’agit pas d’une perte qu’il envisagerait sous l’angle d’une baisse d’énergie mais sous l’angle d’une hémorragie interne. C’est-à-dire qu’on reste quand même sur la question, c’est ça qui rend les choses compliquées, à la fois d’une perte et d’un excès. Il y a une hémorragie interne. Et la question très importante de la mélancolie c’est la difficulté de la mélancolie à traiter de la perte parce qu’on est d’emblée dans la catastrophe, quelque chose comme ça. Et moi, ce que j’aime beaucoup - je reviendrai à votre question - dans ce texte, c’est que ce tâtonnement qui restera la belle tenue de la pensée Freudienne, dès le début, dès l’Esquisse, a une haute valeur d’anticipation. C’est-à-dire qu’on peut très bien - et c’est normal de périodiser Freud, périodiser Lacan, parler du premier Freud, du deuxième Freud, du troisième Freud ou du dernier Lacan, on ne sait pas trop ce que ça veut dire, mais on voit très bien que dans des textes qui sont à la fois aussi prudents, aussi fulgurants aussi armé du «pas-tout»  - (à JJT) ça, j’ai beaucoup aimé ce que tu as dit - il y a, tout est là déjà pour repenser la question de l’identification, pour repenser la question du surmoi, et c’est formidable, c’est-à-dire que d’une certaine façon, ce texte selon moi, il oscille toujours entre la question de la perte et la question de la coupure. Je ne suis pas sûr de pouvoir mais je vais revenir là-dessus, ça c’est promis.

Pour reprendre ce que vous dites (à la salle), cette phrase de Cotard, ce sont des négateurs de Dieu, ce n’est pas une position d’athéisme. C’est ça que je veux dire, c’est ça que je défends. Ce n’est pas une position d’athéisme. Moi, je suis assez d’accord avec, je ne sais plus qui disait  ce lieu commun réjouissant que « l’athéisme est une façon de ruser avec le nom de Dieu en le multipliant au prétexte qu’on n’y croit pas ». Là, je suis assez d’accord que ça se construit l’athéisme. Mais c’est l’idée qu’il y a une coupure irrémédiable entre le sujet et l’Autre. Et si l’Autre n’est pas, il n’est même pas troué ou manquant, il n’est pas, un point c’est tout. Il n’est pas. Il n’est plus à l’horizon du sujet qui est lâché comme ça. Et si le sujet est lâché c’est le corps qui lâche. C’est là un paradoxe que seul Cotard a développé grâce à Regis, grâce à Séglas, qui furent d’une certaine façon liquidés au Congrès de Blois en 1892, qui se trouve oublié par Chaslin et ont été remis au goût du jour et vraiment traité avec une rigueur très très nourrie, j’ai travaillé un moment avec Marcel Czermak, je veux dire, c’est, on ne peut pas nier, c’est fondamental, c’est que la négation de l’Autre entraîne des effets d’enténèbrement du corps extrêmement paradoxaux, l’énormité, l’immortalité, une espèce de cadavérisation épouvantable, à peine tempérée par cette espèce de miroir improbable, cette échappée un peu paranoïaque, miroir improbable au seul moment peut-être où Schreiber a une hallucination ou d’illusion en lisant sa mort dans les journaux, il en déduit qu’il est un cadavre lépreux entraînant derrière lui un autre cadavre lépreux. C’est-à-dire qu’on a cette conjonction invraisemblable du non spéculaire et de la structure quand même de la paire, du deux. Ça, vous ne l’avez pas dans le Cotard. Le corps est irrémédiablement lié, voué à sa déréliction avec ce petit correctif qu’amène dans son dernier texte Séglas, sur le Cotard, que lorsque la négation des organes suppose par exemple des organes parfaitement identifiés comme tel : les poumons, l’estomac, les intestins, généralement alliée à un thème de « on m’a volé», il y a des sorties de Cotard qui sont passées ; et que ce qui est perdu, c’est un principe du corps qui sera plus tard théorisé par l’objet a, principe du corps qui n’a pas de forme, pas de répondant dans le miroir: «on a volé mon souffle », les organes des sens etc., j’ai vu deux cas comme ça dans ma pratique psychiatrique à Ville Evrard, c’est quand même extrêmement difficile. Là aussi ça pose la question du rapport entre être un négateur et ne plus pouvoir s’appareiller des coupes signifiantes dans le corps, y compris dans le corps interne. Ca c’est long, c’est une autre histoire, on ne peut pas passer la soirée là-dessus.

 

Question de la salle : Je voudrais juste revenir sur la question de la stupeur et savoir si vous pouvez faire un rapprochement entre la stupeur et l’évitement de la perte. Est-ce que la stupeur pourrait être quelque chose qui remplace la perte éventuellement? Ou qui empêche la perte ? C’est juste une question comme ça puisque vous avez parlé de la stupeur et qu’il y a quelque chose qui retiendrait la perte à l’intérieur, par rapport à ce que disait Jean-Pierre. Est-ce que ça pourrait s’envisager comme ça?

 

JJT : Joliment dit oui... la stupeur retient la perte.

 

OD : Je crois que c’est assez juste. C’est assez juste, c’est que... Mais la notion même de perte

 - il faudrait qu’on avance maintenant dans le texte de Freud - mais la notion même de perte dans le texte de Freud, on voit très bien que ça se renverse. J’ai cru lire les choses comme ça : le deuil on sait ce que c’est, la réaction à une perte et puis plus on avance sur la mélancolie et plus on a des théories sur la perte. Ça se termine du reste dans une espèce de feu d’artifice d’hypothèses absolument invraisemblables. Et sur le deuil...

 

 Question de la salle (même personne): Je me suis peut-être un peu trompée parce que je pensais même que le deuil remplace la stupeur ou qu’il y aurait quelque chose d’un deuil impossible, et que cette stupeur viendrait cristalliser quelque chose alors du deuil ?

 

OD : oui, peut-être qu’on fait dire beaucoup de choses à ce mot de stupeur, c’est-à-dire que sous la plume des aliénistes et en particulier Baillarger et Falret, la stupeur c’est un moment... ce n’est pas un moment de calme, c’est un moment vraiment de sidération où il y a en gésine peut-être des opérations qui freinent d’une certaine façon la marche de la mélancolie vers une complète perte de l’être; donc à cet égard oui. La question de la période intermittente a été décrite souvent par la stupeur. Peut-être que dans la clinique allemande - parce que chez Kraepelin, elle est plus décrite comme un moment d’élaboration d’une stratégie auto-accusatrice, donc ce qui est quand-même très important, c’est - et Freud nous invite à cela - ce serait presque de faire une espèce de typologie de la marche des auto-accusations. Et très souvent, l’auto-accusation, elle arrive à une définition du sujet du côté de l’informe, du reste, du déchet et pas seulement du coupable.

 

JJT : Alors aussi peut-être, telle qu’Emmanuelle pose la question, elle était bien posée, elle est jolie. En même temps pour répondre vite, il va de soi que dans le texte de Freud - Freud ne parle que de certaines catégories du deuil, il faut faire attention parce qu’on dit «le» deuil » - là, Freud semble surtout vouloir parler du deuil d’un objet aimé par exemple et la capacité qu’à le sujet de lâcher sur un objet pour en investir un autre. Ça ne dira jamais rien d’autres formes du deuil dont l’impossible est connu, comme quelqu’un qui perd un enfant trop précocement. Il y a des formes du deuil où l’impossible évidemment est tel que probablement la stupeur vient arrêter une hémorragie qui ne pourrait pas se dire autrement. Donc, il faut faire attention parce que là on croit qu’on parle, on a un mot, hein, mais les formes du deuil présentent elles-mêmes des particularités. On peut penser que dans le deuil, il y a du fini et de l’infini. Et puis certains deuils se révèlent spécifiquement infinis, on le voit bien en clinique. Mais c’est bien de poser la question comme ça. Il y a plusieurs stratégies de l’esprit et de l’inconscient face aux phénomènes de deuil.

 

Pour finir, peut-être un mot d’enfant pour vous prévenir. Moi j’ai eu assez bizarrement, - je n’aurais pas le temps de vous en parler peut-être mais à peine - par exemple, on parle toujours de clinique et moi-même telle qu’elle se transforme aujourd’hui, quand on est dans les services enfants, on est surpris des... on est surpris que la clinique évolue et on a des choses nouvelles dont les noms ne sont pas clairs, ne sont pas établis. Et puis, vous avez tout de même, évidemment des choses non pas classiques mais humaines depuis la nuit des temps. Là, j’ai eu 8 familles endeuillées, c’est à dire que j’ai reçu... en une année, ce qui est énorme pour l’inconscient du praticien, 8 petits bouts de chou, des fratries qui arrivaient pour des deuils. Ils avaient perdu, pères, mères. Ce n’est pas de la clinique nouvelle ou rien du tout, c’est de la clinique tout court et Dieu sait qu’on est encore plus en difficulté avec cette clinique-là, pourtant apparemment connue depuis la nuit des temps qu’avec les autres formes de la clinique. La dernière que j’ai eue, c’est une petite africaine de 10 ans qui avait perdu son père qui était soldat dans les lieux... comme tu disais, comme tous les pays sont en guerre... une jolie petite fillette, intelligente, et comme Stéphane a dû en croiser certaines dans l’unité à l’époque. Et on est, vous savez comme on est bête souvent malheureusement... et au bout d’un temps, elle me raconte son histoire, ce deuil, et il me vient de lui dire : quand même, vous êtes - parce que je vouvoie les enfants, c’est un peu un tic dans notre unité - je lui dis «vous êtes quand même diablement courageuse», sur un ton un peu affecté, un peu solennel. Et là, j’ai pris une leçon, parce que la petite de 10 ans, elle m’a regardé droit dans les yeux et il y a eu un silence de plusieurs minutes [rire]. Et donc la position de l’analyste s’est renversée, j’ai vu tout de suite que... Et donc, elle m’a toisé quelques minutes, sans rien dire. Elle m’a dit : « oui, mais ça n’y suffira pas». Et voilà... vous voyez la scansion, là, chez l’enfant qui nous donne des leçons de chose. Et c’est vrai qu’on est souvent, par peine et par stupeur nous-mêmes, dans l’obligation à trouver des réponses. Et l’enfant nous apprend qu’il saura mieux que nous-mêmes quelle voie il va se choisir, avec notre aide bien entendu, mais c’est lui qui décidera des voies. On ne peut pas les nommer bêtement à sa place.

 

Bon je crois qu’il faut... On peut remercier nos camarades (applaudissements de la salle)

Même si les fêtes s’y prêtent mal, il faut relire le texte, hein, vous choisissez Deuil et Mélancolie, aux éditions Des crépuscules. Vous savez, c’est une petite édition où sort un certain nombre de textes de psychanalyse. Là, il y avait eu le livre de Marcel Tzermak, enfin... Vous le commandez, ou en librairie, et celui-ci, Edition In Press, qui est plus facile à trouver. Il faut que pendant les fêtes, sans vous attrister, vous relisiez tout ça, sans qu’on n’ait besoin d’entrer à la virgule dans les linéaments, on ne va pas faire ça, on va garder une certaine hauteur de vue et à la rentrée, on reprend comme on a fait aujourd’hui. C’est ici le 5 et le 9 janvier 2017, tout se fait à l’EPHEP. Parce que Jean-Pierre l’a déjà présenté à l’ALI mais là... l’important, ce n’est pas de réserver ce texte uniquement des professionnels mais d’ouvrir.

 

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