Claude Landman : Psychopathologie de la vie collective - 2ème tour - 1

Conférencier: 

Illustration des cours magistrauxEPhEP, Cours magistral, le 26/09/2016 

 

« Psychopathologie de la vie collective : deuxième tour » : tel est, comme vous le savez, le titre que j’ai choisi cette année pour les cinq leçons que je me propose de soumettre à votre réflexion et à votre critique. Pourquoi « deuxième tour » ? Dans la mesure où j’avais déjà consacré mon enseignement il y a deux ans j'j’avais déjà consacré mon enseignement à la question de la psychopathologie de la vie collective sous le titre suivant, dont certains se souviennent : « Introduction à la psychopathologie de la vie collective ». C’était une introduction, et il m’a paru souhaitable, compte tenu de l’actualité, je veux parler bien sûr des phénomènes dits - je dis bien “dits” parce que ce n’est pas très clair - des phénomènes dits de radicalisation, et de leurs conséquences sur le lien social et politique. Il m’a donc paru souhaitable de reprendre cette question en insistant sur un certain nombre de points que je n’avais pas été en mesure de développer autant qu’ils l’auraient mérité.

 

Il y a deux ans j’avais introduit mon propos de la façon suivante : « Introduction à la psychopathologie de la vie collective », paraphrase - certains d’entre vous l’auront certainement remarqué - paraphrase de quoi ? Paraphrase du titre d’un ouvrage important de Freud, datant du début de son oeuvre, de 1901 pour être précis : « Psychopathologie de la vie quotidienne », texte dans lequel il montre que certains phénomènes qui se produisent quotidiennement chez tout un chacun - lapsus, acte manqué, erreur, oubli de nom propre - sont susceptibles de s’expliquer en raison, à partir de l’hypothèse de ce qui fut sa découverte : celle de l’inconscient, das Unbewusste, c’est-à-dire : quoi ? C’est quoi l’inconscient, c’est quoi das Unbewusste ? C’est l’existence d’un savoir insu, c’est ça qui est étonnant, c’est un savoir qui est insu en chacun de nous. Évidemment il y a apparemment une contradiction dans les termes : d’un savoir insu en chacun d’entre nous, savoir inconscient, insu en chacun d’entre nous, qui peut se manifester lorsque nous sommes en position de locuteur ; c’est-à-dire que quand je vous parle, que je vous fais une conférence ou un cours très sérieux, eh bien il n’est pas impossible que se produise à mon insu, par exemple un lapsus qui vous fera sourire, voire rire. Donc en position de locuteur, la position que j’occupe par exemple ce soir, eh bien ce savoir insu de moi est susceptible de se manifester sous la forme d’un lapsus - ou d’une erreur ou d’un oubli - mais dans la mesure où je lis plus ou moins mon texte, le plus probable c’est que se produise - si cette manifestation se produit - un lapsus ; j’en ferai forcément... ne vous inquiétez pas.

Alors la référence au savoir - puisque c’est ça au fond l’inconscient - c’est un savoir insu, insu du sujet qui est en position de locuteur, de sujet qui parle ; et ce savoir insu est d’ailleurs ce qui le fait parler le plus souvent, le locuteur, à son insu. Et le terme d’inconscient ne connote pas en français cette dimension du savoir, même si on peut entendre « conscience... science », quelque chose qui pourrait être une référence au savoir. Alors qu’en allemand c’est beaucoup plus explicite, puisque le savoir en allemand se dit wissen : Unbewusste, il y a quelque chose qu’on entend qui consonne dans le wusste avec wissen, le savoir.

Les phénomènes que je viens d’énumérer et que Freud étudie dans son travail sont à entendre au même titre que le rêve, même si ce dernier, le rêve, n’a plus à proprement parler de locuteur explicite. A vrai dire le rêve ne parle pas, c’est plus une écriture idéographique, pictographique, tout ce que vous voulez, mais c’est plus une écriture. Alors évidemment vous me direz un rêve, il faut le raconter, donc il faut utiliser la parole. Un rêve est toujours adressé, donc quand on fait un rêve, si on ne le raconte pas, il est difficile de l’analyser. Bon laissons ces nuances : elles ont leur importance, mais ce n’est pas tout à fait au coeur de mon propos.

Donc ces phénomènes, au même titre que le rêve, sont à entendre comme - comme quoi ? - comme ce que Lacan a appelé - et c’est formidable qu’il ait utilisé cette locution - des formations de l’inconscient. Il y a un grand séminaire de Lacan, le 5è séminaire, qui s’intitule précisément « Les formations de l’inconscient », séminaire d’ailleurs assez formidable. Donc ces différents phénomènes sont à entendre comme des formations de l’inconscient, c’est-à-dire des constructions de l’inconscient qui se font entendre, et qui du même coup sont susceptibles d’être analysées. C’est de là que Freud est parti : il a considéré que le rêve, au même titre que l’oubli des noms propres essentiellement, les rêves en tant que formations de l’inconscient sont susceptibles d’être analysés. Ce qui est vrai aussi des symptômes qu’il n’y a pas tout à fait lieu de mettre exactement dans la même série, puisque les formations de l’inconscient telles que le rêve, le lapsus ou l’oubli des noms propres, ne relèvent pas d’une dimension à proprement parlé symptomatique : c’est une psychopathologie de la vie quotidienne, ça peut se produire en tout un chacun. Ça a été d’emblée le souci de Freud, n’est-ce pas, de ne pas limiter la psychanalyse à ce qui serait, justement, sa dimension seulement thérapeutique, qui serait la dimension du traitement du symptôme ; il a d’emblée élargi l’inconscient et ses formations à l’ensemble de la vie psychique, sans que nécessairement il s’agisse d’une quelconque pathologie.

Alors dans cet ouvrage « Psychopathologie de la vie quotidienne », il montre que seul - et c’est ça évidemment l’intérêt de ce texte tel que Lacan a su le lire, mais c’est dans le texte même, ce n’est pas une lecture forcée qu’en a faite Lacan - eh bien il montre dans cet ouvrage que seule l’analyse langagière, par la voie d’une décomposition syllabique, voire littérale de ces manifestations qu’il a continué à appeler psychopathologiques, est à même de les interpréter, de restituer à celui qui en pâtit, qui en est la victime pourrait-on dire, eh bien c’est cette analyse langagière qui seule est à même avec l’interprétation de restituer à celui qui en pâtit leur sens ; sens qui est à mettre en rapport avec des questions qui ne sont pas quelconques puisqu’elles concernent le sexe et la mort.

Je pense que vous prenez la mesure de la subversion que Freud introduit à partir de cette approche par rapport aux théories dont certaines sont encore actuelles, qui considèrent ces phénomènes comme de simples ratés du fonctionnement cérébral, comme des erreurs d’aiguillages neuroniques n’ayant aucun sens pour celui qui les a produites. Pour ceux que cela intéresse, je les renvoie tout particulièrement à l’analyse qui inaugure « Psychopathologie de la vie quotidienne », à l’oubli par Freud du nom propre de Signorelli. Vous verrez que toute son analyse repose, n’est-ce pas, sur un découpage syllabique et littéral des différents noms propres qui viennent à la place du nom propre qu’il a oublié. Et vous verrez, je vous conseille vraiment de le lire pour ceux qui ne l’ont pas lu, c’est vraiment un texte, qui doit avoir une dizaine de pages, absolument formidable. Vous verrez là, avec l’interprétation des rêves, en quelque sorte la naissance de la psychanalyse.

Alors la question qui se pose c’est celle de savoir s’il est légitime d’étendre à la vie collective ce qui est analysé chez un sujet pris individuellement ? Existe-t-il une psychopathologie de la vie sociale ? Et si oui, quelles en seraient les manifestations, et comment les appréhender, non seulement à partir de l’hypothèse freudienne de l’inconscient, mais également de la manière dont Lacan la prolonge, cette hypothèse freudienne de l’inconscient, en avançant une écriture des différents discours - dont le discours psychanalytique - différents discours tels qu’ils organisent et structurent le lien social. Est-ce que nous serions susceptibles d’appréhender, si elles existent, les manifestations d’une psychopathologie de la vie sociale à partir de l’hypothèse freudienne de l’inconscient et de l’écriture lacanienne des discours ? C’est une question. Pour le dire de manière un peu lapidaire - il y a toujours une part dogmatique dans un enseignement - pour Lacan non seulement l’inconscient est structuré comme un langage - et si vous lisez l’oubli du nom propre de Signorelli, vous verrez qu’il ne fait que tirer les conséquences de la découverte de Freud - l’inconscient est structuré comme un langage c’est-à-dire que ça parle dans l’inconscient, ça parle à l’insu du sujet. Donc non seulement l’inconscient est structuré comme un langage, mais il va plus loin, enfin disons qu’il étend cette définition en avançant - en avançant quoi ? Alors il ne le dit pas exactement comme ça, mais moi je vais le dire comme ça : que la société elle-même est structurée comme un langage. Elle est structurée comme un langage qui détermine les différents modes de rapports sociaux. C’est moi qui le dis, mais je ne fais que le dire à la suite de Lacan, puisqu’il a avancé cette formule : l’inconscient c’est la politique. Vous savez la politique ce ne sont pas les rapports sociaux ; toutefois ça se superpose mais jusqu’à un certain point. Mais quand nous étudierons l'écriture des discours, j'essaierai de vous montrer en quoi l'inconscient c'est la politique. Lacan a dit d’ailleurs aussi : l’inconscient c’est le social . C’est-à-dire qu’il y a des lois, jusqu’à un certain point insues de nous, qui structurent - aussi bien à l’échelle individuelle que collective - les rapports des individus qui ont un commerce entre eux. Ça parait un truisme, mais ce qui est extraordinaire c’est que cette évidence n’est pas reconnue comme telle.

 

Telles sont les questions que je me pose et auxquelles je vais tenter de répondre avec vous. Un enseignement qui se réfère à la psychanalyse ne consiste pas, en effet, à délivrer un savoir qui serait déjà là, entièrement constitué. Il implique plutôt que les questions traitées soient problématiques pour l’enseignant lui-même et qu’il en cherche les réponses avec ceux qui l’entendent.

Pour annoncer tout de suite la couleur, j’ai choisi d’aborder les questions que je viens de poser à partir du constat, que je pense chacun peut faire, de la dégradation actuelle du lien social et politique. Il m’a semblé qu’il était urgent d’aborder par la voie de la psychopathologie, dont l’enseignement est la raison d’être de l’école dans laquelle vous vous êtes inscrits - et pour certains que vous aimez beaucoup - donc urgent d’aborder par la voie de la psychopathologie... mais qu’est-ce que la psychopathologie ? C’est le fait que nous sommes tous affectés par le langage. Le Dr Melman avait utilisé un terme qui est un néologisme, celui de “logopathie”, ça veut dire effectivement que nous pâtissons du langage, à la fois tous mais chacun à sa façon. La logopathie, c’est ce qui entraîne les différents symptômes, qu’ils soient individuels ou collectifs. Nous sommes pris chacun, individuellement et collectivement, dans notre rapport au langage : nous en pâtissons, autrement dit parfois nous en souffrons.

Donc c’est en référence à la psychanalyse que je vais essayer d’aborder avec vous les difficultés, voire les impasses, que rencontre notre époque dans tous les domaines où elles se manifestent. Là je vais faire une énumération : qu’il s’agisse de la relation dite du couple, du rapport maître / élève, gouvernant / gouverné, du lien entre les communautés ethniques et/ou religieuses et le pacte républicain de la nation et de l’Europe, et je pourrais allonger la liste... La psychanalyse, curieusement, étonnamment, est susceptible non seulement d’aborder ces questions, mais d’apporter un éclairage sur les difficultés des couples que je viens d’énumérer. C’est ce que nous mettrons à l’épreuve cette année.

Nous serons également amenés à aborder l’évolution des mœurs - grande question que celle de l’évolution des mœurs - ainsi que les problèmes éthiques et juridiques nouveaux, il faut bien le dire, qui se posent avec les avancées de la science et de la technologie que l’on désigne, comme vous le savez sûrement, par l’acronyme “NBIC”. On ne parle plus que par acronymes maintenant, donc il faut traduire “NBIC”, alors je traduis :

- “Nanotechnologie” : on devine ce que c’est, enfin pour le dire en un mot, les nanotechnologies permettent, n’est-ce pas, les manipulations à l’échelle moléculaire ; non seulement cellulaire, mais également moléculaire, atomique.

- “Biotechnologie” : les biotechnologies ce sont notamment, j’y reviendrai, les manipulations que techniquement il est possible de faire aujourd’hui sur les séquences d’ADN, sur le génome, ça c’est pour le B, “Biotechnologie”.

- le “I” c’est l’”Informatique” bien entendu, avec ce que l’on appelle le big data, l’internet des objets.

- et le “Cognitivisme “ c’est le C : c’est-à-dire l’intelligence artificielle et la robotique.

Alors pour vous donner des exemples, il peut s’agir, il s’agit même, de l’avènement du tout numérique : développement phénoménal des relations en réseaux, de la connexion permanente, ou de l’évolution de la médecine avec les questions posées par ce que l’on appelle le transhumanisme ; c’est-à-dire - pour le dire vite, et entre autre - l’avènement d’une thérapeutique améliorative, augmentative de l’humain, voire d’un passage d’un modèle thérapeutique de la médecine à celui que l’on appelle un modèle, curieux terme, mélioratif. Il s’agirait - transhumanisme - d’améliorer l’espèce humaine. Vous voyez immédiatement toutes les questions éthiques que ça pose.

 

Alors qu’est-ce qu’un psychanalyste, qu’est-ce que des psychanalyste sont susceptibles de dire sur ces questions ? Il n’y a pas de réponse univoque et surtout il n’y a pas de jugement a priori à poser : il faut voir cela au cas par cas. Mais ce sont des questions évidemment qui se posent déjà, qui sont amenées à se poser de plus en plus, aussi bien sur le plan éthique que juridique. À quoi je pense ? Je pense par exemple - et la liste est loin d’être exhaustive - à ce que l’on connaît déjà depuis un certain temps qui est la procréation médicale assistée, avec don d’ovocytes, ou chez les femmes ménopausées, par exemple, avec mère porteuse. Voilà, on sait par exemple que les GPA sont interdites en France : elles ne le sont pas dans d’autres pays européens. Et on se retrouve dans des situations assez curieuses où un enfant qui est né par mère porteuse à partir d’une GPA, PMA, qui aura été faite en Belgique ou en Espagne, eh bien ces enfants qui naissent en France sont reconnus comme des sujets de droit, ayant la nationalité française. A quoi je pense encore ? A une technique qui est déjà assez ancienne qui s’appelle le diagnostic préimplantatoire : “DPI”, l’acronyme ; technique qui consiste, comme vous le savez peut-être, à recourir dans le cas d’affections héréditaires graves - par exemple, c’est la plus connue, la mucoviscidose - à recourir à la fécondation in vitro et à identifier, grâce à des tests génétiques, des embryons qui sont porteurs de l’anomalie et à ne réimplanter que les embryons indemnes : voyez les difficultés. Si on ne recourt pas à ce diagnostic préimplantatoire et que pendant la grossesse on fait un test génétique sur l’embryon, que l'on s’aperçoit que l’embryon est porteur de la mucoviscidose, de cette affection héréditaire, alors en principe, je dis bien en principe, on a recours à l’avortement. Avec le diagnostic préimplantatoire, c’est-à-dire par la fécondation in vitro, on constitue un certain stock d’embryons, on choisit parmi ces embryons ceux qui sont indemnes, et on les réimplante dans l’utérus. Voyez le type de difficultés que pose cette technique ? Alors elle n’est pas interdite, elle est autorisée sous un strict contrôle. C’est quoi un strict contrôle ? C’est d’éviter que sur ces embryons on procède à des manipulations génétiques. Mais on sent bien que là c’est évidemment la porte ouverte à ce que les parents puissent demander, par fécondation in vitro, des manipulations génétiques telles que le choix de la couleur des yeux, le choix du sexe etc... Et là les juristes seront en difficulté, nécessairement. Et je ne parle pas... enfin si, plutôt je parle des possibilités à venir d’implantation de cellules souches embryonnaires réparatrices, voire rajeunissantes. La biotechnologie, la chirurgie biologique en quelque sorte, permettra ou permettrait d’implanter des cellules souches développées dans n’importe quel tissu et donc de réparer, voire de rajeunir les tissus en question. Ou encore, je l’évoquais plus tôt, des manipulations sur le génome qui permettraient par des coupés-collés - il y a maintenant des techniques grâce à des enzymes très précises, il y des techniques de coupés-collés qui sont parfaitement au point - des séquences d’ADN. Autrement dit, il est techniquement possible de modifier le patrimoine génétique d’un être humain comme on le fait déjà, depuis longtemps, pour le riz, le maïs ou le blé et qu’on appelle les OGN, les fameux OGN - OGM pardon !... voyez le lapsus ?Je voulais probablement dire « les ONG »... j’ai fait... j’ai fait... voyez, comme quoi l’inconscient est structuré comme un langage, hein, c’est fait de lettres un inconscient ! Je voulais dire « les OGM » bon ; mais j’avais un peu de scrupule, il y avait une censure là : comment parler, voilà, d’organismes génétiquement modifiés pour l’espèce humaine ? J’ai donc pensé « OGN » c’est-à-dire... en réalité j’ai dit OGN parce que je pensais ONG, c’est-à-dire les Organismes Non Gouvernementaux qui sont toujours en train d’interpeller les États et ça a produit ce lapsus : « O-G-N ». Voyez ! travaux pratiques ! Je vous l’avais annoncé hein, le lapsus, j’ai même essayé de l’analyser. Voilà.

 

Alors évidemment vous voyez le vaste programme, trop vaste même : mais c’est celui de notre époque. Est-ce qu’on peut les éviter ? Est-ce que les psychanalystes peuvent se dispenser d’apporter ce qui leur paraît possible sur ces différentes questions ? Moi je fais le pari, peut-être audacieux, risqué, de dire que : oui, les psychanalystes sont susceptibles non seulement d’aborder ces questions, mais également de tenter d’y apporter - non pas nécessairement des réponses - mais au moins un éclairage, et un éclairage fondé, qui ne relèverait pas de ce qu’on appelle la doxa, c’est-à-dire des bons sentiments.

Alors deux questions, qui sont d’ailleurs liées entre elles se présentent immédiatement à nous à propos de la psychopathologie de la vie collective :

- La première est celle de savoir si ces impasses, ces difficultés, ces symptômes actuels, que je viens d’énumérer, relèvent du registre de la psychopathologie et de son abord psychanalytique ? J’y ai répondu. Je pense que, en tout cas, la psychanalyse est susceptible d’apporter un éclairage sur ces impasses et ces difficultés, et un éclairage fécond et relativement simple dans son principe.

- Quant à la seconde question, elle pose le problème de ce qui serait l’existence d’un lien social normal. Est-ce que ça peut même exister ? Est-ce qu’il y aurait une norme du lien social ? On voit bien que les abus paraissent être la conséquence d’une telle conception du lien social. Un lien social relativement apaisé, en aucun cas ne pourra être une norme.

Dans deux textes auxquels nous nous référerons cette année, « Psychologie des masses et analyse du moi » qui date de 1921, et « Malaise dans la civilisation » publié en 1929, Freud lui-même se pose ces questions. Dès le début de « Psychologie des masses et analyse du moi », il écrit ceci : « L’opposition entre la vie individuelle, entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale ou collective qui peut à première vue paraître très profonde, perd beaucoup de son acuité lorsqu’on l’examine de plus près. Sans doute la première a pour objet l’individu qui recherche les moyens dont il se sert et les voies qu’il suit pour obtenir la satisfaction de ses désirs et besoins, mais dans cette recherche elle ne réussit que rarement, et dans des cas tout à fait exceptionnels, à faire abstraction des rapports entre l’individu et ses semblables. C’est qu’autrui joue toujours dans la vie de l’individu le rôle d’un modèle, d’un objet, d’un associé ou d’un adversaire, et la psychologie individuelle se présente dès le début comme étant en même temps, par un certain coté, une psychologie sociale dans le sens élargi mais pleinement justifié du mot. Il en résulte que toutes les relations qui jusqu’à présent sont devenues préférentiellement objet de l’investigation psychanalytique peuvent revendiquer d’être appréciées comme phénomènes sociaux. » Voyez pour Freud ça ne pose pas de problème. Lévi-Strauss lui-même dans « Les structures élémentaires de la parenté » paru en 1949, évoquera la psychanalyse au titre d’une psychologie sociale, d’une science sociale.

Pour prolonger avec Lacan ce que Freud désigne sous le terme du rapport à autrui, du rapport social, au sens aussi bien restreint qu’élargi, disons que ce rapport, pour se constituer, ne peut pas faire l’économie des lois de la parole et du langage. Il y a rapport à autrui pour qu’il y ait rapport social ; pour qu’il y ait rapports sociaux on ne peut pas faire l’économie des lois de la parole et du langage. C’est une évidence mais c’est une évidence qui est rarement relevée comme telle. C’est la dimension du discours qui règle le lien social. Le discours, c’est évidemment les lois de la parole et du langage, c’est la dimension du discours qui règle le lien social quel qu’il soit. Pas de lien social sans discours, sans que soient prises en compte, éventuellement à l’insu de ceux qui entrent en rapport, les lois de la parole et du langage. Et cette dimension du discours caractérise notre espèce dite humaine, parmi toutes les autres espèces animales. C’est par ce détour nécessaire du discours, du lien social, que le sujet, ainsi que le souligne Freud, recherche la satisfaction.

Qu’est-ce que ça signifie ? C’est considérable : ça signifie que contrairement à l’animal, il n’existe pas chez l’homme de satisfaction directe de l’objet, on ne peut pas se satisfaire directement de ce qui serait notre objet de satisfaction. Pas de satisfaction directe de l’objet, fût-il l’objet du besoin le plus élémentaire. Ce dernier en effet, l’objet du besoin le plus élémentaire, se trouve d’emblée dénaturé, en quelque sorte, du seul fait qu’il doive être articulé dans une demande adressée à l’autre, c’est-à-dire avec des mots, avec des signifiants. L’objection qui consisterait à faire remarquer que l’enfant ne possède pas d’emblée les mots qui permettent d’articuler une demande, il est aisé de faire valoir qu’en principe la mère met immédiatement des mots sur le cri du nourrisson qui serait celui du besoin : elle l’interprète, ce cri, qui serait celui du besoin, elle l’interprète comme une demande qui lui est adressée et qu’il convient de traduire. D’emblée le cri du nourrisson est interprété par la mère, avec des mots : « ah ! tu veux ça ! tu pleures parce que tu as faim... tu as froid... » C’est immédiat, et quand ça ne se produit pas, ce n’est pas sans conséquence pour le petit enfant. Cette nécessité de la demande, c’est-à-dire de l’articulation du besoin à l’aide de mots, de signifiants, est présente dès les premières relations entre la mère et l’enfant, engage la relation entre le sujet, l’autre et l’objet dans une économie particulière : l’économie de la satisfaction fondée sur un détour. C’est ça qui extraordinaire, c’est que pour obtenir la satisfaction, nous sommes obligés de passer par un détour, un détour par la dimension du semblant que constitue la parole, dans sa dimension signifiante.

Alors qu’est-ce que ça veut dire encore ? Ça veut dire que d’emblée, il se produit une soustraction de ce qui serait une jouissance directe de l’objet. Ça veut dire encore que l’objet auquel nous accédons, dans la satisfaction, est toujours un objet substitutif : ce n’est jamais le vrai objet, celui qui serait l’objet de la satisfaction directe. Le véritable objet de la jouissance n’existe pas. Il est d’emblée définitivement perdu. Ça c’est l’enseignement de Freud dès son premier texte de 1895, « Esquisse d’une psychologie à l’usage des scientifiques », qu’on appelle en général « Esquisse », « Entwurf ». Dès 1895, Freud pointe cette perte définitive de l’objet de la satisfaction directe. Alors nous pourrions penser qu’avec la profusion, la surabondance, l’étalage des objets, y compris sexuels, qui nous sont présentés et offerts aujourd’hui, une satisfaction directe serait enfin possible. C’est d’ailleurs ce que nous suggère et nous promet l’économie mondialisée et interconnectée. Voilà : vous n’avez qu’à aller sur internet et puis vous trouvez l’objet de la satisfaction, directement. En réalité, ce à quoi nous assistons consiste en une augmentation et en une multiplication sans précédent de ce que l’on désigne en clinique sous le terme d’addiction. Il n’y a jamais eu autant d’addictions depuis que nous sont proposés des objets qui pourraient soit disant nous satisfaire directement, y compris des objets sexuels. Addictions organisées par le cycle infernal que nous connaissons, à savoir, au bout du compte, la recherche d’une jouissance douloureuse, celle du manque, plus que celle d’une satisfaction qui va toujours, comme on le sait, en décroissant.

 

Alors, écoutez, il est 10H pile, donc j’ai dit que je m’arrêterai. Si vous voulez poser des questions elles seront bienvenues.

 

 

 

 

La salle – A quel moment l’objet de satisfaction directe se perd-il définitivement, éventuellement donc par quel processus ?

CL – Je crois que j’y ai déjà répondu, mais c’est pas grave je vais me répéter. C’est d’emblée, voilà, que cet objet de la satisfaction directe est perdu. L’objet de la satisfaction directe, est une objet mythique chez le parlêtre. Alors il ya plusieurs interprétations de ce qu’aurait été l’objet de la satisfaction directe, l’objet de la jouissance. Il y a eu le mythe de la dyade mère enfant : a existé une espèce de paradis perdu, n’est-ce pas, dans lequel la satisfaction aurait été directe, où la mère aurait satisfait directement l’enfant. En réalité, ce que j’ai essayé de dire, c’est que du fait du détour nécessaire par la parole, eh bien cet objet de la satisfaction directe, il est d’emblée perdu et définitivement ; ce plus un mythe qu’autre chose, l’objet de la satisfaction directe. Alors ça fonctionne parce qu’évidemment l’idéologie, certaines idéologies promettent cette satisfaction directe de la jouissance mais c’est un mythe.

 

La salle – Lacan, quand il est allé à Vincennes où il y avait quand même une certaine autogestion avec beaucoup d’effervescence, il disait aux étudiants : en fait vous avez besoin d’un maître. En 2016 on a des objets, une surconsommation, mais quelque part on en jouit, entre guillemets, dans la mesure où on sait qu’ils vont disparaître et être remplacés par de nouveaux objets ; je pense aux portables aux ordinateurs enfin aux choses qui ne cessent de se renouveler et on en jouit parce qu’on sait que quelque part on va les détruire et qu’il va y avoir de nouveaux objets qui vont venir un peu comme certaines relations. Moi je voudrais savoir dans cette civilisation en 2016 qui est le maître et où est-il ?

CL – Bonne question ! Alors est-ce qu’on peut dire que c’est l’objet qui est en position de maître ? C’est-à-dire les objets de substitution qui viennent à la place d’une perte que j’évoquais comme étant première, définitive, cette soustraction de jouissance, voilà, qui est consubstantielle, on va dire ça, à la dimension du langage et de la parole. Dès lors qu’on est dans cette dimension-là, il y a une soustraction de jouissance. Alors vous dites : on en jouit de ces objets...

La salle – C’est-à-dire que j’ai l’impression que si avant il y avait moins d’objets il y avait peut être un plus grand dialogue, une plus grande dialectisation avec la perte et que maintenant c’est des pertes sèches que seul l’objet remplace.

CL – Oui c’est vrai...

La salle – On ne parle plus, on ne joue plus, enfin on ne discute plus avec la perte ce qui permettait d’alimenter une certaine... un tissu social ; maintenant c’est l’objet, et si on l’appelle objet... voilà...

CL – Oui oui mais ça, ça mériterait qu’on développe ce point parce que vous disiez : on jouit des objets parce qu’on sait qu’ils vont être remplacés. Oui, non, je sais pas, j’irai pas jusqu’à dire ça, mais ça peut être aussi une jouissance angoissante, ça peut être douloureux aussi bien, n’est-ce pas, enfin addictif en tout cas hein, c’est pour ça que j’ai parlé de l’addiction comme étant élément de cette abondance des objets qui nous sont proposés, presque offerts, n’est-ce pas. Ça c’est l’addiction, l’addiction au portable. C’est connu ça, non ? Enfin peut-être moi je suis pas d’une génération... je suis pas digital native comme on dit maintenant mais je vois quand même les enfants ils sont toujours quand même en permanence... Donc voilà c’est une addiction incontestablement.

 

La salle – Bonsoir, est-ce que ça a un sens d’appliquer des catégories structurelles au corps social ou à une population, parler de société plutôt psychotique ou de névrosés, de dire que nous sommes une société de névrosés obsessionnels plutôt que d’hystériques, mettons. Je vais dire que le 19è siècle aura été le siècle de l’hystérie et que nous nous allons vers autre chose collectivement. Est-ce que ça a un sens de parler comme ça ?

CL – Oui, enfin votre remarque est intéressante parce que vous savez que Lacan a parlé de discours hystérique, c’est-à-dire que le discours hystérique fait lien social. L’hystérie collective, ça fait lien social, bon dans une revendication partagée par exemple. Les usagers, par exemple, qui se regroupent, ben parce voilà, leur train arrive toujours en retard, et donc voilà tous les usagers du train numéro machin qui fait que tout le monde arrive en retard au travail, bon ben il suffit qu’il y en ait un qui prenne une initiative et puis se constitue un collectif, un collectif qui va revendiquer, n’est-ce pas, auprès de la SNCF ce que vous voulez. Donc on voit immédiatement comment l’hystérie collective fait lien social, d’ailleurs c’est pour ça qu’on l’appelle hystérie collective. Lacan parmi les grands discours qui ordonnent le lien social il y a le discours hystérique. Alors maintenant... la question c’est de savoir... Vous parliez de psychotique, c’est venu là, est-ce qu’on peut parler psychose sociale ? Bon, c’est une formulation qu’a utilisée et qu’a soutenue le Dr Melman, il a évoqué notre époque comme étant l’époque de la psychose sociale. Ça veut dire au fond qu’il n’y a plus véritablement de lien social durable. Donc on peut avancer ces catégories, oui. En tout cas la psychose sociale, encore une fois, ça a été avancé et soutenu par le Dr Melman.