Alain Bellet : Les dimensions sociales et historiques en psychopathologie

Conférencier: 

EPhEP, MTh1-ES3 cours-1, le 04/10/2018

 « Humain, trop humain »

Il s’agit d’un module d’introduction à la psychopathologie et l’énoncé de ce module c’est : « Développement, fonctionnement et processus psychique. Les dimensions sociales et historiques en psychopathologie ». C’est dans ce registre-là que je vais vous exposer à la fois des réflexions et des données un peu historiques sur ces disciplines que sont la psychopathologie, la psychopathologie clinique, la psychiatrie, etc.

Au préalable, je me dois de me présenter, je m’appelle donc Alain BELLET, je vous ai écrit mon adresse mail : alain.bellet1@gmail.com, au cas où vous seriez dans la nécessité de me contacter pour une raison ou pour une autre. Je suis psychologue clinicien, psychanalyste à l’Association Lacanienne Internationale depuis de nombreuses années. J’ai enseigné d’ailleurs dans toutes les structures d’enseignements de l’A.L.I. comme le collège, le G.E.P., le G.I.P.… J’ai enseigné également la psychologie, la psychopathologie en université à Paris-VII et Paris-XIII entre autres. Dans d’autres organismes de formation – peut-être certains d’entre vous sont concernés – pour former les travailleurs sociaux, que ce soit les assistants sociaux, des éducateurs, etc. Que vous dire d’autre ? Ah oui ! j’ai co-créé une association qui s’appelle « École de Ville-Évrard », parce que l’essentiel de ma carrière dans ce domaine, mon administration de référence était l’hôpital de Ville-Évrard. Et j’ai donc créé avec quelques-uns cette association « École de Ville-Évrard, formation à une approche psychanalytique en psychiatrie » – c’est l’intitulé complet de cette association – qui a pour objectifs d’une part, d’assurer des présentations de malades, à ce titre je veux vous dire que nos effectifs sont à peu près complets, on peut encore recevoir une, deux ou trois personnes maximum mais enfin la salle dans laquelle se déroulent ces présentations de malades à l’hôpital de Ville-Évrard n’est pas extensible à l’infini. Par ailleurs, nous organisons, en général, deux journées de formation sur l’hôpital et la prochaine aura lieu, certains le savent déjà, le vendredi 19 octobre et le thème en sera : « La psychothérapie des psychoses ».

Outre mon activité d’analyste bien sûr – pour vous situer un peu ma pratique professionnelle – j’ai travaillé en Centre Médico-Psychologique pendant quelques décades où j’assurais les fonctions de psychothérapeute, psychologue clinicien et où j’assurais, et j’assure encore, des fonctions de supervision et contrôle. J’ai également travaillé en hôpital général pendant de nombreuses années. Donc la pratique de la psychologie clinique et de la psychiatrie en hôpital général c’est aussi un domaine assez particulier, que l’on appelle parfois : « la psychiatrie de liaison » d’ailleurs et qui nous confronte à des patients, à une population assez différente de celle des Centres Médico-Psychologiques. L’hôpital général et en particulier son service des urgences reçoit des gens de partout et pour des raisons très diverses et, en plus, vous ne les voyez pas longtemps en général.

Ce cours, dont je vous ai énoncé les titres, va se dérouler sur dix cours, dix interventions. J’en assurerai quatre ou cinq – déjà les trois premières – et les autres seront assurées par des collègues. Il y a une équipe qui va traiter de la « périnatalité » avec mesdames Laznik, Favrot et le docteur Bentata donc tout ce qui tourne autour de la petite enfance. Ce seront les trois derniers cours qui seront assurés par eux et je viendrai certainement y assister également. Il y aura aussi un cours assuré par Omar Guerrero – oui, il me l’a confirmé – il travaille sur les structures d’accueil pour les migrants, pour les demandeurs d’asile et donc il pourra nous parler des difficultés que peuvent rencontrer, sur le plan psychologique, les gens qui ont dû faire un certain parcours, souvent dans des conditions particulièrement éprouvantes et pour qui il est proposé, entre autres, un suivi psychologique. Et puis, le docteur Jean-Paul Beaumont, qui est d’ailleurs actuellement le président de l’A.L.I., viendra nous parler des conduites addictives, de l’alcoolisme en particulier. Le dernier cours aura lieu le 24 janvier 2019 et à l’issue de ce dernier cours, je vous soumettrai un sujet d’examen, de contrôle continu où vous serez invités à développer sur quatre pages à peu près sur une copie la question que je vous aurai soumise et qui sera également transmise à madame Duverneuil, qui vous la retransmettra sans doute également par mail. Voilà pour ce qui en est des questions organisationnelles. Y a-t-il des questions ? non ? ça va ? Tout cela afin que vous soyez un peu au clair sur ce qui vous attend.

Ce premier cours, je l’ai intitulé, je crois, « Humain, trop humain ». L’idée là, c’est de vous introduire à ces dimensions de la psychologie, de la psychopathologie et, évidemment de la psychanalyse. De voir comment, précisément… Pour tous ceux qui commencent cette formation… Qu’ils puissent un peu se situer par rapport à ces disciplines et surtout à la très grande diversité de courants de pensée qui traversent ces disciplines – c’est cela qui est important – voire les difficultés auxquelles se sont confrontées ces disciplines et comment la psychanalyse est venue, en quelque sorte, répondre à une de ces difficultés majeures que l’on va voir là.

Alors, il y a une façon de commencer ce cours-là avec « Humain, trop Humain », c’est de consulter l’inventaire des différences intrinsèques entre l’homme et l’animal. Au fil des siècles, au fil des courants d’idées, nous est proposé comme ça, en vrac, tout un tas de traits distinctifs de l’homme vis-à-vis de l’animal.

Dans un courant religieux, on commencera par dire que l’homme a été fait à l’image de Dieu, à sa ressemblance à Dieu, comme cela, ça ne se discute pas ! Mais c’est aussi tout un tas de capacités ; la capacité politique, l’habileté de la main, ce que l’on appelle la motricité fine. Cela peut être aussi bien l’aptitude aux mensonges, cela peut être aussi un certain nombre de caractéristiques : l’angoisse de la mort, la folie, l’art, l’érotisme, on a même dit l’accouplement de face comme quoi, on s’est trompé aussi là… L’aptitude au mensonge, le rire – je ne sais pas si vous vous souvenez du film Le Nom de la rose, mais c’est le rire qui venait spécifier l’humain. Le langage évidemment, le langage – on va y revenir – qui n’est pas communication. Les techniques aussi : la maîtrise du feu, l’agriculture, la guerre… Un inventaire qui cherche comme cela à différencier pourrait-on dire : nature et culture.

Alors, à notre époque avec des gens comme Peter Singer – et je ne vous en citerai pas d’autres parce que ce n’est pas tellement mon domaine de connaissance – il y a toute cette histoire de la libération animale, de l’antispécisme, si vous avez déjà entendu parler de cela encore récemment par les médias, tout ce mouvement de libération animal qui vise à vouloir rétablir un continuum entre l’animal et l’humain. Ces gens antispécistes nous disent « pourquoi vous aimez les animaux domestiques et vous mangez les autres ? Il faudrait savoir. » Ça prend là une propension militante qui fait parler d’elle.

Donc, la psychologie d’un point de vue général comme science humaine s’adresse à l’humain en tant que celui-ci, justement, échappe en partie à la saisie du naturel tel que ce naturel s’appréhende dans les sciences naturelles par le modèle de la physique, par exemple. En tant que telle, la psychologie nous intéresse ici qu’en tant qu’elle ne vaut que pour les êtres parlants. Et, du coup, cette psychologie clinique est une psychologie clinique de la parole. C’est là-dessus qu’il faut insister pour la spécifier. Alors, la parole, de même que le langage – « Fonction et champ de la parole et du langage » [en psychanalyse], disait Lacan – cette parole devra cependant se spécifier par rapport au discours commun qui promeut l’impératif d’une communication à tous crins que l’on trouve, soit dans le courrier du cœur de quelques revues psychologisantes ou que ce soit dans le management des grandes sociétés et des grandes entreprises. Le but : il faut communiquer ! On ferait mieux d’être plus prudent sur cet impératif, parfois ça mène au pire… En tout cas, ce que l’on repère comme parole et langage ne se réduit pas à la communication déjà… bien évidemment la communication on la voit à l’œuvre également dans le règne animal. Donc : dualisme primordial ; nature/culture qui date de l’Antiquité. Depuis qu’il y a de l’écriture, on a entendu parler de ce dualisme : nature/culture. Et il s’agira d’éprouver le rapport particulier que le sujet humain entretient avec la parole et le langage et les effets qu’il en subit. Voyez que, tout de suite, il s’agit d’un « rapport à ». Il ne s’agit pas seulement de produire du langage, de la parole, mais il s’agit d’étudier quel est notre rapport à ce langage et l’on voit que l’on est organisé par lui, que l’on est structuré par lui. Si le sujet humain n’était pas fait de langage, il ne pourrait même pas se demander : « qui suis-je ? »

Alors, ce qui caractérise l’humain, on pourrait dire c’est sa dénaturation. Soit, par rapport au règne animal, la perte de certaines régulations biologiques au profit d’un autre type de régulations déterminées par des conditions sociales transmises par le processus langagier. Qu’est-ce que sont ces régulations ? Chez l’Homme la reproduction n’obéit plus exclusivement à un schéma instinctif. Ce sont les anthropologues qui nous ont montré comment s’est effectuée une mutation du règne animal au règne humain, à partir du moment où ce dernier s’est organisé en famille, en tribu, en société. On pourrait citer Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, etc. L’anthropologie structurale… Chez l’être humain, la reproduction donc n’obéit plus à un schème instinctif. Il a perdu l’œstrus, les femelles ne présentent plus de chaleurs, ni les mâles de ruts. Vous savez que dans le règne animal, vous avez comme ça dans certaines espèces précisément, le rut chez le mâle va correspondre à une période de l’année très courte, de quelques jours, et parfois pas tous les ans ! [Rires] Donc, il faut quand même qu’ils soient là, au rendez-vous ! Autrement la reproduction ne sera pas assurée.

La sexualité n’est donc plus périodisée ni contrôlée par l’instinct, c’est cela qui caractériserait l’Homme. Mais alors, elle pourrait s’exercer, en théorie, partout, n’importe comment et n’importe quand, menaçant alors du même coup l’existence de l’organisation sociale. Ce qui va alors spécifier l’humain, c’est d’intervenir sur le comportement instinctuel, de s’imposer des règles et des limites et, du coup, l’homme peut être considéré comme un animal dénaturé et prématuré. Pourquoi je dis prématuré ? Dénaturé, vous avez compris mais prématuré parce que, effectivement, c’est aussi une dimension très, très importante dans notre développement… voilà, on naît prématuré ! On naît dans une dépendance complète ! Le petit veau qui naît, une minute après, il est debout… le petit cheval idem. Nous, il nous faut quand même quelque temps avant de se débrouiller tout seul. Donc, il y a bien là, une prématuration qui va nous… qui va avoir quelles conséquences ? Lacan va beaucoup insister là-dessus, dans les premiers temps de ses premiers écrits. Eh bien que nous serons particulièrement soumis et dépendants à nos perceptions, la vue, l’ouïe, etc. puisque nous ne pourrons pas agir sur l’environnement, on aura à le subir totalement, subir les bons soins et le désir de l’Autre, du grand Autre, maternel dans un premier temps, et de son désir que nous vivions. Donc, c’est cette dépendance-là que Freud appelait la Hilflosigkeit – dépendance vis-à-vis de l’Autre – qui va constituer notre premier rapport au monde, dépendance et perception, visuelle entre-autre, qui va donc constituer un monde on peut le dire là, où domine, où prédomine d’abord l’imaginaire, l’image… à tel point que vous savez qu’avec le fameux « Stade du miroir » (ndt : Lacan) c’est un moment crucial dans ce rapport au monde imaginaire et à sa structuration justement où l’on pourrait dire que ce monde imaginaire va être frappé par le symbolique. L’image unitaire du corps devant le miroir pour lequel l’enfant jubile – cette jubilation devant le miroir – c’est d’abord, quand vous dites unitaire, le Un. Et ce Un, c’est sa valeur symbolique déjà. C’est que cette image du corps, de son propre corps aussi bien que du corps de l’autre va prendre une cristallisation très particulière, qui va d’ailleurs avoir aussi sa dimension d’idéal unitaire. Voilà donc cet homme, cet humain dénaturé et prématuré.

Mais alors comment le social introduit le désordre dans l’individu biologique ? Comment le langage peut-il affecter le corps comme on le voit dans un symptôme hystérique ou dans une interprétation psychanalytique ? Il n’y aurait pas là de psychanalyse si Freud en écoutant ses patientes hystériques n’avait pas été précisément sensible à cette dimension du langage dans son lien avec les manifestations corporelles dont elles se plaignaient. En tout cas, l’homme se spécifie de se faire agent là où le biologique le déterminait. Par le langage il édicte une loi, celle de la prohibition de l’inceste, par exemple ; celle-ci met une limitation à la jouissance à laquelle la dérégulation biologique avait ouvert grand les portes… l’interdit de l’inceste ! Finalement, il ne s’agit plus de savoir ce qui est inné et ce qui est acquis – c’était les grandes questions de la psychologie, de l’éthologie, de la psychologie expérimentale, scientifique, mais plutôt savoir ce que chaque sujet fait de son bagage génétique et culturel. Ainsi la prohibition de l’inceste et les lois de l’exogamie vont déterminer les structures de la parenté, les relations d’alliance et de filiation et vont permettre à tout sujet humain de se situer dans son identité comme « fils de », « petit-fils de ». Voilà, c’est ce que vous retrouvez tout à fait chez Lévi-Strauss et que Lacan a repris là de façon tout à fait fidèle.

Donc, s’établit un autre rapport à la réalité que celui d’une simple adaptation aux conditions imposées par la nature. Ce qu’il y a de fantastique quand on étudie les animaux à travers cette discipline qui s’appelle l’éthologie, ce qui est impressionnant, remarquable c’est à quel point les animaux s’adaptent à leur environnement et aux variations de leur environnement. Et quand je dis s’adaptent, c’est une adaptation qui va très loin puisqu’elle va jusque dans leur morphologie et leur physiologie même. Leur physiologie va varier en fonction des variations que l’individu va trouver dans son environnement. Vous avez tout un tas d’expériences comme ça, en éthologie, pour montrer comment l’animal réagit et quels sont ces comportements quasiment commandés par son environnement et les nécessités de sa propre physiologie, que ce soit les comportements agressifs, de défense du territoire, que ce soit ceux en vue de la reproduction. Pour vous dire à quel point l’imaginaire justement tient une place prépondérante, les éthologues font l’expérience de mettre une femelle pigeon – je l’appelle « pigeonne » – devant une glace et, aussitôt, elle ovule. Simplement le fait de percevoir l’image d’un semblable suffit à provoquer une réaction physiologique. C’est un exemple parmi une infinité d’autres. Mais pour vous dire que ce monde de l’imaginaire et de l’adaptation à son environnement est essentiel dans le domaine animal et à quel point l’humain, en tant qu’il ne se réduit pas à une communication animale, il va s’établir pour lui un autre rapport à la réalité que celui d’une simple adaptation aux conditions imposées par la nature.

C’est ainsi qu’avec Freud, en psychanalyse, on verra le mythe et le complexe d’Œdipe rendre compte de la façon dont le sujet humain apprendra du langage lui-même ce qu’il doit faire comme homme ou comme femme. Ce sont les fondements même du langage qui vont le structurer dans son identité sexuelle. Vous savez à quel point Lacan très fidèlement à la lecture de Freud va reprendre ce temps de la résolution du complexe d’Œdipe qui passe, autant pour le petit garçon que pour la petite fille, par la reconnaissance du père, de la place du père. Lacan va reprendre cette importance donnée là… à quoi ? Eh bien au signifiant : « Nom du Père », en tant qu’il commémorerait le passage de l’animalité à la culture. La notion même de désir, éminemment humaine, résulte de cette prohibition d’une part de jouissance et se déduit aisément de la dimension d’un simple besoin. Voyez, vous avez ces deux dimensions : désir et besoin. Donc, l’humanisation – à travers ce développement, déjà établi par Freud et repris par Lacan – cette humanisation va se réaliser au prix d’une perte de jouissance.

 Je vais peut-être évoquer là cette diversité d’approches qui existent en psychologie, en psychopathologie, pour rendre compte de notre structuration. Vous avez diverses psychologies. Par exemple, la psychologie sociale qui, pour la même question qui serait celle de la différence des sexes, va répondre à cette énigme par l’examen des rôles masculin et féminin et leur transmission par le milieu. Si l’on prend cette question : quid de la différence des sexes ? Qu’est ce qui justifie la différence des sexes ? D’un point de vue de la psychologie sociale, ce seront les rôles attribués à chacun des deux sexes qui vont être déterminants. Ce qui n’est pas faux bien sûr… Du côté de la psychologie génétique, c’est cette psychologie qui précisément étudie le développement de l’enfant ; les fameux stades de Freud : oral, anal, phallique, génital… Eh bien, cette psychologie génétique consistera à décrire les étapes observées du développement. Alors que la psychologie clinique et surtout la psychanalyse vont s’attacher à l’examen des conditions de structures qui président à l’avènement du sujet de la parole : pas d’homme sans langage et pas de langage sans un certain renoncement à la jouissance. Alors, vous m’entendez là utiliser ce mot de « jouissance » à plusieurs reprises, cela mériterait que l’on précise cette dimension de la jouissance mais, précisément, c’est elle qui va être le point dur de la psychanalyse et particulièrement avec Lacan. Nous y reviendrons et vous aurez l’occasion d’en entendre parler bien évidemment.

Encore une fois, j’insiste sur la grande diversité des courants qui vont soutenir, on pourrait dire, « la rationalité » de toutes ces disciplines qui sont des disciplines qui font partie des sciences humaines, sciences de l’homme. Ce préalable posé pour cerner le champ de la psychopathologie, et particulièrement de la clinique, il faut s’intéresser aux conditions dans lesquelles est née et s’est développée cette psychopathologie qui se penche sur les troubles de la condition humaine, tout en sachant qu’elle ne guérira jamais la maladie humaine. En ce sens elle va longtemps suivre le destin de la médecine et des maladies que traite la médecine et on sait que sera psychologue celui qui se dit médecin de l’âme, de la psyché. C’est alors bien sûr d’emblée à la notion de « cause », la cause des troubles, que va s’attacher toute la démarche.

 La première approche, depuis que l’homme est homme, quand il constate qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez son voisin, la première question qu’il se pose c’est celle de la cause, c’est l’étiologie finalement… qu’est qui est à l’origine de ce trouble ? Comme pour toute maladie, ici aussi la cause première sera toujours à l’origine une cause divine. De même que Dieu est un nom que l’on donne à l’origine d’un trouble, toutes les autres explications feront valoir ce même mécanisme qui consiste à mettre un nom dont la fonction est de venir cautériser la cause du mal. Donc on pourra avoir aussi bien une cause magique, invoquée par un chaman par exemple.

Il faudra attendre la science moderne pour voir le réel incriminé, être attrapé à partir des formules mathématiques qui feront de la cause ce qu’on appelle une cause formelle, des petites lettres. La formule chimique des neuromédiateurs : « il a un trouble du comportement, il est discordant, dissocié », je vous mets là, la formule des neuromédiateurs pour lesquels ça passe trop ou ça ne passe pas assez, ça coince… Voilà une cause formelle, mais cette cause formelle est à côté de ce qu’il a déjà eu comme autres types de causes : d’une part, une cause efficiente, la magie : « Ah ! Il déraille parce que on lui a jeté un sort, ou parce que feu son grand-père est venu lui chatouiller les pieds pendant son sommeil,  etc. » Et bien évidemment, autre type de cause, la cause finale donc : la religion, « Dieu l’a voulu ».

Si les troubles mentaux sont toujours imprégnés de la divinité, comment la maladie mentale s’est-elle alors laïcisée ? Il faudrait ici suivre l’histoire de la médecine pour voir qu’Hippocrate – 460-375 avant J.-C. – constitue un point de départ non seulement de la médecine mais de la psychiatrie. Il établit une première classification des maladies mentales et fonde déjà sa méthode sur l’observation et le raisonnement qui sera par exemple à l’origine des humeurs biliaires de la mélancolie, « mélancolie noire ». Il y avait donc là une rationalité, chez les Grecs de l’Antiquité, qui a eu un destin très variable selon les périodes où l’on a vu la religion reprendre le dessus, ensuite la rationalité être reprise, puis les deux coexister. En tout cas Hippocrate est aussi à l’origine de cette dichotomie entre nature et culture. Mais étaient maintenus dans l’Antiquité les différents modes opératoires propres à l’art de guérir. Toujours dans la mythologie de l’Antiquité, c’est le centaure Chiron qui aurait appris à Asclépios – Dieu grec de la santé et de la médecine – à soigner selon les trois ordres : par la parole, par les herbes et par le couteau. C’est Dumézil qui raconte ça !

Vous voyez que cela n’a pas changé, la parole : la psychothérapie, etc. ; les herbes : les médicaments ; le couteau : la chirurgie. C’est dans les temples, à l’époque de l’Antiquité, que l’on soigne en même temps que l’on sacrifie aux dieux. Bien d’autres noms viendront, de l’Antiquité au Moyen Âge, dans cette histoire de la médecine : Galien et bien des écoles déjà. Il faudra en retenir que, si les sciences humaines trouvent en Hippocrate un père fondateur, elles ne sont pas immédiatement détachées de la médecine pour donner une psychiatrie ou une psychopathologie indépendante. On en retiendra la prédominance du religieux dans le discours et la pratique médicale : le médecin et le prêtre – chaman entre autres – sont souvent confondus. D’ailleurs les médecins au XVe, XVIe siècles faisaient partie du clergé et ont même été dégagés du vœu de célibat au XVIe siècle. Mais il ne faudra pas oublier que c’est en même temps aux philosophes que l’on doit l’autre origine de ce qui se rangera sous les termes de psychologie, psychothérapie, traitement moral par exemple. L’examen psychologique consistant en un dialogue nous est déjà rapporté entre Hippocrate et Démocrite, le philosophe. C’est bien sûr la philosophie qui va discuter de l’existence de l’âme, du dualisme de la raison et de la déraison, voir les Traités moraux de Sénèque, vous pouvez relire cela, c’est un tout petit bouquin de Sénèque qui sont de véritables consultations psychologiques et, là encore, le pouvoir de la parole est déjà bien reconnu. On pourrait d’ailleurs, dans ce registre du pouvoir de la parole qui guérit, retenir ce fameux terme de la catharsis, qu’emploie Freud dans ses débuts avec les hystériques qu’il hypnotise, pour lesquelles il fait des séances d’hypnose, et il emploie ce terme de catharsis pour faire valoir que, sous hypnose, la patiente va revivre le traumatisme qu’elle a vécu bien longtemps avant, dans son enfance et sa petite enfance, et va le revivre vraiment avec les affects liés à cet événement. C’est ce qui va, au réveil de la séance d’hypnose, conduire à l’éradication du symptôme dont elle se plaignait. Si vous lisez le cas d’Anna O., vous en avez le cas tout à fait exemplaire des séances conduites non pas par Freud mais par Breuer. C’est toute l’importance de la valeur cathartique qui, dans l’Antiquité, fonctionnait à l’époque pour se soigner les traumatismes que l’on avait subis à l’occasion des guerres. À l’époque d’Athènes chaque ville voisine était une ville ennemie, alors on passait son temps à se taper dessus et, après avoir gagné ou perdu tel ou tel combat, on organisait des représentations théâtrales dans le théâtre antique. Ces représentations avaient pour but de rejouer les moments clés de ce combat, de cette guerre, et permettre à ceux qui avaient survécu – qui étaient encore là, à y assister – de revivre les émotions, les affects et de s’en libérer, en quelque sorte, se libérer de ses effets… voilà, la fameuse catharsis.

Alors, toutes ces attaches religieuses et philosophiques ne doivent pas nous faire croire, qu’à cette époque, la psychologie échappait à toute rationalisation, bien au contraire. Il s’agit d’emblée d’organiser un discours, de promouvoir une certaine rationalité, à travers, par exemple, la rationalisation des données recueillies par la clinique : toujours la logique prime sur l’expérience. Cette logique se soutient d’un discours qui engendre alors la dimension de la vérité, c’est-à-dire qu’est-ce que la vérité dans cette rationalité ? C’est qu’une chose ne peut pas être son contraire, on ne peut pas avoir « A » et « non A ». Du même coup, s’établira une distinction entre rationalité et causalité divine. Ambroise Paré, au XVIe siècle, à chaque fois qu’il avait soigné quelqu’un – il faisait déjà des présentations cliniques le fameux Ambroise Paré – concluait ses présentations par : « Je le pansais, Dieu le guérit. » Progressivement, les Dieux cesseront d’être des forces interventionnistes dans la vie des hommes. Retenons déjà que le Moyen Âge sera la période de l’universalisation des savoirs. Ce Moyen Âge, que l’on décrit comme un peu archaïque en quelque sorte, dominé par le discours religieux, cela n’empêche que c’est de lui qu’émane et qu’est créée l’université telle qu’on la connaît encore aujourd’hui. Mais bien sûr, à cette période, le discours religieux reste très prégnant et il n’y a qu’à voir la façon dont était traitée l’hystérie à l’époque.

Les conditions d’apparition de la clinique moderne, tant sur le plan médical que psychologique, sont par contre importantes pour comprendre les enjeux épistémologiques de la psychologie aujourd’hui. À partir de la Renaissance, autant les artistes que les scientifiques se libèrent progressivement du poids de certaines restrictions que le discours religieux portait sur la représentation du corps humain. On n’avait pas le droit de faire des autopsies, de disséquer, etc., cela était formellement interdit. Des gens comme Léonard de Vinci vont braver ces interdits, parfois dans le secret, et on va oser disséquer les cadavres et porter un regard scientifique sur les organes qui le compose. Cette importance d’un regard objectif porté sur l’objet d’étude va se doubler d’un langage spécifique qui viendra rendre compte de ce qui est observé avec le plus d’objectivité possible, par exemple la quantification. Donc un regard, qui est d’ailleurs un regard qui va devenir appareillé, outillé, pas seulement sur le corps humain mais sur le cosmos aussi bien, l’invention du télescope par Galilée et beaucoup plus tard au XIXe siècle cela sera l’invention du stéthoscope par Laennec pour entendre les bruits du corps. Donc, un regard affiné par l’appareillage, il y aura après le microscope, etc., bien sûr et le souci d’une quantification – toute suite ! – de mesurer. Et c’est dans ce courant de discours que l’on assiste à une sorte de laïcisation de la clinique médicale qui s’appliquera également à la psychologie.

Les effets de cette objectivation à outrance, dans la science moderne, conduiront nécessairement à disjoindre la nature, et ses phénomènes d’un côté, et le sujet, la personne de l’autre. Je vous renvoie par exemple à la  Naissance de la clinique de Michel Foucault et, toujours de lui, L’Histoire de la folie et également son bouquin Les Mots et les Choses. Ce qu’il montre c’est ce tournant où, à un moment, on va effectivement être soucieux d’objectivité et que ce souci d’objectivité, en quoi consiste-t-il ? Il consiste à mettre devant soi l’objet – ce qui est un pléonasme, puisque objet ça veut dire ça, puisque c’est ce qui est devant vous – de l’observer, de le positiver. Bien évidemment que dans les sciences exactes cette démarche va constituer, on pourrait dire, les canons de la démarche scientifique. Du coup, le pauvre sujet, lui, on se demande ce qu’il va devenir… Ce sujet avec toute sa subjectivité, il est rejeté hors des limites des sciences de la nature, du fait de son manque d’objectivité justement ! Voyez, on a un conflit là, radical, entre objectivité et subjectivité. Si vous êtes trop objectif, vous posez là votre objet d’étude scientifique, vous dites : « Voilà, cet objet est constitué de tant de pour cent de plastique et de tant de pour cent d’eau » et je peux même mettre les formules du plastique et de l’eau et terminé ! Si je fais ça avec mon sujet, je vais aussi dire qu’il est composé de 75 % d’eau et de quelques molécules de carbones… le sujet en question va me dire : « Oui, c’est très intéressant ce que tu nous racontes mais à quoi ça nous sert ? Il y a quelque chose qui t’a échappé là. » Ce conflit va être présent dans toutes les sciences de l’Homme. C’est cette espèce d’objectivation à outrance. Et il faudra, compte tenu de ce développement des sciences dites dures ou exactes, créer une nouvelle science pour réintroduire ce sujet exclu de la science. C’est de cette nécessité que seraient nées les sciences dites humaines ou sciences de l’Homme. Puisqu’il faut avoir la rigueur de la science exacte pour avancer, puisqu’on voit bien que la science avance, et nous, que fait-on dans l’étude de notre sujet ? Il faut donc rétablir une science de l’Homme qui tienne compte de cette subjectivité. Mais ces sciences de l’Homme que ce soit la sociologie, l’économie, l’anthropologie, la psychologie, etc., elles vont toutes se heurter – et vous pouvez le lire dans les traités d’économie, d’anthropologie dans ce que vous voulez – tous, dans leurs études les plus rigoureuses, sont confrontées à cette difficulté d’établir des conditions qui, si elles sont trop rigoureuses, vont laisser échapper le sujet. Puisque, si elles sont trop rigoureuses, elles font repasser le sujet au rang d’objet. Nous voyons bien là comment la psychiatrie, la psychopathologie va quand même essayer de suivre la science médicale et donc elle va poser, promouvoir un symptôme comme signe de la maladie par exemple. Vous allez avoir le développement d’un discours clinique qui va procéder par généralisation et abstraction ; la maladie nommée, repérée, seule compte et est disjointe du sujet malade, réduit au silence. Qu’a-t-on besoin des états d’âme d’un patient pour l’établissement d’un diagnostic ? Vous arrivez aux urgences avec une douleur abdominale, en bas, à droite, l’interne qui va vous recevoir il ne va pas vous demander ce qui vous est arrivé lorsque vous étiez petit. Il va objectiver cette douleur, il va relever les signes qui seront ceux de la maladie et après vous serez l’appendicite de la chambre 4, c’est tout. C’est fâcheux et, en même temps, c’est nécessaire. La clinique, elle est née comme cela, de cette isolation d’un objet d’étude. Bien évidemment s’il y a eu la psychiatrie de liaison et des équipes de psychiatres et de psychologues dans les hôpitaux généraux c’est un petit peu pour venir nuancer les choses. Mais au départ, il est vrai que cette avancée de la science médicale nécessairement faisait un peu abstraction du sujet.

Donc nous avons un va-et-vient constant entre une position qui tend à exclure le sujet dans la rigueur d’une démarche scientifique et une position qui tente de restaurer le sujet et qui va donc traverser toute l’histoire de la psychiatrie et de la psychopathologie. Avec le XVIIIe siècle, les grands courants humanistes, dont Rousseau, etc., vont profondément modifier l’appréhension de la maladie mentale. C’est l’époque de Philippe Pinel (1746-1824) qui va répondre à l’enfermement des fous. Pinel vous avez sa statue à l’entrée de l’hôpital de La Salpêtrière, il y est debout et puis, à ses pieds il défait les chaînes des femmes malades mentales qui étaient enchaînées : image comme cela allégorique, « il a libéré les fous ! ». Mais pourquoi a-t-il libéré les fous ? Pour aussitôt les isoler à l’hôpital et les étudier comme objet d’étude. Il les libère de leurs chaînes et la philosophie des Lumières isole la spécificité de l’humain dans son rapport au langage. La pathologie n’affecte plus seulement l’organisme de l’homme. Aux malades mentaux, on applique maintenant un traitement moral, je cite là Pinel : « respectant les droits sacrés de l’humanité », selon la formule consacrée. En même temps, la clinique restera profondément attachée à la rigueur de la démarche médicale et le fou deviendra donc, après avoir été d’abord nommé « un aliéné », un « malade mental ». Viendra l’époque des aliénistes, des grandes écoles de psychiatrie en Europe, Kraepelin en Allemagne, Esquirol en France, qui sont à l’origine des premières classifications modernes des maladies mentales. Ici encore, le regard porté sur l’objet de la science médicale sera l’instrument privilégié de la clinique psychiatrique. La clinique par définition, klinè c’est le lit, donc on observe le patient sur son lit. Cette psychiatrie est d’ailleurs d’allure plus humaine, le corps y est saisi plus comme comportement ou conduite – confère Janet (ndt : Pierre Janet 1859-1947), contemporain de Freud – que comme organisme. Il y a quand même une appréhension qui est là plus nuancée. Par ailleurs, si le discours sur la folie se médicalise en se faisant plus scientifique, on peut considérer que quand la folie restait l’affaire dominante du philosophe moraliste, du prêtre ou du juge, cette folie oscillait du registre moral au registre policier en passant par le religieux. Considérer la folie comme un fait de pathologie humaine conduit donc à détourner les sorcières du bûcher, à distinguer le malade mental du délinquant, à délier le fou. Effectivement, à l’époque de Pinel, les fous étaient enfermés au même titre que les grands délinquants. À travers cet humanisme, il y a effectivement une humanisation considérable dans la prise en charge. D’ailleurs, il est remarquable, quand vous lisez les textes de Pinel, d’emblée ce qu’il promeut – c’est quelque chose qui court dans la psychothérapie institutionnelle et jusqu’à maintenant – il promeut le lieu de protection de ces sujets, l’asile. L’asile comme un lieu protégé qui, en lui-même, si l’accueil est de bonne qualité, est déjà éminemment thérapeutique.

Nous n’allons pas faire ici l’histoire de la psychiatrie classique des aliénistes du XIXe siècle jusqu’à l’invention des neuroleptiques en 1952 par les Français, mais on signalera au passage la place de plus en plus prédominante que prendront les avancées de la biochimie moléculaires, la chimie des échanges synaptiques et leur incidence déterminante sur le discours psychiatrique d’aujourd’hui. Aujourd’hui, par rapport à ces fameuses classifications, ces études de cas extrêmement riches et détaillées de nos aliénistes du XIXe siècle et du début du XXe, la clinique maintenant va se réduire à celle d’une efficacité à telle ou telle molécule. « S’il répond bien à un antidépresseur c’est qu’effectivement il était déprimé. » « S’il répond bien à un régulateur de l’humeur c’est qu’effectivement il présentait des troubles bipolaires », etc. Viendront, bien évidemment, se greffer des modèles psychologiques, les fameux modèles cognitiviste et béhavioriste d’une psychologie positive. On n’a pas le temps de détailler, mais ce cognitivisme se centre exclusivement sur le traitement de l’information pour le tout un chacun.

Nous retiendrons qu’avec ce tournant du XVIe, XVIIe siècle, avec l’humanisme, on passe de l’enfermement, avec les délinquants et les asociaux, à une clinique classique. Les fous certes sont isolés mais ils vont devenir l’objet d’observation et donner lieu à une clinique. Aujourd’hui la psychiatrie classique a trouvé ses propres limites dans son effort de classification et de systématisation d’un sujet humain, lequel sujet humain venait toujours réaffirmer sa particularité par rapport à ces systèmes. C’est-à-dire que toute l’histoire des aliénistes de notre psychiatrie « moderne » – « classique » depuis le XIXe siècle – qui mettait sur pied des classifications de plus en plus détaillées, de plus en plus fines, rencontrait toujours des cas qui venaient remettre en question ces classifications, on pourrait dire systématiquement même. Ce qui peut expliquer que cette clinique, qui par ailleurs était très belle quand même, a perdu de son audience au profit de l’efficacité des médicaments.

Par rapport à cela, la naissance de la psychanalyse est précisément venue apporter un nouveau mode de réponse à cette revendication subjective. Le sujet qui dit : « Moi, je suis là et je n’entre dans aucune de vos classifications. » La psychanalyse a rencontré et a pris en compte cette revendication subjective, et ce, à partir des patientes qui sont reconnues comme les championnes de cette cause, les hystériques. On aura l’occasion de revenir sur l’histoire de la psychanalyse. Mais ce qui nous intéresse c’est de voir comment la psychanalyse est venue apporter une réponse à cette impasse, à cette aporie. Soit je suis trop rigoureux et j’évacue le sujet, il est forclos, « forclos de la science » comme disait Lacan. Lacan considérait que la naissance de la psychanalyse résultait de ce contexte, de cette période où justement – comme aujourd’hui mais de façon différente et quand même très forte – le discours de la science était particulièrement prégnant. Soit vous optez pour cette rigueur qui vous fait perdre votre objet d’étude : le sujet ! Soit vous retournez au sujet, mais vous perdez la rigueur. Vous n’êtes plus objectif, vous êtes dans la subjectivité, dans l’affect… tout change et jamais vous n’attraperez des constantes.

C’est très important dans la naissance de cette psychanalyse. C’est-à-dire qu’il faut savoir que Freud était, vous le savez sans doute, avant même d’inventer la psychanalyse, médecin, neurologue et a écrit des articles en neurologie, il a travaillé dans les laboratoires sur les coupes histologiques de diverses lamproies et autre animal… c’était un scientifique pur et dur ! Ce n’était pas Madame Irma avec sa boule de cristal ! Donc, toute sa théorie est imprégnée des grands courants scientifiques de son époque, je vous renvoie à Wundt, à Fechner (ndt : Fechner Gustav – philosophe et psychologue allemand, 1801-1887), où on a le souci constant de retrouver, dans l’homme, les lois ou le prolongement des lois qui régissent les phénomènes naturels. Ainsi cherche-t-on à expliquer les mécanismes psychiques avec les mêmes lois de la physique qui règlent notre monde, voire l’univers. Feschner et Wundt vont promouvoir une psychologie expérimentale qui va tenter de rapprocher psychologie et physiologie. Freud, toute sa carrière, paradoxalement, va réaffirmer son attachement à ce qu’il appelle les Naturwissenschaften, les sciences de la nature. Il va considérer que, un jour ou l’autre, tout ce qu’il raconte, on en trouvera en quelque sorte le support neurologique, organique, etc. Il n’a jamais démordu de cela, ce qui est d’ailleurs assez étrange parce que quand on lit même sa vie, ce qu’il raconte lui-même, c’est qu’il y a eu un moment où il était effectivement neurologue et il travaillait dans les laboratoires, et son Esquisse d’une psychologie scientifique, c’est une tentative de rendre compte aussi du fonctionnement psychique d’un point de vue scientifique. Eh bien, juste avant d’inventer la psychanalyse, pfft ! il met tout cela de côté ! Il a mis au feu une grande quantité de ses travaux et il a établi une rupture radicale en disant : « Non ! maintenant c’est fini ! je ne parlerai plus de biologie, de physiologie, etc. Ce qui m’intéresse ce sont les conflits psychiques, les mécanismes psychiques, le support organique, je m’en écarte ! je ne dis pas qu’il n’existe pas mais ce qui m’intéresse là, maintenant, ce sont les opérations psychiques ». Donc, il avait une position très tranchée par rapport à ça et en même temps, cela ne l’empêchait pas de dire : « Ah ! la Natuwissenschaften, c’est sacré, on y touche pas ! »

Voilà, donc il est évident que ces conditions d’un discours scientifique, dans l’approche du sujet humain, posent, en quelque sorte, un problème insoluble. Puisque l’on fait quotidiennement l’épreuve de ce que l’homogénéisation et la systématisation, au principe des lois décrivant les mécanismes de la nature, ne trouvent pas à s’appliquer au sujet humain. Quand le scientifique a réussi une expérience, elle doit être reproductible par n’importe qui avec les mêmes moyens et aboutir aux mêmes résultats. C’est ça la méthode scientifique ! Faites votre expérience et vous obtenez un résultat alors, ensuite vous pouvez passer ça sur le Net et vos collègues d’Australie, d’Amérique du Sud, ou d’ailleurs, doivent pouvoir reproduire la même chose. S’ils ont les mêmes résultats, dans les mêmes conditions, ils vous répondent : « Bravo ! tu as gagné ! tu as réussi une expérimentation, une découverte, etc. » Sinon, ils vous disent : « Ben, non ! nous, on ne trouve pas du tout la même chose, tu peux revoir ta copie ! ». Donc, c’est ça la démarche scientifique, le fondement de la démarche scientifique et de la détermination de son objet d’étude.

Par contre, la victoire remportée avec un enfant sur l’échec scolaire est loin de signifier l’éradication de l’échec scolaire. Si vous êtes une psychologue avec un enfant qui arrive dans un état d’échec scolaire particulier, vous le suivez pendant quelques mois et puis, ça repart bien. Pour lui, ça aura été une réussite, mais ce n’est pas pour autant que vous pourrez publier dans le Lancet ou autre revue scientifique, une méthode radicale qui va supprimer l’échec scolaire chez les jeunes enfants… bien évidemment.

Donc, une contradiction. Et, comment la psychanalyse va-t-elle répondre à cette aporie ? La question consiste simplement à se demander : comment garder une approche scientifique du sujet humain, sachant que classiquement toute méthodologie qui se veut scientifique évacue une dimension essentielle de l’humain au titre de l’objectivité scientifique ?

Êtes-vous d’accord là ? Car je crois que nous sommes tous concernés. Le discours scientifique, on baigne dedans ! À tout moment vous pouvez entendre quoi que ce soit à travers les médias, radios, télés, etc. dès qu’il y a un problème, hop : « Que disent les scientifiques sur le problème ? » Et ce sera la parole d’évangile !

La psychanalyse va apporter une réponse originale venant subvertir les modes de pensées traditionnels. Si l’on considère que ne rien vouloir savoir de la subjectivité ou rêver de la considérer comme une chose revient à faire disparaître l’objet même de la psychologie, faut-il pour autant renoncer à toute démarche scientifique et revenir à une philosophie humaniste, imprécise ou idéologique ? La psychanalyse va répondre de façon originale à ces questions, et ce, par sa méthode même, celle de l’association libre. C’est quoi cette association ? C’est l’auto-observation, que Freud réclame à ses patients, qui va donner une nouvelle perspective à ce débat entre objectivité et démarche compréhensive. Des principes de l’association libre, côté analysant, à l’écoute flottante, côté analyste – « écoute flottante », aucun préjugé, il faut toujours faire comme ça, ouvert à toutes les manifestations de l’inconscient – Freud décrit ainsi la conduite à tenir dans la cure, je le cite : « Il faut obtenir de lui [du patient] à la fois une plus grande attention à ses perceptions psychiques et la suppression de la critique qui ordinairement passe au crible les idées qui surgissent dans la conscience », ceci se trouve dans L’Interprétation des rêves. Donc, on demande au patient d’accepter quoi ? Eh bien d’accepter d’être son propre observateur scientifique et pour cela, de laisser tant qu’il le peut, dans la mesure où il le peut, le niveau de ses résistances le plus bas possible. Les résistances se manifestant dans : « Oh ! mais j’avais bien pensé vous dire ça, mais vraiment ça ne se dit pas ! ou c’est incohérent alors, je ne vous le dis pas ! ». Réponse du thérapeute : « Si, si, il faut me le dire justement là. »

Vous voyez ce retournement, par rapport à ce qui vient d’être dit de l’observation, une inversion s’est opérée ; si l’observation s’est accomplie dans le silence des théories, c’est d’abord de celle du patient dont il s’agit. Faire taire le jugement, y substituer la curiosité, faire place à la surprise, accueillir le nouveau, l’insolite, l’imprévu. Et, de même, à la règle du « tout dire » du patient vient répondre l’écoute libre, flottante du thérapeute. Un tel dispositif clinique démontre, d’une façon générale, que le fait clinique n’existe pas en soi mais qu’il est construit par le dispositif qui le recueille : le patient et le clinicien. L’observation n’est plus au service de l’identification et de la désignation du symptôme, mais à celui de la compréhension du processus qui en a permis l’émergence. Le symptôme n’est plus seulement un signe mais la marque d’une singularité de ce sujet qui a ce symptôme. Alors, on pourrait croire qu’avec cette méthode la psychanalyse a rompu non seulement avec le modèle médical mais qu’elle a renoncé à toutes prétentions scientifiques. En fait, il n’en est rien pour Freud et ses continuateurs, la subjectivité est un obstacle à la conquête de l’objectivité scientifique, elle est en même temps ce sur quoi porte la spécificité du travail clinique. En maintenant ce double point de vue, la psychanalyse construit, dans une cohérence qui a valeur d’exemple, une démarche qui instaure une rupture entre le sujet concret et le sujet clinique, au sens de sujet de la science. En effet, c’est parce qu’elle s’est donné une visée précise, avec l’hypothèse de l’inconscient, qu’une telle démarche clinique fait travailler son objet d’un même mouvement, depuis le recueil des données jusqu’à leur théorisation. J’espère que vous voyez bien là, le retournement opéré par une technique, qui caractérise la technique psychanalytique, et qu’avec la prise en compte du transfert en particulier, vous avez là, les caractéristiques qui vont spécifier la technique psychanalytique de toutes autres techniques psychothérapiques. Un certain nombre d’entre vous se destine à être psychothérapeute… Eh bien, ce qui permet de distinguer là la technique psychanalytique ce sont ces conditions que je viens de décrire. Et vous voyez à quel point par rapport à cette aporie, cette impasse vis-à-vis du discours scientifique, combien cette technique apporte une réponse. Ce n’est pas que ce soit « la réponse », mais c’est une réponse.

Voilà, on se donne quelques minutes pour des réactions si vous en avez… questions ? réactions ? Commentaires ? oui ?

[Question] Est-ce que vous pouvez revenir un tout petit peu sur ce que vous avez dit au tout début de votre intervention sur cette idée qu’en passant de la nature à la culture, il y ait une perte de jouissance. Vous avez dit : « Cette humanisation se réalise au prix d’une perte de jouissance. » Je ne comprends pas très bien ce que ça veut dire.

[A. Bellet] Oui, effectivement ! Alors, c’est une question essentielle que vous aurez l’occasion de voir débattue à de nombreuses occasions. Si vous prenez simplement ce que j’ai évoqué avec le complexe d’Œdipe, vous voyez bien qu’il y a, dans l’inscription du jeune enfant dans le monde du langage, dans le monde de l’échange, un renoncement. Un renoncement déjà au corps à corps avec la mère. La fonction paternelle, qui a fait écrire à Freud Totem et tabou – je vous le cite encore en bibliographie – c’est pour rendre compte de ce qu’a de problématique cette fonction paternelle. Vous savez, « Mater semper certa est», la mère c’est certain et « pater », lui,  c’est incertus, on ne sait jamais qui est le père…(« Pater est semper incertus »). Alors, c’est cette fonction paternelle qui est interrogée, pas même comme un réel mais qui, en tout cas, viendrait frapper l’enfant dans sa jouissance première : celle de la satisfaction immédiate dans le corps à corps avec la mère. S’il restait dans ce corps à corps, il n’aurait aucune raison de passer dans l’échange, dans la parole. D’ailleurs peut-être qu’en périnatalité on vous expliquera cela de façon plus détaillée. Qu’est-ce qui dans le comportement de la mère peut avoir maintenu une dimension de cette jouissance chez l’enfant ? Cette jouissance qui va retarder, au moins, son entrée dans le langage, sinon la condamner. Donc, effectivement votre question, je ne peux pas développer trop parce que cette question de la jouissance, elle est éminemment spécifique à la psychanalyse également. On la retrouve, on pourrait dire nulle part ailleurs… heu, si même Marx a parlé de la jouissance ! Mais cette dimension de la jouissance, que Lacan va reprendre et isoler comme un réel, est tout à fait essentielle dans la compréhension de la théorie psychanalytique, et particulièrement dans la façon dont Lacan va reprendre Freud. Mais pour l’instant, contentons-nous de cela, c’est que déjà, d’emblée, pour que l’enfant consente à s’inscrire dans le langage, dans la demande, dans l’échange, il faut qu’il renonce à une première jouissance, à une première satisfaction que Freud décrivait déjà ; d’un processus primaire où dominent le principe de plaisir et la satisfaction immédiate. Il va devoir passer par la demande et donc, à partir du moment où il consent à passer par la demande, il consent à temporiser la satisfaction. Elle est déjà renvoyée.

Est-ce que je réponds un peu à votre question ? D’autres questions ? D’autres commentaires ?

[Question] Vous avez présenté les différentes psychologies ; la psychologie sociale, la psychologie génétique et la psychologie clinique et la psychanalyse, est-il possible de redonner la définition que vous avez donnée et la différence que vous faites entre les deux ?

[A. Bellet] Écoutez, j’ai dit que la psychologie sociale allait rendre compte, pour la question de la différence des sexes, du rôle de chacun ; que la psychologie génétique allait rendre compte de notre inscription en tant que sujet – femme ou homme – dans le parcours du développement génétique et que, la psychologie clinique, et surtout la psychanalyse, en fait, va rendre compte, tout simplement, des aléas de l’inscription du sujet dans le langage. C’est-à-dire que toute la pathologie qu’on va rencontrer, on peut en rendre compte à travers tous ces aléas du langage, en tant que lui-même est structuré, et en tant que l’enfant, avant sa naissance, est déjà désigné, et pour une certaine part, bien sûr, très déterminé. Cela va être tout son parcours de reprendre cette détermination à son compte, c’est de pouvoir dire : « moi, je ». Mais, voilà ce que viendrait étudier la psychologie clinique ou la psychanalyse : ce sont les conditions dans lesquelles le sujet s’est inscrit dans le lien social, dans l’échange, dans le langage et comment il a été déterminé et quel est le type de rapport qu’il va ensuite entretenir avec cette dimension que Lacan appelle le grand Autre, le lieu de la parole et du langage.

Est-ce que je réponds un peu à votre question ? Oui ! Bien ! Si vous n’avez pas d’autres questions, on se revoit le jeudi 29 novembre à 19 heures.

 

Retranscription réalisée sous la responsabilité des étudiants de l’EPhEP
Retranscription faite par : HASSE Olivier
Relecture faite par : JEDRZEJEWSKI Mathilde
Relecture faite par : A. BELLET