Thierry Florentin : Ce qui restera de nous

Le 28 février 2022, quelques jours après l’invasion de l’Ukraine, le psychanalyste italien Sergio Benvenuto dirige en ligne un groupe de supervision analytique avec des psychanalystes russes, qui exercent dans différentes villes de Russie.

 

Certains d’entre vous connaissent peut-être Sergio Benvenuto, qui est philosophe et sociologue de formation, professeur d’université reconnu et apprécié tant en Italie, où il est chercheur à l’Institut des sciences et technologies cognitives du Conseil National italien de la recherche à Rome, qu’en Russie, où il enseigne, à Saint Pétersbourg, ainsi qu’en Ukraine, à l’université de Kiev. Il est par ailleurs le fondateur d’une revue de psychanalyse The European Journal of Psychoanalysis, éditée en anglais et en russe depuis une dizaine d’années. Enfin, il est l’auteur de près d’une vingtaine d’ouvrages de psychanalyse, dont aucun jusqu’ici, à ma connaissance du moins, à la différence de certains de ses articles, n’a encore été traduit en français.

 

Ce jour-là, cependant, la dizaine de psychanalystes qui se rassemble autour de l’écran partagé, voit apparaître la vignette de leur superviseur avec un visage inhabituel et plutôt contrarié.

 

Sergio Benvenuto anime ce groupe depuis plus de vingt ans, qu’il décrit comme « plutôt des amis proches que des collègues ». Certains d’entre eux, écrira-t-il, se disent lacaniens. Certains disent détester Poutine, et le surnomment Poutler, contraction de Poutine et d’Hitler, et affirment se sentir surveillés par le régime russe.

 

Avant de démarrer la supervision, dont le protocole est qu’elle doit se tenir à partir d’un cas clinique envoyé par un des participants une dizaine de jours auparavant, Sergio Benvenuto prend la parole et demande, à chacun, de dire son opinion sur la situation en Ukraine. Intrigués, ils lui demandent alors pourquoi.

 

« Parce que », répond Benvenuto, « la psychanalyse ne se fait pas sur Mars, mais bien sur Terre. Le psychanalyste est aussi un citoyen, il vit dans la même société que celle des personnes qu’il analyse ». Et il ajoute : « Je suis par ailleurs convaincu, tout comme Lacan, que la psychanalyse n’est pas un traitement neutre, mais qu’elle est fondée sur une approche éthique de la subjectivité. La psychanalyse est avant tout un traitement éthique, et dans ce sens elle revêt une dimension politique. « Par conséquent », souligne-t-il, « certaines options éthico-politiques sont incompatibles avec la psychanalyse, le fascisme et le racisme par exemple ».

 

A ces réflexions générales, Sergio Benvenuto reçoit en retour, passé le premier moment de surprise, une déclaration sans appel de celui qu’il présente comme le leader du groupe, et qui lui déclare « qu’il ne s’agit pas seulement d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine, mais que de nombreux pays occidentaux se cachent derrière cette guerre, et se servent de l’Ukraine pour mener une guerre contre la Russie ».

 

Un autre psychanalyste, s’appuyant sur ce qu’il dit être son savoir analytique, et le revendiquant comme tel, déclare qu’« il voit les choses en tant que psychanalyste », et affirme qu’à son avis, durant toutes ces années, je cite, « l’Ukraine a titillé la Russie jusqu’à ce qu’elle ait ce qu’elle voulait, à savoir la  guerre ». Et il poursuit : « Je suis persuadé que les deux pays sont arrivés, à travers la guerre, à faire de ce qu’ils désiraient une réalité : l’affrontement. 

 

A noter que le terme de guerre est d’emblée employé, et non pas le terme d’« opération spéciale », qui est alors le terme officiel, et seul autorisé, de « Spetsnaz ».

 

Sergio Benvenuto intervient alors, et lui répond qu’une telle confusion des niveaux entre fantasme et violence réelle n’est pas acceptable, et il prend deux exemples, d’ailleurs plutôt surprenants, qui renvoient en miroir bourreau et victime, et de fait justifieraient la violence à leur encontre, concernant d’une part les juifs, à qui certains attribueraient une passion victimaire, et les rendraient inséparables de leurs oppresseurs, et d’autre part les femmes, pour qui les rêves érotiques de viol viendraient justifier sa réalité accomplie, qu’elles auraient au final appelées de leurs vœux, et auxquelles elles se soumettraient de plein gré.

 

L’échange devient alors de plus en plus pénible, chacun des psychanalystes présents tentant de prendre appui sur des analogies censées justifier et rendre compte de l’intervention militaire russe.

 

Défile alors un festival de rationalisations :

 

« L’occident ne peut reprocher à la Russie d’agresser d’autres pays, étant donné que les pays occidentaux ont eux-mêmes agressé d’autres pays au cours des dernières décennies comme le Liban, la Serbie, l’Irak, l’Afghanistan, la Lybie. C’est la logique du pouvoir qui est la même pour tous, pour vous comme pour nous. Giorgo Agamben le dit également : Même le discours moral est un discours de pouvoir. L’Occident n’a pas la légitimité pour nous sermonner ».

 

Ou encore : « Vous les occidentaux n’avez pas laissé les Ukrainiens et les Russes régler leurs problèmes entre eux, vous vous êtes mêlés de conflits qui ne vous regardaient pas… ».

 

A ce moment d’arguments échangés, la discussion a déjà quitté le terrain d’un échange technique entre psychanalystes pour se tenir sur le plan de propos nationalistes sans appel

 

Je cite encore deux phrases, je ne vais pas tout citer :

 

« Vous, les occidentaux, avez fait de Poutine un monstre, comme s’il était comme Hitler. Vous avez fait de lui un bouc émissaire. Et cela est un fantasme pour vous. ».

 

Ou encore :

 

« Vous, les Européens, vous faites une certaine idée de la démocratie, et voulez imposer cette idée à tous les autres. Vous voulez l’exporter avec des armes, comme vous l’avez fait en Afghanistan. Nous, nous avons une certaine idée de la démocratie qui ne coïncide pas avec la vôtre. Mais celui qui s’écarte de votre modèle de démocratie est un vaurien selon vous, un Hitler. Vous voulez nous imposer vos principes. Nous, nous avons voté pour Poutine librement, personne ne nous a imposé de voter pour lui… J’ai voté Poutine, je respecte les décisions de Poutine, j’admire Poutine, c’est notre chef. Je suis russe et j’approuve ses actes. Avant Poutine, nous n’avions plus rien, notre pays était affamé. Après Poutine, nous avons acquis un certain bien-être, on nous a rendu notre dignité. ».

 

Face à un tel déchaînement nationaliste, et de sujétion volontaire et revendiquée, décomplexée et affranchie, Sergio Benvenuto bat en retraite, et déclare que pour lui, cette guerre n’est pas entre l’Ukraine et la Russie, encore moins entre l’Occident et la Russie, mais entre ceux qui croient en la démocratie libérale et ceux qui n’y croient pas. Et il conclut là, en en prenant acte, qu’à la démocratie libérale, leurs réflexions montrent bien qu’ils ne croient ni n’adhèrent, qu’il s’agit là de bases éthiques fondamentales minimales pour pouvoir exercer la psychanalyse, et que cette discussion a montré qu’ils ne possédaient pas ces bases.

 

(À noter qu’il lui aura fallu tout de même vingt ans pour s’en apercevoir…).

 

Avant de mettre un terme à la réunion, et de leur annoncer qu’il suspend les séances de supervision, il leur dit en guise d’au revoir qu’il espère néanmoins qu’ils pourront se retrouver après la guerre, guerre qu’il souhaite de la plus courte durée.

 

Il faut remercier Sergio Benvenuto de nous avoir donné accès à cet échange, qui est libre en français sur le site internet de sa revue The European Journal of Psychoanalysis », à qui souhaite en prendre connaissance.

 

Cet échange, qui n’est pas passé inaperçu, est précieux pour nous autres psychanalystes, car nous avons ici le verbatim, la transcription mot à mot d’un dialogue et de propos qui se sont échangés dans un cadre supposé transférentiel, qui est celui de la supervision, fût-elle de groupe, et fût-elle par vidéo interposée.

 

Grâce à la générosité de Sergio Benvenuto, à la rigueur de sa prise de notes et à son désir de nous transmettre telles quelles les réactions à vif de ses collègues, nous allons essayer de déplacer la littéralité des propos qui ont été échangés, de les extraire de leur cadre moral, émotionnel, politique, partisan, etc. afin d’en tenter une lecture comme nous le ferions d’un cas clinique.

 

Comme nous aurions eu à le faire avec cette patiente russe névrosée dont le cas transcrit, et certainement travaillé et retravaillé, et encore travaillé, avait été adressé quelques jours plus tôt à Sergio Benvenuto, s’il n’avait pas bousculé le cadre convenu de la supervision par cette question posée à brûle-pourpoint « Que pensez-vous de la guerre sous nos yeux ? ».

 

La situation de ces cas de supervision trop léchés, est souvent génératrice d’ennui, car toujours trop prévisible et sans surprises. Il suffit, pour en faire l’expérience, d’apporter ses notes, que l’on va lire au superviseur, ou de vouloir à tout prix rapporter au superviseur le bon mot que l’on a pu échanger en séance avec son patient. Il n’y a pas d’autre psychanalyse que celle qui jaillit dans la surprise.

 

Et dans son déplacement. Et quand j’utilise le terme de déplacement, vous entendez la question de la place. Place de l’analyste.

 

Il n’y a pas d’autre psychanalyste que la place qu’il occupe.

 

Alors, si nous voulons ne pas échouer dans cet exercice, et lire cet échange avec un regard psychanalytique, nous devons commencer à nous dégager des considérations politiques sur les relations qui s’exercent entre la psychanalyse et la démocratie, et pour lesquels certains groupes de psychanalystes en France, durant les dernières élections, ont pensé utile de prendre position publiquement, et de le faire savoir au nom de leur association, et de la psychanalyse, et pas seulement en tant qu’individus.

 

Question délicate, cependant, qu’il ne convient pas de traiter à l’emporte-pièce, ou à la légère.

 

Vous savez que Lacan a voté toute sa vie pour le même et inamovible député-maire de son quartier, le VIIème arrondissement de Paris, Fréderic Dupont, au passé collaborationniste et reconverti au gaullisme, insipide législateur, dont vous trouverez une très cocasse description dans le dernier livre d’Eric Vuillard, Une sortie honorable.

 

Car il existe bien entendu des présupposés minimaux à l’exercice de la psychanalyse, que le régime hitlérien, par exemple, en plaçant à la tête de l’Institut de psychothérapie à Berlin le propre cousin d’Herman Goering, Matthias Göring, avait parfaitement saisis, en décrétant la psychanalyse comme science juive, non pas seulement parce qu’elle était servie par des psychanalystes juifs, la plupart avaient déjà réussi à s’exiler, à Londres ou aux Etats-Unis, mais parce que son dessein, la promotion du sujet dans sa singularité et sa différence, dans son désir, contrecarrait l’établissement fondamental-fondement, du Volk, d’un peuple Un.

 

Cependant, les psychanalystes sud-américains, argentins, brésiliens, nous l’avons peut-être oublié, ont su témoigner, en leur temps, dans les années 1970-1980, de leur exercice sous un régime de terreur policière et d’Etat. Ainsi que de l’ingéniosité qu’ils devaient déployer en permanence afin de maintenir un espace de parole libre, parfois par exemple, mais cela c’est pour l’anecdote, il y a énormément de témoignages de ce genre, quitter leur cabinet pour assurer la séance dans un taxi, car ils n’avaient pas la certitude que leur lieu de travail n’était pas sous écoute… Ce qui est un comble pour un psychanalyste….

 

Pour ne rien dire de la psychanalyse aujourd’hui dans des pays tels que la Chine, par exemple, je vous recommande l’ouvrage pionnier de Huo Da tong, La Chine sur le divan, à propos de la transmission de la psychanalyse lacanienne en Chine.

 

S’il y a bien un présupposé minimal pour permettre à la psychanalyse de prendre corps, celui-ci ne réside pas tant pour autant dans l’exercice démocratique du pays où elle s’exerce. Ni même dans les idées politiques du psychanalyste. Ou son orientation sexuelle.

 

Mais sur une hypothèse que le psychanalyste soutient, et qui est qu’en face de lui, il a affaire à un sujet divisé. C’est là l’enjeu des entretiens préliminaires.

Et c’est là l’Ethique majeure de la psychanalyse.

L’analyste ne cède pas sur son désir est une phrase qui ne veut rien dire en soi.

Il faut la compléter.

L’analyste ne cède pas sur son désir… de soutenir l’hypothèse qu’il a affaire à un sujet divisé.

Jusqu’à infirmation de cette hypothèse, ce qui peut prendre un délai plus ou moins variable, et parfois comme vous le savez, cuisant.

Et que lui-même, l’analyste, se doit de l’être également, parce que s’il n’est pas divisé, il fera au mieux de la psychothérapie, ou du coaching.

C’est pour cela qu’il lui est recommandé d’aller vérifier qu’il est bien divisé, régulièrement, sur le divan. Tous les cinq ans, disait Freud.

Parce qu’à travers lui, l’analyste, à qui le patient cause, s’exprime ce sujet divisé, encore insu du patient, et dont sa parole est censée rendre compte ; et que ce que le patient attribue comme cause de son malheur : « C’est mon voisin qui, c’est mon N-plus-un, c’est ma femme, c’est mon mari, c’est l’Ukrainien qu’a commencé, etc. », sauf cas bien réels, cela arrive parfois, et l’analyste à ce moment, se doit de prendre position, en dehors de ces cas bien réels, c’est du bla-bla, qu’il faut bien accepter de se coltiner le temps nécessaire, pour en venir un jour à l’essentiel, de faire entendre la division chez un sujet.

 

C’est en cela que le psychanalyste représente un danger pour les dictatures.

Parce qu’il se fait volontairement dupe d’un discours imaginaire sans en être la dupe.

Et qu’il le fera savoir au moment adéquat, c’est-à-dire ce moment de croisement du savoir insu tapi dans les paroles de son patient, et de son savoir insu propre surgissant de son écoute.

Et les dictatures n’aiment pas ça.

 

Cela ne veut pas dire qu’il n’y croit pas.

Il veut bien y croire, cependant il ne s’y croit pas.

Par ce qu’il sait, de par son itinéraire, de sa propre analyse, de son expérience, de son métier, que tout n’est jamais que déplacement.

Et illusion.

Et que nous ne poursuivons jamais que la quête insaisissable d’un objet incessible.

Et que les traits de l’étranger censé s’y opposer, qu’il s’agisse du conjoint, du N plus 1, du voisin, du juif, du Russe, ou de l’Ukrainien, ne font jamais que nous en détourner.

 

De fait, le dialogue de Sergio Benvenuto avec les psychanalystes russes nous est précieux, par ce qu’il ne nous illustre rien de moins, mais rien de plus non plus, que la nature ordinaire de l’homme.

À travers cet échange à plusieurs voix vient s’exposer et se dévoiler, à la manière d’une découpe chirurgicale, c’est là son talent, de quoi le Grand Autre se constitue.

À savoir des pires horreurs et exactions meurtrières projetées sur notre prochain, dans une équation qui rend équivalent l’étranger et l’ennemi, et autorisant à son encontre les vœux de mort et de souffrances les plus cruelles, et qui de surcroît, nous permettent de maintenir l’image flatteuse dont nous nous soutenons.

 

Cette cruauté est partie intégrante de nous-même, et Freud soulignera tout au long de sa vie qu’il n’est pas dans la capacité de la civilisation d’en venir à bout.

Pire encore, et c’est un comble, c’est un fait de structure.

C’est l’essence même de la civilisation que de porter en son sein les vecteurs de sa propre autodestruction.

 

C’est dans un texte de circonstance, écrit sur la pression d’un éditeur qui se désespérait de ne plus rien recevoir, nous sommes en 1915, à la période d’ascension la plus brutale de la guerre, que Freud décrit cet aspect structurel et atemporel de la destructivité, qu’il rend inséparable de la notion même de civilisation.

« Jamais encore un événement n’aura détruit tant du bien précieux de l’humanité, fourvoyé tant d’esprits parmi les plus lucides, réduit si bas ce qui est élevé ».

Des esprits parmi les plus lucides.

Des intellectuels, des scientifiques, les porteurs de la civilisation.

« La science », écrit Freud, a perdu son « impassible impartialité ».

« Mus par la plus amère rancœur, ceux qui la servent cherchent à lui emprunter des armes pour offrir une contribution à la lutte contre l’ennemi. L’anthropologue se fait une obligation de réputer l’adversaire inférieur et dégénéré, le psychiatre de prononcer un diagnostic qui conclut à son désordre psychique ou à un trouble de son esprit… ».

Elle est pas belle l’impartialité de la science ?

« Emportés par le tourbillon de cette période guerrière, informés de manière unilatérale sans distance face aux grandes transformations qui se sont déjà accomplies, et incapables d’avoir vent de l’avenir en train de prendre forme, nous sommes nous-même en proie à la confusion quant à la signification des impressions qui se bousculent en nous et quant à la valeur des jugements que nous formons ».

Telles sont les premières lignes des Considérations actuelles sur la guerre et la mort.

Magnifiques premières lignes.

Freud rappelons-le recevra en 1930 le prestigieux Prix Goethe de la ville de Francfort, pour son ciselage de la langue à travers ses écrits.

Zeitgemässes, que nous avons traduit en France par « Considérations actuelles ».

Réflexions de ce temps.

Il eût mieux valu traduire, la langue allemande nous autorise ces libertés, « de tout temps, hors de toute considération de temps, anachroniques », car inscrites dans la structure de l’homme depuis les débuts de l’ère glaciaire, dont il garde trace ineffaçable, et avec laquelle chaque génération doit, dans les traces de celles qui l’ont précédé, s’affronter.

Freud répond à Nietsche, qui en 1873, dans un texte éponyme, Unzeitgemässes traduit en France par « Considérations intempestives », ou encore « Inactuelles », mettait en garde de manière étonnamment prémonitoire le peuple allemand contre la mythification de son histoire, et la tentation de supériorité et de mépris relayé notamment par les puissantes ligues étudiantes, après sa victoire sur le peuple français durant la guerre de 1870.

 

Inauguré par Totem et Tabou, texte premier, 1912, Les considérations actuelles, 1915, L’avenir d’une illusion, 1927, inséparable du Malaise dans la civilisation 1929, et de la Lettre à Einstein, de 1932, où Freud fait part de son désarroi et de son impuissance face à la guerre, aboutissant au Moïse, qui rend compte de la place inaugurale structurelle de l’étranger dans la naissance d’une civilisation, Freud présentera sur plus de vingt ans un axe tout à fait cohérent, suivant la logique d’une pensée au décours d’une vie, celle du meurtre originel.

De cet assassinat premier du père de la horde par les fils, et dont la trace mémorielle persiste et insiste dans notre psychisme, découlent nos malheurs.

Et nous ne cessons notre vie durant de chercher à évacuer ce meurtre collectif qui nous colle à la peau, et qui fait tout autant partie intégrante, et structurale de notre développement psychique que du raffinement de notre civilisation.

 

Et la civilisation, dira Lacan, c’est l’égout, à savoir la manière dont nous y prenons pour traiter nos déchets, à commencer par celui-ci, premier, le meurtre du père de la horde primitive.

L’égout ici, c’est le totémisme, qui va instituer un certain nombre de règles de protection et de non-agression entre les membres d’une même tribu, en échange de quoi ils vont devoir se plier à toute une série d’interdits qui les obligent, des tabous, concernant le meurtre des frères ainsi que la sexualité, plus particulièrement l’inceste maternel ou sororal.

Tout le monde s’y plie, et gare à la sanction, qui est au mieux le bannissement et l’exclusion du groupe, au pire la mise à mort.

 

Soumise à la jalousie d’un père possessif, père qui possédait et interdisait toutes les femmes, la horde n’a eu d’autre recours que le meurtre du père, « envié et redouté », puis de son cannibalisme dans un partage fusionnel et identificatoire, « s’appropriant chacun une partie de sa force » dit Freud, », « première fête de l’humanité » pour finir par sa substitution en animal totémique à révérer.

« C’est ce geste criminel mémorable, qui a été au commencement de tant de choses, organisations sociales, restrictions morales et religion », dira Freud dans Totem et Tabou.

C’est plutôt un casier assez chargé, comme origine de la société, de la morale et de la religion, comme le soulignent dans une excellente introduction à l’édition bilingue des Actuelles, regroupée sous le titre Anthropologie de la guerre, Marc Crépon et Marc de Launay, casier qui cumule successivement un désir d’inceste, un meurtre accompli, et un acte de cannibalisme.

 

Moyennant quoi, le père se retrouvait plus redoutable mort que vivant, et les mères avaient raison, il faut toujours y réfléchir à deux fois avant de passer à l’acte. Le repentir et la culpabilité faisaient leur entrée comme garants de la civilisation, en interdisant désormais tout autant la consommation des femmes de la horde que la menace réelle du père de son vivant.

Et seul le pacte avec son substitut, en la personne de l’animal totémique offrait une formation de compromis, ainsi qu’une garantie non seulement contre la possession des sœurs et des mères, mais aussi contre le massacre mutuel des frères jaloux et rivaux.

« Commencement de la civilisation », dira Freud, « qui depuis lors ne cesse de tourmenter l’humanité ».

 

Je vous accorde qu’il n’est pas si simple de considérer que ces lignes nous concernent, que ces élucubrations de Freud qui vont s’étendre sur vingt ans, de 1912 à 1932, au moins, 1939, si l’on y inclut Moïse et le monothéisme, sur la genèse des sociétés ainsi que sur notre constitution psychique seraient autre chose qu’une aimable construction mythique un peu baroque, qui nous éloignerait des vraies questions au sujet de l‘agressivité et de la haine, vraies questions que seraient les décharges neuronales venant de circuits neurologiques complexes et qui furent traitées un temps officiellement et il n’y a pas si longtemps, dans les années 1960, par la promotion médicale de la lobotomie.

C’est comme ça qu’on se proposait de traiter les grands criminels récidivistes. Aux Etats-Unis notamment, mais en France également.

 

Aujourd’hui, nous avons heureusement les traitements biologiques qu’il convient, et notre manière de traiter les égouts fait de nous des personnes aimables et fréquentables.

Fascinés que nous sommes, il faut bien le dire, fascinés, c’est-à-dire, interdits, interdits de penser, par la guerre et la destruction de ce que nos pères et nous-mêmes avons, à force de sacrifices, si péniblement construits, il nous est plus confortable de nous dire que nous sommes des êtres de civilisation, ne souhaitant généralement, sauf exception, que le bien d’autrui, sans même le plus souvent réaliser ce double sens dans la langue de ce terme de bien, et que son accaparement en est l’autre face, jamais très éloignée.

 

Il suffit d’observer les enfants, et de se laisser gagner par leur jubilation communicative aux jeux de guerre, vidéos, films, qui mettent en scène la mort d’autrui, captant leur attention, et générant au passage des revenus commerciaux phénoménaux, pour saisir comment, et de quelle manière, et c’est le travail de l’analyste, ce mécanisme pulsionnel jouissif, ainsi que la mise en place de son interdiction, et de satisfactions substitutives se rejoue avec chaque enfant, à toutes les époques et à toutes les civilisations, depuis la nuit des temps, qu’il s’agisse de Fortnite, ou d’une épée de bois de la Guerre des boutons.

Et aucune mise en évidence, pourtant bien réelle, d’un quelconque allumage neuronal de l’agressivité de l’enfant, n’y changera quoi que ce soit.

 

Il y a bien pire.

Non seulement la poussée de cette pression pulsionnelle est constante, mais de plus, elle n’est jamais acquise de façon définitive.

Tapie dans les méandres du refoulement et de la pression sociale, auxquelles elle donne l’illusion de se plier de plus ou moins mauvaise grâce, elle ne cessera jamais d’attendre son heure.

Sa domestication apparente, et c’est un comble, ne protège de rien. Ni de la maladie, ni de la mort, ni de la mauvaise fortune, ni de la méchanceté d’autrui, nada.

Écœurante injustice, le dédommagement auquel vous pouvez vous attendre en compensation de votre acceptation à ce sacrifice pulsionnel est entière illusion.

Il n’y a rien à attendre de son prochain en récompense de son propre renoncement.

 

Et pourtant, dira Freud, on n’a jamais vu de civilisation qui ne se soit pas édifiée sur la contrainte et le renoncement pulsionnel, et on n’en verra sans doute jamais, quand bien même nous serions autorisés dans certaines circonstances, exceptionnelles, à faire le choix contraire, et à donner libre cours à l’expression de notre destructivité, ce ne sera jamais que pour un temps limité.

Nous n’en aurons jamais fini, dira Freud, au début de L’avenir d’une illusion, de devoir composer avec nos tendances destructrices, anti-sociales, et anti-culturelles.

On peut toujours dire que non, que le mal c’est les autres, les asociaux, les laissés-pour-compte de l’éducation et de la culture, des suites d’une prédisposition morbide, ou d’une force pulsionnelle excessive.

Ceux-là ne feront jamais que nous donner des nouvelles de nous-mêmes, c’est-à-dire de ce qui en nous nous est inhérent.

Et pour être bien clair, Freud énonce que lorsque les hommes peuvent avoir la garantie de leur impunité, si la contrainte externe qui jusqu’ici leur demandait soumission et obéissance les y autorise, pour une circonstance ou une autre, alors, écrit-il, « un nombre infini d’hommes civilisés… ne se refusent plus la satisfaction de leur cupidité, de leurs plaisirs-désirs d’agression et de leurs désirs sexuels, ne se font pas faute de nuire aux autres par leur mensonge, la tromperie, la calomnie, etc. ».

Et d’aller brailler pendant cinquante ans dans les rues de Paris ou d’ailleurs « Plus jamais ça » était, nous le savons maintenant, d’une très grande naïveté conjuratoire. Afin de témoigner de notre contribution volontaire à la civilisation, il nous aurait été bien plus avisé de défiler en scandant joyeusement : « A la revoyure, à la prochaine… ».

 

À la vérité, autant pour Freud que pour Lacan, le vrai danger résidait dans la diffusion généralisée du constat de la mort de Dieu. Ce qu’illustrait la tirade de Dimitri, finale des Frères Karamazov : « Puisque Dieu est mort, alors tout est permis ». Le « Alors » de la deuxième partie de la phrase signifie qu’il n’y a plus aucune raison au sacrifice de la composante agressive de la pulsion.

Ce sacrifice ne se justifie pas. Il est interdit d’interdire.

La première partie s’est désormais dissoute, et nous nous retrouvons à énoncer un simple « Alors tout est permis » sans articulation logique d’aucune sorte, ni aucun point d’appui pour justifier cette énonciation.

 

Freud attribuait à la religion une fonction régulatrice nécessaire, prenant appui sur la culpabilité, et loin d’être un texte anti-religieux, comme on l’a décrit parfois, L’avenir d’une illusion reconnaît à la religion sa place civilisatrice.

Et cela même si, et c’est son envers, on tue, on viole et on pille en son nom.

Dans la Lettre à Einstein, Freud rappelle que « ‘Les bolcheviques’ espèrent qu’ils sauront faire disparaître l’agressivité humaine en garantissant la satisfaction des besoins matériels et, par ailleurs, en instaurant l’égalité parmi les membres de la société ». Néanmoins, « Entre temps, ils se sont armés le plus soigneusement et assurent la cohésion de leurs partisans non sans entretenir une haine dirigée contre tous ceux qui ne sont pas les leurs ».

 

Nous pouvons maintenant revenir à cet échange entre Sergio Benvenuto et ses collègues russes comme un échantillon freudien.

Pas une ligne, pas un mot, pas une déclaration pas une réaction, y compris la tentative finale de culpabilisation moralisatrice de Sergio Benvenuto, « vous ne possédez pas les prérequis à la psychanalyse », qui ne puisse s’extraire et s’intégrer dans une sorte de postface d’écrits freudiens atemporels, unzeitgemässes, mis à jour sous la pression de l’incendie européen continu de la première moitié du XXe siècle, et réactualisés par la sauvagerie contemporaine d’une nation qui a une très haute opinion d’elle-même.. 

Et dont nous sommes partie prenante, que nous le voulions ou non.

La civilisation n’a jamais éradiqué la barbarie. Elle n’en a jamais eu le pouvoir, tout juste l’illusion.

 

« Nous provenons d’une série infiniment longue de générations, de meurtriers qui avaient dans le sang, comme nous même sans doute le désir de tuer », écrit Freud dans le Malaise, « Ainsi sommes nous aussi, à l’aune des motions inconscientes de nos désirs, une bande de meurtriers au même titre que les hommes archaïques ». 

Nous ne savons pas nous défendre de cette découverte, nous n’en avons pas les moyens.

Sinon par le biais de la culpabilité.

Freud savait qu’il n’y a aucun sens à vouloir supprimer les penchants agressifs et à la destructivité des hommes, je ne sais même pas si lui, qui à la fin de sa vie, traitait ses contemporains de racailles, croyait dans les propos lénifiants qu’il tient dans les dernières lignes de sa Lettre à Einstein, où il appelle à l’édification culturelle des hommes comme rempart à la destructivité et à la guerre.

Nous n’y croyons pas, mais comme Sisyphe, nous ne pouvons pas ne pas cesser de nous y essayer…

Freud, lui-même, mais oui le grand Freud était comme chacun de nous traversé par cette complexité et par l’enchevêtrement de ces questions.

 

28 décembre 1914, la guerre entre alors dans son sixième mois.

Freud est sollicité par un psychiatre néerlandais, Frederik Van Eeden, qu’il avait croisé chez Charcot, à la Salpêtrière :

« Honoré Collègue,

Sous l’influence de cette guerre, je me risque à vous rappeler deux affirmations que la psychanalyse a avancées, et qui ont certainement contribué à la rendre impopulaire auprès du public.

Elle, la psychanalyse, a conclu des rêves et des actions manquées de l’homme sain, comme des symptômes du nerveux, que les impulsions primitives sauvages et mauvaises de l’humanité n’ont disparu chez aucun individu, mais qu’elles continuent au contraire à exister, quoique refoulées dans l’Inconscient, comme nous le disons dans notre langage technique, et attendent les occasions d’entrer de nouveau en activité.

Elle nous a enseigné encore que notre intellect est une chose débile et dépendante, jouet et instrument de nos penchants pulsionnels et de nos affects, et que nous sommes amenés nécessairement à nous conduire en esprit perspicace ou imbécile selon ce que nous commandent nos positions comme nos résistances internes.

Et maintenant, jetez un œil sur les processus de ce temps de guerre, sur les cruautés et les violations du droit dont les nations les plus civilisées se rendent coupables, sur la manière distincte dont elles jugent leurs propres mensonges, leur propre injustice et celle de leurs ennemis, sur le manque général de discernement, et accordez-moi que la psychanalyse a eu raison dans ces deux affirmations.

En cela, elle n’était peut-être pas entièrement originale. Beaucoup de penseurs et de connaisseurs de l’homme ont dit des choses semblables, mais notre science a développé dans le détail ces deux propositions et s’en est servi pour éclaircir de nombreuses énigmes psychologiques.

 

J’espère vous revoir en des temps meilleurs.

 

Votre cordialement dévoué

 

Sigm. Freud.

 

 

Voilà. Décembre 1914, quelques semaines avant la rédaction des Actuelles.

« Notre intellect est une chose débile et dépendante, jouet et instrument de nos penchants pulsionnels et de nos affects, et nous sommes amenés nécessairement à nous conduire en esprit perspicace ou imbécile selon ce que nous commandent nos positions comme nos résistances internes ».

 

Mais dans le même temps, la Correspondance de Freud avec ses enfants, récemment publiée, montre qu’il entretient avec eux une correspondance qui ne laisse place à aucune ambiguïté sur le fait que le nationalisme ne serait l’affaire seulement que des masses incultes, et que le patriotisme serait réservé aux seuls hommes civilisés.

Le 12 août 1914, Martin, son fils aîné écrit à son père qu’il s’est porté volontaire pour toute la durée de la guerre, canonnier dans l’artillerie.

En effet il avait déjà effectué son temps militaire et n’était de ce fait plus mobilisable. On sait qu’il restera mobilisé au front durant toute la durée de la guerre, qu’une balle traversera son casque, et que son père le croira mort, puisqu’il restera sans pouvoir donner de nouvelles durant six mois après l’armistice, prisonnier de guerre en Italie.

Mais il écrit cela à son père le 12 août 1914 : « Se tenir à l’écart sans nécessité intérieure, voilà quelque chose que je n’aurais pas pu me pardonner plus tard ».

Le 16 août, Freud lui témoigne en retour sa fierté : « Je ne veux pas te refuser le témoignage que tu as agi de manière correcte et bienséante. Si le destin ne t’est pas trop défavorable, tu jetteras sans doute plus tard un regard de satisfaction rétrospective sur ta décision ».

Mais son courrier tarde à arriver, Marin ne le recevra que le 18 août, et il s’impatiente de recevoir une réponse de son père, il le relance : « J’espère que je ne dois pas attribuer l’absence de nouvelles au fait que vous désapprouvez ma démarche. Cela me ferait beaucoup de peine… », et plus loin : « Je crois qu’aujourd’hui est la meilleure occasion de donner une expression concrète à l’aversion qu’on peut avoir pour la Russie, et je ne veux vraiment pas laisser passer sans m’en saisir l’occasion de passer la frontière sans autorisation particulière en dépit de ma confession ».

En effet, les juifs jusqu’en 1917, à la révolution russe, étaient encore assignés à résidence dans certaines provinces périphériques, et interdits d’entrée dans les régions centrales, dont Moscou.

« Depuis que je suis soldat, je me réjouis à la perspective du premier combat comme on le fait dans l’impatience d’une ascension en montagne ».

Dans l’impatience d’une ascension en montagne… Incroyable non ?

 

Ce à quoi Freud, répond, en date du 27 septembre 1914 : « Toutes les impressions qu’on perçoit dans le Reich sont très réjouissantes, le moral y est extrêmement optimiste, chacun passe outre à ses pertes, a confiance en ses dirigeants, et accomplit sa part de devoir. C’est une grande nation. Le succès de l’emprunt de guerre 4,4 milliards est en lui-même une grande victoire. Il règne un grand enthousiasme à propos du succès des sous-marins et une grande amertume à l’égard de l’Angleterre. J’ai entendu parler de grands préparatifs contre cet ennemi. Ils ne font aucune différence entre leur propre armée et leur propre cause et les nôtres. C’est comme un seul peuple. ».

Face à l’ampleur des nouvelles qui viennent du front, transformé en boucherie, meurtres de masses et massacres de populations civiles, l’enthousiasme de Freud, on le sait, ne durera cependant pas.

Encore veut-il croire dans une lettre à Martin, toujours, datée du 30 Novembre 1914, à l’imminence d’une paix prochaine : « Nous avons maintenant traversé quatre mois de guerre, mais il est clair qu’ils n’ont rien apporté qui rende la paix possible. Ce sera sans le doute le cas au printemps, il est possible qu’en été la paix vienne sur nous, c’est-à-dire sur ce qui de nous sera encore là. »

 

C’est le début de la désillusion, « Noel, écrit-il encore dans une lettre du 20 décembre 1914 sera silencieux et triste, aussi bien chez nous que partout».

Et le début également, on le sait, des grands textes sur la destruction et la mort.

Qui n’empêcheront pas le grand homme de se réjouir dans l’intimité des succès allemands ou de se désoler de ses revers.

9 Mai 1915, lettre à Sophie : « La première semaine de Mai a été vraiment excitante. (En effet du 1er au 3 Mai, les troupes impériales percent le front russe, envahissent la quasi-totalité de la Galicie). Est-ce que la prochaine va nous apporter aussi, en sus de toutes les victoires, un nouvel ennemi ? (Il s’agit de l’Italie, qui entrera en guerre le 23 mai, contre l’Autriche-Hongrie). Il est indéniable que les choses marchent excellemment.

 « La cruauté est du côté des Anglais, cyniques et calculateurs, le comportement des nôtres est hautement respectable », écrit-il encore à Sophie en février 1916.

 

Avons-nous appris quelque chose de la guerre ?

Justification de la mise à mort du prochain, appropriation de ses biens, culte du chef bien-aimé, etc.

« Je suis déçu », disait un des participants à Benvenuto, « car je pensais que tu avais compris le monde russe. Il me semble que tu ne comprends pas une chose essentielle chez nous. Je suis russe, et ce que tu n’as pas compris, c’est que Poutine, c’est la Russie.

Projection de la responsabilité du conflit sur l’autre.

Ne nous y trompons pas, ce sont ces mêmes dialogues que nous entendons tous les jours dans nos cabinets où le conflit n’est pas planétaire, ni à l’échelle d’une nation qui s’élève contre une autre, mais familial, filial, professionnel, ou conjugal.

Dès lors que nous nous faisons serfs d’un axe imaginaire a-a’, au service d’un grand Autre bafoué et vengeur, ce que Freud a très bien su définir en décembre 1914 :

« Notre intellect est une chose débile et dépendante, jouet et instrument de nos penchants pulsionnels et nos affects, et nous sommes amenés nécessairement à nous conduire en esprit perspicace ou imbécile selon ce que nous commandent nos positions comme nos résistances internes ».

Le « ou » ici n’est pas celui d’un « ou bien ou bien », exclusif mais d’un « ou » qui inclut nos méandres, et la complexité dont nous sommes tissés à l’égard de l’autre.

 

Perspicace ou imbécile.

En 1920, dans ce moment de rare accalmie du siècle dernier, Freud, dans Au-delà du principe de plaisir, ne nous présente plus vie et mort sur un simple plan d’opposition. Une forme binaire, à deux dimensions, qui viendrait en réduction d’un combat sans merci où la vie devrait l’emporter sur la mort, et qui procéderait d’une lecture trop littérale du Deutéronome : « J’ai mis devant toi la vie et la mort, tu choisiras la vie ».

Il ne s’agit plus d’écarter l’un pour se tourner vers l’autre mais de composer avec les deux, la vie et la mort, afin de faire la vie, qui ne peut donc plus être la même que précédemment, une vie nouvelle, une vie supplémentée, qui gagnerait une qualité supplémentaire, du fait d’être lestée par la mort, qui lui donne naissance.

Il nous faut alors trouver une représentation spatiale hors d’un plan à deux dimensions, sagittal, dans laquelle la vie d’un côté et la mort de l’autre ne signifient plus rien, pour saisir cette relation de l’un et de l’autre, où sans la mort, la vie n’est rien, et telle qu’il devienne impossible de séparer l’une de l’autre.

Ce que par ailleurs les biologistes confirmeront avec l’apoptose cellulaire, la mort programmée des cellules nécessaire à leur renouvellement sur laquelle elles s’appuient.

Freud lui-même sera tellement déconcerté par cette découverte, qui n’est d’ailleurs pas de lui, mais de Sabina Spielrein, qu’il mettra un peu de temps avant d’accepter.

La vie, dira Lacan, nous ne savons pas bien ce que c’est mais si nous avons à rendre compte de sa structure, il est certain que son rapport à la mort est borroméen. Si l’un se défait tout se défait.

Dans un schéma que vous trouverez à la fin de la Troisième, mais aussi dans la leçon du 17 décembre 1974 du séminaire RSI, Lacan placera la vie au trou du cercle du Réel, et la mort au trou du Symbolique.

Et le corps au trou de l’Imaginaire.

 

Lacan avait aussi nommé la zone de coinçage qui émerge entre la vie, au trou du Réel, et la mort, au trou du Symbolique, la Jouissance phallique.

Ce lieu de coinçage est le fameux « Ce qui restera de nous », qu’évoque Freud à sa fille Sophie dès 1914.

Ses implications cliniques sont innombrables, autant pour la vie ordinaire du névrosé que pour les incidents de la vie du psychotique.

 

Maintenant, écoutez bien cette définition que donne Lacan de la structure borroméenne, dès la première leçon du séminaire RSI, le 10 décembre 1974.

« Vous rompez un des anneaux, ils sont libres tous les trois, c’est-à-dire que les deux autres sont libérés ».

Le mot est terrible. C’est de libération que se sont prévalus les forces russes en prétendant libérer l’Ukraine.

Libérer de la vie.

 

Nous avons le pouvoir égal de libérer l’autre de la mort autant que de le libérer de la vie.

C’est ce que redoute Lacan dans La Troisième, ainsi que dans sa conférence de presse la veille, le 29 Octobre 1974, en arguant du pouvoir des scientifiques de « nettoyer toute vie enfin réduite à l’infection qu’elle est réellement » et de « débarrasser le monde de cette chose merdeuse qu’est l’humanité ».

Un soulagement et un triomphe.

Tel est le véritable enjeu de cette guerre de la Russie avec l’Ukraine, que Freud redoutait par-dessus tout, et qu’il nommait le nihilisme.

La civilisation est liée au destin de cette reconnaissance existentielle, entre la mort et la vie, et non pas dans les diverses mesures que nous pouvons prendre pour nous en protéger, religion, conjuration, déni, annulation, etc.

 

 « Ce qui restera de nous », après la traversée des épreuves de la vie, c’est le parcours d’une analyse, qui donne à chacun la contingence de transformer le sang rouge en semblant.

 

Seul avenir civilisateur d’une illusion.

 

Merci de votre attention.

 

Thierry Florentin, psychiatre, psychanalyste, membre de l’Association Lacanienne internationale