Claude Landman : Psychopathologie de la vie collective - 2ème tour - cours 4

Conférencier: 

EPhEP, MThx-CM, le 28/11/2016

Logo cours magistralBonsoir. Vous m’entendez là ? J’ai l’impression que oui, parce que je m’entends mais c’est pas parce qu’on s’entend parler que les autres vous entendent : parfois on parle et on ne s’entend pas parler. Alors je vais quand même vous faire cette confidence qui est que lorsqu’on fait une psychanalyse, en principe, on s’entend parler. Vous savez, ça ne va pas de soi de s’entendre parler, c’est-à-dire d’avoir un retour, d’avoir des effets. Je viendrai tout à l’heure aux effets de la parole, de sa propre parole sur le corps. Et une des difficultés – je fais une petite digression, j’espère que vous me l’autorisez – une des difficultés de l’analyse avec des sujets qui présentent un bégaiement très important, c’est précisément que le sujet a du mal à s’entendre parler : ce n’est pas seulement l’analyste qui a des difficultés, c’est aussi bien le sujet lui-même. C’est une petite notation clinique, encore une fois, qui relève d’une digression.

J’ai souhaité consacrer mon travail cette année, vous le savez, à la psychopathologie de la vie collective. Je n’aurai évidemment pas le temps matériellement, peut-être aussi conceptuellement, de traiter cette question autant que je l’aurais souhaité. Vous n’ignorez pas non plus (un de vos camarades me le faisait remarquer à l’instant) que ce travail fait suite à une introduction à la dite psychopathologie collective que j’ai proposée ici même il y a deux ans, dans une série de cours dont l’axe principal était la référence au texte sensationnel et prémonitoire de Freud écrit – écoutez bien la date – en 1921 : Psychologie des masses et analyse du moi. Les cours de l’année 2014-2015, cours introductifs à la psychopathologie de la vie collective, sont au nombre de 5 et sont aisément disponibles : je vous conseille de les lire et de les travailler. Lorsque je dis que le travail de cette année sur la psychopathologie de la vie collective fait suite à l’introduction que j’ai faite il y a deux ans, il convient néanmoins de marquer que j’essaye d’y faire valoir avec vous une actualisation du texte de Freud de 1921, à la lumière de phénomènes de psychopathologie de masse inédits qui ont vu le jour depuis au moins une trentaine d’années, notamment – bien que non exclusivement, loin de là – chez les jeunes, dans la jeunesse. Dans une conférence, là encore prémonitoire, prononcée à Milan en 1972, sur la crise et les impasses du discours capitaliste, c’est ce que Lacan a désigné du terme inattendu dans sa bouche (je crois que c’est la seule fois où il l’a dit comme ça) – il a désigné donc les phénomènes qui touchent les jeunes mais pas exclusivement comme étant le mal de la jeunesse.

Et alors puisque je vous ai déjà fait une confidence, je vais vous en faire une deuxième : le prochain numéro de la revue de l’Association Lacanienne Internationale (dont j’ai accepté d’être le directeur, le responsable de la publication) s’intitulera précisément Le mal de la jeunesse. Après le numéro que vous avez peut-être eu entre les mains, La politique après Freud et Lacan, le prochain qui paraîtra en mai ou en avril s’intitulera donc Le mal de la jeunesse ; il y aura sûrement un sous titre qui n’est pas arrêté. Ainsi que je vous le faisais remarquer la dernière fois, le caractère inédit de ces manifestations collectives est à rapporter, dans une certaine mesure, à l’émergence et au développement exponentiel de la technologie internet et de certains de ses dérivés tels que les réseaux sociaux. Je vais bien entendu y revenir.

Pour tenter de rendre compte, en référence à la psychanalyse, de cette « nouvelle » psychopathologie de la vie collective, qui d’ailleurs coexiste avec l’ancienne, il n’y a pas là de caractère exclusif : ce sont des phénomènes de masse qui sont distincts des manifestations et qu’il convient d’analyser de manières différentes, mais ce sont des phénomènes de masse qui coexistent. Donc pour tenter de rendre compte de cette nouvelle psychopathologie de la vie collective, qui d’ailleurs coexiste avec l’ancienne, je l’ai déjà fait remarquer mais je vais y insister ce soir, le terme de jouissance tel que Lacan le promeut dans son enseignement me paraît essentiel. La promesse de jouissance, mais seulement sa promesse, qui était induite dans l’analyse freudienne de la psychologie des masses par l’identification à l’idéal du moi, avec la satisfaction et le confort narcissique qui en résultaient. C’était une promesse de jouissance incarnée par un trait du leader auquel la masse ou les masses s’identifiaient. C’est une incarnation, mais par des mots d’ordre : en général ça allait ensemble, c’est-à-dire que l'a des masses ou de la masse au leader allait avec un certain nombre de mots d’ordre. Eh bien cette promesse de jouissance – un peu comme dans la religion où l’au-delà est une promesse, c’est une promesse de jouissance : la béatitude – eh bien cette promesse de jouissance tend aujourd’hui, dans certaines formes actuelles de psychologie des masses, à se réaliser, sans plus de médiation, sous l’effet de l’injonction mortifère du surmoi : « Jouis ! » Ce dont rendent compte les expressions que Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun ont avancées : « jouir à tout prix, jouir sans limite ».

 

La dernière fois nous nous sommes arrêtés sur le cas clinique qui nous avait été rapporté par un psychologue belge : celui d’un jeune en décrochage scolaire depuis l’âge de onze ans sans que son entourage, je vous le rappelle, ne s’en soit soucié vraiment, et qui trois ans après, c'est-à-dire à l’âge de quatorze ans, passait toutes ses nuits sur un jeu vidéo appelé Call of duty. Ce cas, comme vous vous en souvenez, a permis que s’ouvre ici une très large discussion : il rend compte à mon avis de façon particulièrement significative de ce que je viens de vous dire concernant le rapport éminemment problématique qu’entretient aujourd’hui le devoir, l’appel du devoir, avec la jouissance.

Cette jouissance, je le rappelle, et Lacan y insiste, c’est un terme du langage commun, ce n’est pas un concept, la jouissance : c’est un terme qui est utilisé notamment dans le droit ; le terme de jouissance, c’est un terme de droit très important (avoir la jouissance d’un bien, jouir en bon père de famille). Donc la jouissance – qui est un terme du langage courant et que Lacan a isolé pour en faire un élément constituant de ses dernières avancées – va nous servir de définition : ça concerne quoi ? C’est simple : est-ce que vous avez une idée, de ce qui est mis en jeu dans la jouissance ? Quelle dimension est-elle mise en jeu ? Le corps bien entendu : cela concerne la dimension du corps. Il n’y a que le corps qui jouisse, disait-il.

Cependant chez l’être parlant, celui que Lacan appelle le parlêtre, cette jouissance, jouissance du corps, est nouée à la dimension du signifiant, de la parole : du seul fait qu’il parle, le sujet jouit. C’est quand même extraordinaire d’en arriver là où en est arrivé Lacan ! Il a même ajouté : « Il parle, il jouit, il ne veut rien savoir de plus ». C’est quelque chose qu’il convient – peut-être grâce à la psychanalyse – de ne pas oublier : c’est cette dimension de la jouissance qui s’attache à la parole, qui s’attache au blablabla, et qui fait qu’après tout les psychanalyses durent longtemps, et qu’une des questions qui se posent au psychanalyste dans la direction de la cure, c’est précisément de ne pas se laisser entraîner exclusivement dans cette dimension du blablabla. Dans son principe c’est interminable, qu’il y ait du transfert : le sujet en analyse parle, et comme c’est une jouissance, il a du mal à s’en détacher. Donc c’est là, vous voyez, une question qui relève de la direction de la cure : dégager, à partir d’un certain point de l’analyse, le sujet de la jouissance qui s’attache à son blablabla.

A ce propos vous n’êtes pas sans ignorer qu’un analyste qui a un certain nombre de patients n’est pas tellement surpris d’apprendre que certains d’entre eux nouent des relations et qu’après la séance, ils se donnent même parfois rendez-vous quand ils viennent le même jour : ils vont parler au café d’à côté... alors pas seulement de leur analyste ou de leur analyse... C’est quand même quelque chose qui est absolument cliniquement repérable, et c’est manifestement une défense contre l’analyse : une façon, oui, de jouir. Alors là on pourrait dire, si on laisse aller les sujets à cette pente naturelle, que c’est une façon de jouir sans limite dans le temps de l’analyse. évidemment l’analyste peut être lui-même aisément embarqué dans ce qui constitue la jouissance de son patient sur le divan : on a tendance à parler... Et ce n’est pas toujours simple pour un psychanalyste de trouver les moyens de produire un détachement à l’endroit de cette jouissance de l’analysant dans l’analyse.

Donc à l’occasion de ce cas, nous aurions pu faire remarquer ce que certains d’entre vous d’ailleurs avaient parfaitement repéré – alors que curieusement ça n’avait pas été évoqué dans une assemblée pourtant composée de psychologues, de psychiatres et de psychanalystes – à savoir que la problématique de cet adolescent tournait peut-être autour de la question du devoir, et même de l’appel du devoir, c’est-à-dire ce qui correspond à la traduction du titre de ce jeu : Call of Duty. Ce devoir auquel ses parents n’ont pas répondu, manifestement, alors que son décrochage scolaire appelait une telle réaction, au moins une réaction – on l’a évoqué la dernière fois. Mais également le devoir qu’il pouvait ressentir comme étant le sien et auquel il essayait de répondre en consacrant tout son temps à ce jeu vidéo. On peut même avancer, et on en avait discuté, qu’il était tombé sur ce jeu, Call of Duty, dans la mesure où cette locution signifiante avait pu faire interprétation pour lui. On ne peut pas dire que tous les jeunes qui jouent à Call of Duty se sentent dans la position d’avoir à assumer leur devoir de cette façon, mais dans ce cas il était possible d’apporter ce type de remarque dans la discussion. Ce garçon à sa façon – c’est-à-dire sur un mode excessif, abusif – laissait probablement entendre ce que de nombreux autres jeunes disent de ces jeux videos, lorsqu’ils en parlent (parce que ce n’est pas toujours le cas), à savoir qu’il s’agit :

- d’une part, sur le versant de la jouissance (outre les sensations corporelles intenses ressenties dans la pratique même de ce jeu) : une jouissance également du regard que procure l’espace esthétique qui se dessine sur l’écran.

- et d’autre part, sur le versant du devoir : le sentiment de se sentir utile si l’on joue en équipe, mais en se détachant d’un certain nombre de devoirs qui dans la réalité apparaissent à ces jeunes, ou à certains d’entre eux du moins, comme leur étant imposés sur le mode arbitraire, c’est-à-dire sans qu’ils en saisissent ni l’utilité, ni le sens.

C’est une des difficultés majeures que rencontre aujourd’hui l’Education Nationale : cette difficulté pour certains jeunes à faire leurs devoirs, tout simplement, et à tous les sens du terme. C’est joli ça. Voyez connecté... Jouer ainsi autorise une mise à l’écart, même si elle est provisoire, de la monotonie et de la grisaille. En tout cas de ce qui est ressenti comme tel, voire de la douleur et du désarroi qui peuvent être ressentis par ces jeunes au quotidien.

 

Nous allons maintenant – je vous rassure : je ne parlerai pas très longtemps ce soir parce que même si la discussion n’est pas aussi fournie que la dernière fois, je pense qu’il est souhaitable que nous ayons un temps pour échanger entre nous – nous allons maintenant aborder d’autres exemples cliniques, de ce que j’appelle ces « nouveaux phénomènes de psychologie des masses » tels qu’ils nous ont été rapportés dans le colloque auquel je faisais allusion la dernière fois.

Le premier exemple est édifiant. Il s’agit d’une expérience de ce que l’on appelle le Happy Slapping. Vous connaissez ça ? Vous ne connaissez pas le Happy Slapping ? Littéralement, c’est « donner joyeusement des baffes », « se faire baffer dans la joie », « se faire cogner dans la joie ». Mais cette traduction littérale n’est pas la meilleure : les termes de vidéo lynchage seraient plus appropriés. Le happy slapping consiste à filmer avec un téléphone portable une agression, puis à diffuser ces images notamment sur internet et Facebook, ou via Facebook. Dans les faits, il ne s’agit pas toujours d’une agression surprise : ça peut être le cas, le sujet agressé peut ne pas être prévenu, surpris de se faire baffer ; mais l’agression peut être également préparée, mise en scène par les jeunes, la victime désignée étant prévenue à l’avance qu’elle sera frappée dans telles ou telles conditions. Le cas particulier qui nous a été relaté se passait – vous allez voir que c’est d’actualité – dans la bonne ville du Mans : des garçons adolescents ont filmé l’agression d’une jeune fille par une autre jeune fille, l’ont mise sur internet, sur Facebook, et peut-être sur Youtube. En tout cas, selon France Trois qui a décidé de ne pas montrer la vidéo, ce Happy Slapping aurait été vu dix mille fois. Vous allez sur internet, vous tapez sur Google « happy slapping » : vous serez surpris des vidéos que vous y trouverez ; certaines visent à être dissuasives, c’est-à-dire qu’elles montrent un faux happy slapping pour dissuader les jeunes de procéder à ce type d’agression, mais en réalité ce n’est pas moins inconvenant comme expérience... Moi j’ai tapé sur Google « happy slapping » vous vous doutez bien que je ne l’ai fait que parce que je m’intéressais à ce phénomène des masses – j’ai été vraiment surpris. On reviendra peut-être dans la discussion sur ce qui est mis en jeu comme type de jouissance dans ce cas.

Ainsi que l’intervenante l’a fait remarqué, ce qui relève de la psychopathologie collective, c’est que face à une agression entre deux filles, des jeunes (et en particulier les garçons) qui se trouvaient autour se sont mis en situation de jouir du spectacle, sans éprouver nécessairement de grands affects. Néanmoins ils jouissaient, non seulement du spectacle mais ils visionnaient, ils filmaient ce spectacle pour le donner à voir à un groupe supposé nombreux, mais non identifié, c’est-à-dire pour faire jouir directement un regard anonyme, nous dirions avec Lacan : le regard de l’Autre. Dans la psychologie des masses organisées repérée par Freud, l’identification au chef sous la forme de l’idéal du moi était déterminante ; dans cette nouvelle psychologie des masses, c’est l’objet regard anonyme, en tant qu’il est supposé assurer la jouissance de l’autre, qui se trouve privilégié. On ne passe plus par l’intermédiaire d’un chef, d’un leader. Et pourtant c’est un phénomène de psychologie des masses qui peut être tout à fait organisé. Voyez ? Bon, j’avance sur ce point. Donc c’est une jouissance qu’il convient d’assurer à ce regard anonyme. Autrement dit – évidemment on pourrait tout à fait objecter à ce que j’avance – dans ces phénomènes nouveaux de psychopathologie collective, une substitution se produit qui dévoile – c’est une thèse qui peut être discutée – qui dévoilerait, on va mettre le conditionnel, la véritable nature de ce qui donne sa consistance au père supposé dans l’autre, qui est au principe de l’identification religieuse par exemple.

Dans l’Autre avec un A, c’est-à-dire ce lieu où un sujet est supposé savoir, eh bien ce qui donne cette consistance au père dans l’Autre, c’est un regard. C’est ce que Freud d’ailleurs avait assez bien repéré lorsqu’il montrait que finalement l’objet avait pris la place de l’idéal du moi, ou que l’idéal du moi avait pris la place de l’objet. Pour ceux qui étaient là il y a deux ans, ils s’en souviendront. C’est donc une substitution qui se produit et qui dévoile la véritable nature de ce qui donne sa consistance au père supposé dans l’Autre incarné par la figure du chef à savoir un regard, un regard qu’il s’agit de faire jouir afin qu’il nous aime et que nous puissions nous reconnaître entre nous comme aimables, comme frères. Je vais faire là une incidente mais d’importance ; je vais être beaucoup trop schématique, mais ce qu’on appelle les signes ostentatoires de la religion, ce sont des signes qui sont adressés à un regard dans l’Autre. Alors vous me direz qu’ils sont aussi adressés aux semblables, mais ils sont des signes de reconnaissance d’une certaine modalité de fraternité, et fondamentalement cette fraternité prend consistance du fait que ces signes sont adressés au même regard ; ils ne sont pas exactement le même regard pour tel ou tel signe de telle ou telle confession religieuse.

 

Oui ? Allez-y ! Ce n’est pas mal d’avoir des échanges comme ça...

La salle – Dans psychologie des foules et analyse du moi... je prends par exemple le pays de l’origine nazie, où il y avait le salut hitlérien avec la prononciation qui faisait que le facteur pouvait se retrouver au même plan que l’industriel : une pseudo égalité. Je reprends là au niveau du Happy Slapping, quelque part ça veut dire en fait que le regard de l’autre est un regard virtuel dont on ne sait pas ce qu’il est, c’est quelque chose qui est projeté par les gens, une sorte de religion...

CL – C’est probablement quand même encore dans la dimension religieuse, mais ça n’est plus effectivement un regard qui...

La salle – Il n’y a pas d’insigne...

CL – Absolument, c’est effectivement dépourvu de signe de reconnaissance. C’est directement un phénomène de masse, comme vous le disiez, où le groupe se reconnaît de faire jouir un regard non identifié, mais qui se passe donc de la référence à un chef ou à un père, en tout cas en première approximation. Mais nous repérons très bien quel est le prix de cette opération, ça se montre très bien aussi bien dans la psychologie des masses classique que dans la psychologie des masses que je décris là avec par exemple le Happy Slapping : quel est le prix de cette opération ? C’est une exclusion. C’est ce que Freud désignait dans la psychologie des masses comme le « Narcissisme de la petite différence ». Il évoquait ces peuples très voisins sur le plan géographique voire linguistique mais qui avaient de petites différences entre eux. Le Narcissisme de la petite différence, c’est ce qui permettait de se constituer à la fois en tant que communauté et d’exclure, en quelque sorte, de cette communauté la communauté voisine et pourtant très voisine. Oui ?

La salle – Je faisais juste une remarque en disant que c’est le principe de constitution de tout groupe, de se constituer en excluant un autre ?

C.L. – Oui, tout à fait... Mais ce « narcissisme de la petite différence », c’est gentil, c’est soft. Freud a utilisé ça mais c’est vraiment un euphémisme, parce qu’il était quand même assez ironique, faut croire. En réalité ça porte un nom, le Narcissisme de la petite différence... Pardon?

La salle – ça ne cesse pas de ne pas s’écrire ?

C.L. – Moi je traduirai « le narcissisme de la petite différence », à la suite de Lacan d’ailleurs, je le traduirai par « terreur conformiste » ; c’est-à-dire dès que ce type de phénomène de masse – et c’est vrai aussi pour le type de phénomènes de masse actuelle – dès lors que vous n’êtes pas dans la conformité, eh bien vous subissez la terreur. Alors ça été bien connu dans l’histoire ça, mais il ne faut pas croire que dans ces phénomènes qui se produisent parmi les jeunes, ça ne soit pas du même ordre : il faut se conformer, sous peine de subir la terreur.

Je ne sais pas si je l’ai dit déjà ça ici, certains s’en souviendront, mais j’avais beaucoup apprécié un film, je crois, d’Ettore Scola, cinéaste italien, mais je peux me tromper ce n’est peut-être pas lui, qui s’appelle « Une journée particulière ». C’est le jour où une grande manifestation fasciste a lieu : tout le monde y va, plus ou moins en uniforme, justement « la terreur conformiste », y compris les enfants. Et puis dans un grand immeuble de Rome ou de sa banlieue, il n’y a que deux personnes qui ne vont pas à la manifestation : une femme, jouée je crois par Sophia Loren, et un homosexuel qui était joué par Marcello Mastroianni. Et pendant que tous les autres défilent en uniforme, dans la terreur conformiste, ces deux voisins, parce qu’ils étaient voisins, commencent à se parler puis finalement à rire, à plaisanter ensemble, à danser. Et je trouvais que ce film montrait très bien ce dont il s’agissait dans ce phénomène de masse qu’était la manifestation fasciste dans l’Italie mussolinienne.

 

Dans le cas qui nous intéresse ici, celui du Happy Slapping, cette exclusion qui est en son fond de nature meurtrière, est celle d’un sujet ravalé au rang de déchet, frappé et montré comme tel au titre d’un spectacle. Nous pourrions en repérer encore dans ce type de phénomène, qui se termine parfois par la mort de la victime, ce qui est au principe du sacrifice adressé au dieu obscur. Pour ceux qui ont travaillé Lacan, je sais qu’il y en a un certain nombre ici, ils reconnaîtront la fonction et l’intérêt heuristique de l’écriture de l’objet dit par lui « petit a ».

Cette expérience de Happy Slapping, ou celle, bien connue aussi, de harcèlement sur Facebook, sont ainsi à distinguer, du fait qu’elles mettent directement en jeu l’objet regard dans un espace connecté. Ces expériences, ces manifestations de ce qui a toujours existé – je dis toujours : qui existent depuis longtemps en tout cas – sont à distinguer de cette configuration classique, en milieu scolaire le plus souvent, où un élève est la proie, c’est le terme qui convient, du fantasme de certains de ses camarades. Ce fantasme ou ces fantasmes peuvent être extrêmement élaborés et faire entendre une dimension érotique, ce qui n’est pas le cas dans les harcèlements avec filmage qui renvoient plutôt à la pornographie qu’à l’érotisme. Une des descriptions les plus remarquables de cette situation où un élève, un pensionnaire en l’occurrence, est la proie, l’objet du fantasme de ses camarades est celle que l’on peut lire dans un livre de Robert Musil – vous savez ce grand écrivain autrichien auteur d’un chef d’oeuvre, L’homme sans qualités – qui a été écrit au début du siècle dernier et qui s’appelle Les désarrois de l’élève Törless. Un film a été réalisé à partir de ce livre. Outre que, à lire ce livre, nous nous trouvons plongés dans l’espace littéraire et non dans l’espace connecté, dans cette description le fantasme, au sens où Lacan l’écrit – vous en connaissez la formule je pense maintenant : $<>a – se trouve parfaitement articulé. Donc si vous voulez avoir une idée de ce que c’est que le mathème $<>a, lisez Les désarrois de l’élève Törless.

Je vous renvoie bien entendu à cette lecture, mais pour vous donner un aperçu de ce que j’avance là, je vais vous en citer rapidement quelques extraits. Un élève nommé dans le livre Basini a été convaincu du vol par trois de ses camarades, dont l’élève Törless. Ils vont mettre à profit cette découverte, ce savoir, pour ravaler le jeune voleur au rang d’objet de leurs fantasmes, lesquels sont construits avec sophistication ainsi qu’en témoigne entre autres le dialogue suivant entre Törless et un autre élève nommé Beineberg. Törless dit : « - Et quelle espèce de valeur peut-il – il s’agit donc de l’élève Basini – quelle espèce de valeur peut-il avoir pour nous ? »1 Voyez le type de question : on sait qu’il est un voleur mais à partir de là, quelle valeur est-ce que ça peut avoir pour nous, le fait de le savoir, d’avoir prise, d’avoir barre sur lui ? Törless pose la question : « quelle valeur peut-il avoir pour nous ? »

Je me permets d’insister sur ce terme de valeur, qui est ici employé par Törless. C’est un terme qui renvoie – on peut l’entendre je crois sans forcer trop le dialogue – à ce que Marx appelait « la plus-value », terme qui a été repris par Lacan au titre du « plus-de-jouir ». Quelle valeur peut avoir pour nous un sujet sur lequel on a une prise ? Avouez quand même... Est-ce que ce type de question pourrait être posée dans un système qui ne serait pas le système capitaliste ? C’est une question vous savez, la valeur. Pour ceux qui auraient un peu fréquenté Le Capital de Karl Marx, le livre un en est consacré entièrement à cette question de la valeur, question de la valeur qui avait été déjà abordée par des économistes avant lui, à commencer par Adam Smith, etc... Donc c’est déjà surprenant de se demander quelle valeur, au sens presque marchand du terme.

Alors que répond le Beineberg en question ? :

« - Quelle valeur ? Aucune pour toi peut-être, qui seras un jour conseiller à la cour ou rimailleur : ces choses-là te sont inutiles, peut-être même en as-tu peur. Mais moi j’envisage ma vie autrement !

Törless, cette fois, dressa l’oreille. »

Et Beineberg reprend : « - Basini, pour moi, a une valeur, une valeur très grande, même. Toi tu le laisserais filer – parce qu’il avait été question de savoir s’il fallait le dénoncer ou pas aux autorités du collège –, il te suffirait d’avoir pensé que c’était un être taré.

Törless réprima un sourire.

- Ainsi – c’est Beineberg qui reprend – l’affaire serait-elle réglée à tes yeux parce que tu n’as ni le don ni le désir d’utiliser de telles circonstances pour ta formation. Ce désir, moi, je l’ai. Quand on a mes projets, on doit voir autrement les hommes. Voilà pourquoi je tiens à me réserver Basini, comme un moyen de m’instruire. »

Törless pose la question : « - Mais comment le châtieras-tu ?

Beineberg fit attendre un instant sa réponse, comme s'il réfléchissait encore à l’effet qu’elle devait produire. Puis prudemment, non sans hésitation, il dit : – vous allez voir que c’est intéressant quand même parce que c’est là qu’on va repérer la structure du fantasme - Tu aurais tort de croire que son châtiment me tint tant au cœur – c’est comme ça que ça a été traduit –. Sans doute pourra-t-on considérer ce que j’envisage en fin de compte comme un châtiment pour lui... Mais, à parler bref, j’ai autre chose en tête ; je voudrais, mettons, le tourmenter... »

C’est de la part de Musil une mise à nu cliniquement juste de la fonction de l’objet dans le fantasme, en tant qu’il fonctionne comme objet de tourment. Autrement dit : plus que de la jouissance des sévices physiques infligés à la victime, c’est de jouissance de la pensée dont il s’agit pour le sujet. Je laisse à ceux que cette question du fantasme intéresse le soin de se rapporter à ce livre à la fois dérangeant, et en même temps remarquable par sa justesse d’analyse clinique et structurale. Voyez, c’est très clairement dit : au fond, bien sûr qu’il va le châtier, mais il se réserve de savoir comment il va s’y prendre, quel type de sévices il va lui infliger ; ce qui compte avant tout, d’abord, c’est de le tourmenter. C’est ça qui est mis en jeu dans le harcèlement : cette jouissance, n’est-ce pas, qui consiste à tourmenter l’autre, c’est-à-dire à essayer de lui extraire son objet, le petit a, de se l’approprier. C’est ce qui fait que souvent les victimes sont désarmées, car après tout lorsque le fantasme prime dans une relation, eh bien il n’y a plus d’intersubjectivité : d’un côté un sujet, en l’occurrence divisé, et de l’autre un objet.

 

Quoi ? Allez y ! Objectez...

La salle – Quand vous dites la jouissance c’est de le tourmenter, on est dans le bouc émissaire c’est-à-dire qu’en fait on jette sur l’autre ce qu’on a en soi et on discute avec ce qu’on a en soi, on le met chez l’autre et on se tourmente soi-même en tourmentant l’autre ; on réifie la personne mais quelque part on s’occupe de ses tourments en les balançant sur l’autre, donc c’est une jouissance personnelle qui est dirigée avec soi mais dont l’autre est un objet, le réceptacle de ce qu’on ne veut pas avoir en soi.

C.L. – C’est vrai, écoutez vous avez en partie raison. Sur la question du bouc émissaire c’est discutable parce que ça été décrit notamment par René Girard, comme vous savez : la fonction du bouc émissaire. Mais c’était une fonction tout à fait spécifique dans certaines sociétés ethnographiques. C'était le fonctionnement social celui du bouc émissaire. Mais là je dirais qu’il s’agit de jouir de la pensée qui consiste à tourmenter. C'est là que se trouve la jouissance, elle se trouve du côté de la pensée, plus que du fait d’infliger... Quand vous lisez Sade, croyez-vous qu’il ait fait le millième de ce qu’il raconte dans ses bouquins ? De quoi s’agit-il dans ses livres ? De tourmenter l’autre ! Alors vous dites « c’est son propre objet que l’on cherche dans l’autre »... ce n’est pas faux ; c’est vrai, mais il n’empêche que ça dit bien notre rapport méconnu à l’objet que nous sommes, qui se manifeste dans ce type de relations où le fantasme est mis en jeu de la façon la plus évidente.

 

 

Alors un autre exemple clinique de ces nouveaux phénomènes de psychologie des masses : celui des défis que certains sujets se lancent à eux-mêmes sur Facebook. Vous connaissez ça ? Non ? Oui vous connaissez ! Pardon ? Non... pas tout le monde... Ils se lancent à eux-mêmes sur Facebook un défi qu’ils doivent réaliser, même et, pourrait-on dire, surtout s’il est dangereux, pour ne pas perdre la face. Pour ne pas perdre la face vis-à-vis de qui ? De la communauté Facebook à laquelle ils se sont adressés pour se lancer un défi. Non seulement ils doivent réaliser ce défi mais bien sûr surtout se faire filmer, vous êtes d’accord ? Sinon c’est du pipeau ! Il faut qu’il y ait un témoignage vidéo du fait que le défi a été réalisé. Des accidents en assez grand nombre sont survenus : un adolescent, notamment, s’est jeté à l’eau en accrochant son vélo à son pied et s’est noyé ; il avait dit qu’il se jetterait dans l’eau avec son vélo mais comme il ne voulait pas le perdre, le malheureux l’avait accroché à son pied, et voilà : il a coulé.

Il serait encore possible d’évoquer ici les défis dits par nomination. Vous savez ce que c’est ? Certaines émissions de téléréalité en constituent le modèle : il s’agit par exemple – mais c’est une version soft – de parier un repas sur Facebook qu’untel, untel et une telle n’auront pas le courage d’aller se baigner déguisés en plein mois de décembre sur une plage de la mer du Nord, ni de se faire filmer pour prouver le contraire... Alors ils y sont vraiment allés. La fonction de l’interpellation par le patronyme – parce que c’est de ça dont il s’agit – serait probablement à mettre en perspective avec la fonction du surmoi, de son appel injonctif. Qu’est-ce qui relèverait dans ces cas de la dimension de la psychopathologie collective ? Là encore nous constatons la prééminence accordée à la fois au regard du groupe, mais en tant que ce groupe est supposé, seulement supposé, à savoir la communauté Facebook qui va regarder et admirer, être témoin de l’acte de défi. Nous retrouvons la priorité donnée à ce qui se donne à voir, la dimension du spectacle qui est offert à la jouissance du regard anonyme du groupe, par le biais d’une soumission volontaire à une injonction absurde, au risque parfois d’en perdre la vie.

Nous saisissons la distinction qui mérite d’être faite entre ces défis actuels et celui qui s’est incarné – décidément je fais pas mal de références au cinéma ce soir – qui s’est incarné de manière paradigmatique, mythique même, dans ce film des années 50 que je pense vous avez tous vu avec James Dean : “La fureur de vivre”. Cette distinction réside dans le fait que d’une part le défi, dans “La fureur de vivre”, se trouvait pris dans le cadre d’une rivalité entre deux garçons, que d’autre part le groupe qui en était le témoin n’était aucunement anonyme. Il s’agissait en effet d’une bande, si vous vous souvenez, et de la lutte engagée pour s’assurer la place du chef. Ces phénomènes de bande et de rivalité pour la chefferie existent encore aujourd’hui, bien entendu, dans certaines banlieues. Ils relèvent de la psychopathologie collective que l’on va appeler classique, freudienne si vous voulez.

Il y aurait à aborder d’autres phénomènes récents qui se produisent surtout chez les jeunes et qui pourraient relever de la dimension de la psychopathologie collective. Je veux parler notamment de l’importance des tentatives de suicide qui sont souvent induites – pas toujours, loin de là, mais ce n’est pas rare qu’elles soient induites par des harcèlements via Facebook. Je vais un petit peu énumérer les choses : la poly-addiction alcool-tabac-cannabis qui est en hausse constante, les drogues associées à la fête : Ecstasy, amphétamine, cocaïne, alcool pour la défonce ; il s’agit – c’est vraiment assez banal – d’être saoul le plus rapidement possible ; l’absentéisme et le décrochage scolaire, la montée de la violence avec les scarifications ; les jeux dangereux autres que ceux que j’ai évoqués aujourd’hui (je veux parler de ces jeux d’étranglement, de ces jeux du foulard... il y a toute une série de jeux comme ça auxquels certains jeunes se livrent) ; mais aussi le journal intime à ciel ouvert, via les blogs : des sites sont dédiés aux blogs où des jeunes écrivent donc un journal intime qui peut être lu par de nombreux lecteurs. C’est quand même assez étonnant parce qu’après tout un journal intime, dans la tradition (c’est assez classique chez les adolescents – en général plus d’ailleurs chez les adolescentes que chez les adolescents), son principe ce n’est pas qu’il soit lu par des centaines de personnes plus ou moins anonymes.

Je vais m’arrêter là, mais lors de notre prochaine rencontre – qui sera la dernière pour cette année et qui sera donc à certains égards conclusive, provisoirement conclusive – vous verrez si j’ai le temps de développer les manifestations cliniques que je viens d’énumérer, qui pourraient relever de la psychopathologie de la vie collective. Ce n’est pas encore sûr que c’est ce dont je vous parlerai.

 

Alors je m’arrête là, et puis on a un petit peu de temps pour discuter et essayer de répondre aux questions de la salle ou – comment vous l’appelez ? – du blog.

La salle – Quand vous dites que l’analyste n’arrive pas à décoller l’analysant de sa jouissance, Lacan ne propose t-il pas la passe ?

C.L. – Si, si, c’est en principe ce qui aurait pu être attendu de la passe. Je pense que la passe, c’était une procédure par laquelle des analysants qui, en fin de cure, commençaient ou s’apprêtaient à commencer à pratiquer l’analyse, témoignent devant un jury par l’intermédiaire de ce que Lacan appelait des passeurs, c’est-à-dire qui en étaient à peu près au même point que celui qui témoignait, c’était un témoignage indirect de ce qui faisait qu’un sujet avait décidé de s’autoriser à pratiquer la psychanalyse. Alors la question est pertinente : c’est aussi une façon de se décoller... en tout cas ça allait en général avec le moment de la fin de l’analyse, théoriquement, idéalement. Ça n’a pas amené des résultats particulièrement probants. C’est très difficile ; je ne veux pas dire que l’analyste a à faire le forcing et à pousser ses analysants dehors, avant qu’ils aient terminé, mais ça pose un véritable problème quant à la direction de la cure !

D’autres questions ? Le blog est silencieux ? Oui ? Non ? Ah ! Quand même !

 

La salle – Bonsoir ; vous disiez – je relis mes notes – que dans le harcèlement, la jouissance consiste à tourmenter l’autre, à extraire et à s’approprier son objet a. Vous aviez donné la formule du fantasme, $<>a, mais là j’ai du mal à cerner complètement la chose, cette idée qu’il s’approprie l’objet a, dont pour en faire un objet ?

C.L. – ...tente de s’approprier l’objet précieux qu’il suppose chez son semblable. C'est-à-dire que tout à coup son semblable a une valeur, mais une valeur d’objet, pas du tout une valeur de sujet : c’est en tant qu’objet qu’il a de la valeur. Et évidemment c’est son propre objet que le sujet cherche dans l’autre. Mais ce qui m’a paru intéressant dans le passage que je vous ai lu du livre de Musil, c’est l’insistance que le personnage met à dire que finalement ce n’est pas tellement le châtiment qui l’intéresse, mais c’est le fait de tourmenter l’autre. Je trouve que cliniquement, ça mérite d’être relevé, parce qu’on a tendance à penser que finalement ce qui compte ce sont les sévices physiques, que c’est de ça dont on jouit. Or il semblerait, en tout cas ici, que ce qui fait la jouissance et qui peut occuper la pensée en permanence, ce qui fait la jouissance du tourmenteur c’est justement de tourmenter, et pas nécessairement par des sévices physiques. Quand Lacan évoque le fait que l’objet petit “a” n’est pas représentable, on l’entend bien là, c’est-à-dire que cet objet est là, mais on ne se le représente pas comme tel. Et là, il organise la pensée, le tourment, mais on ne peut guère l’identifier, substantiellement ; je veux dire par là qu’il est difficile de l’identifier en tant qu’objet substantiel, qui ait une consistance physique. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’il est supposé être recelé par celui qu’on tourmente.

 

La salle – Ces offrandes faites au regard anonyme ne sont-elles pas simplement des offrandes classiques offertes au regard des petits autres, mais qui multipliés par l’infini des regards d’internet, devient anonyme ?

C.L. – Oui... Mais là encore on revient à ce que je disais précédemment ; là encore ce qui est intéressant, et c’est là qu’on prend la mesure de l’importance de ce que Lacan a écrit sous le terme d’objet petit a, c’est que ce regard est difficilement identifiable. [inaudible 1:26:00] Encore une fois c’est un regard qu’il est difficile d‘identifier comme objet.

 

La salle – Est-ce que la jouissance se situe aussi du côté du semblable persécuté ?

C.L. – Oui. Si vous lisez Les désarrois de l’élève Törless, à l’évidence on est dans ce cas ; on ne peut pas généraliser, il ne faut pas non plus spécialement encourager ce type de comportement. Mais dans ce cas, c’est assurément ce jeune Basini là qui jouit, mais lui il jouit de son corps, pas de sa pensée. Il y a un passage, pour ceux que ça intéresse, qui est absolument stupéfiant sur ce point. Un soir il va voir Törless dans son lit, et puis il lui dit qu’il l’aime ; alors pourquoi l’aime-t-il ? Parce que lui, il sait vraiment le tourmenter, à la différence des autres. C’est-à-dire qu’il a avec Törless une jouissance plus grande qu’avec les deux autres... C’est un livre qui est assez dérangeant, qui dit une certaine vérité sur le fantasme. Donc oui, malheureusement on a envie de dire – parce que ça ne nous plaît pas de dire ça – mais malheureusement, en tout cas c’est comme ça, c’est celui ou celle qui est à la place de l’objet petit a qui jouit du corps ; celui qui est en position du sujet jouit de la pensée. C’est mal foutu hein ?

 

La salle – J’ai lu récemment qu’il y avait quatre discours : est-ce qu’on pourrait éventuellement donner une formule d’un discours à internet ou à Facebook ? Qu’est-ce qu’on pourrait mettre là dans la place du signifiant maître?

C.L. – Ben, l’objet ! Je me dirais comme ça...

La salle – Mais ça ressemblerait étonnement après au discours de l’analyste ?

C.L. – Oui, malheureusement c’est vrai, vous avez raison, sauf que c’est le discours de l’analyste sans passer par l’analyse ; c’est-à-dire que ce serait comme ça une espèce d’émergence sauvage du discours de l’analyste, sans passer par tout le travail de l’analyse, et par la tempérance que ce travail introduit, induit. Ce serait du registre effectivement de l’émergence sauvage. Lacan disait que finalement les discours sont dans la structure, donc qu’ils peuvent émerger : le discours de l’Université a émergé avec Charlemagne, il n’existait pas avant. Donc si on considère que c’est l’objet qui est en position maîtresse, en effet on pourrait penser... mais ce sont des liens sociaux qui ne sont pas durables quand même, ce sont des liens sociaux ponctuels.

 

La salle – Pour prolonger la question de mon collègue : Charles Melman avait proposé le discours de la perversion ; est-ce que ça pourrait être quelque chose qui s’apparente à ce discours ?

C.L. – Mais oui... pourquoi ? Vous avez une idée?

La salle – Parce que justement c’est l’objet qui est en position d’agent. Alors si je me souviens bien, Charles Melman renverse la deuxième partie du discours de la perversion, et donc l’objet est en position d’agent et c’est le sujet qui est visé, qui vise à être exclu chez celui qui est harcelé ou tourmenté.

C.L. – On peut le dire comme ça, sûrement... Mais ce qu’on peut dire également, c’est que dans le discours analytique, l’objet a est en position maîtresse, en position d’agent [inaudible 1:26:10] semblable, c’est-à-dire que ce n’est pas un objet concrètement positivé – vous voyez ce que je veux dire ? Alors que dans la perversion l’objet est positivé, il n'est pas dans le semblant. Qu’est-ce que ça veut dire que dans le discours analytique l’objet est en position de semblant et d’agent ? C’est aussi la place du semblant, la place en haut à gauche... C’est très intéressant : ça veut dire que l’objet vient là à la place de ce qui est un trou, c’est-à-dire de rien ; alors que dans la perversion l’objet est densifié si vous voulez, positivé, il ne fonctionne pas en position de semblant, il fonctionne comme étant concrètement positivé. Ben oui ! C’est vrai qu’il y a une dimension d’acte dans la perversion.

 

 

 

1 p.92 de la collection Points aux éditions du Seuil, 1960.