Marie-Charlotte Cadeau : Jouissance et "folie" féminine -2

Conférencier: 

EPhEP, MTh1-ES2 9, le 14/01/2019

La dernière fois nous avons vu brièvement que Lacan, disons dans la première partie de son œuvre, dès les années 50 bâtit son discours sur la sexualité autour du signifiant « phallus ».

Pour ce qui concerne la position masculine, un homme n’est pas « sans l’avoir » tandis qu’une femme est « sans l’avoir ». Le phallus est un signifiant, non un organe. Signifiant majeur de l’ordre symbolique, puisque je vous le rappelle, le phallus désigne d’abord le ratage du signifiant à saisir l’objet, la fleur est « l’absente de tous bouquets» nous dit Mallarmé.

Du coup le phallus devient le représentant du « ratage », il est ce Un référentiel qui devient le référent de l’ordre symbolique, c’est-à-dire du langage, à assurer un pouvoir sur le Réel, tout en le « ratant » cependant au moins partiellement comme la science l’atteste (puisque nous allons parler aujourd’hui logico-mathématique).

Je crois que vous devez garder à l’esprit cette approche du signifiant phallique, elle vous aidera beaucoup.

 

J’ajouterai cependant la petite, mais non négligeable remarque suivante : le signifiant phallique porte en lui cependant la marque d’un signifié, d’un vécu immémorial significatif : celui de l’érection.  Erection de l’homme dans sa position « debout », érection sexuelle de l’homme bien sûr, pouvoir sur le réel, pouvoir vital, mais donc aussi jouissance.

 

Mais attention, ce n’est pas parce que l’érection de l’organe masculin est « visible » que les femmes n’appartiendraient pas au monde phallique. Bien au contraire, puisqu’elles le « sont » le phallus, elles le représentent par tout leur corps désirable, du fait même qu’elles ne l’ont pas, l’organe. Leur corps l’est.

Nous sommes loin de la conception freudienne pour qui les femmes étaient « un moindre homme ». C’est le génie de Lacan, et son amour des femmes, de rétablir ainsi l’équité dans la différence.

 

Pourtant pour arriver à l’assomption de leur identité sexuelle, fille et garçon sont amenés à parcourir des chemins différents semés d’embuches différentes les vouant à une subjectivité différente. Mais ils ont en commun d’avoir à entrer dans l’ordre symbolique, c’est-à-dire d’abord d’être dépendants du désir de l’Autre, c’est-à-dire d’être un enfant désiré, plus ou moins, ou pas, d’être nommé suivant l’organique  (fille ou garçon) ou pas, car l’anatomie ne fait pas toujours le destin, et enfin, au-delà du rapport duel avec sa mère, de signifier ses besoins puis ses désirs par le défilé des signifiants. Ceux-ci rateront ce qu'ils veulent signifier, seront reçus plus ou moins, interprétés,  et cela constituera les premiers marquages indélébiles de la chaîne inconsciente du petit sujet.

Ceci jusqu’au jour miraculeux où l’enfant comprend que les mots ne sont pas des étiquettes sur les choses, que l’on peut soutenir que le chien fait miaou et le chat ouah ouah, bref que l’on peut faire des métaphores, jouer avec les mots : cela signifie qu’il a intégré, sans doute devrais-je dire ici « incorporé » le signifiant Un, c’est-à-dire le phallus clef de l’ordre symbolique.

Cela signifie aussi qu’il est hors psychose.

 

Hors psychose, mais pas nécessairement hors folie. Je vais le dire avec humour, ne dit-on pas que les femmes ont toutes au moins un grain de folie ? Quel est ce mystère ? Ce lieu commun toucherait-il à quelque vérité ?

J’ai rappelé déjà la fois précédente que dès les « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine » Lacan désignait par lieu Autre, la place occupée par les petites filles, ainsi d’ailleurs que de tous ceux qui dans un groupe social ne sont pas destinés à « n’être pas sans l’avoir ». Lieu Autre rendu possible par la métaphore paternelle, c’est-à-dire la mise en place du signifiant du Nom du Père, advenu à la place premièrement symbolisée par l’absence de la mère.

 

Signifiant du Nom du Père, ou Phallus, ou Un, ici ces termes sont interchangeables. La mise en place de ce Un qui protège de la psychose, implique immédiatement qu’il y ait de l’Autre. Le Père reconnait bien ses filles comme telles dans une altérité sexuée, mais attention, pas comme « femme », sinon nous serions dans l’inceste ; elles sont destinées à se faire reconnaître « femme » dans une autre lignée que la leur, par l’intermédiaire d’un homme.

 

Quoi qu’il en soit la question de l’altérité est certainement une notion très difficile à penser. Elle ne doit pas, je vous le rappelle, être confondue avec celle « d’étranger », qui renvoie à celle de « celui qui n’a pas le même père ».

Il apparaîtra donc à Lacan, à partir des années 70, la nécessité absolue de penser correctement, c’est-à-dire avec une rigueur digne de la philosophie et des mathématiques ces notions qui lui avaient permis jusqu’ici de relire Freud et, il faut le dire, permis une clinique très subtile. Pourtant Lacan en viendra à dire que du strict point de vue théorique, le recours à « l’avoir et l’être phallique » ne sont que des approximations.

Ce qui nous met sur la voie cliniquement, c’est encore et toujours l’hystérie : tout le problème de Dora dans l’amour qu’elle montre à Mme K., dans l’adoration contemplative de la Madone, tout son problème c’est de pouvoir répondre à la question qu’est-ce qu’une femme, et donc qui suis-je ?

 

Remarquons à cet égard qu'une femme cherche plus l’amour que le désir, cherchant à être « l’élue d’un homme », l’unique de son désir, ce pour quoi elle peut s’engager dans des conduites sacrificielles, donnant, dit Lacan, ce qu’elle a aussi bien que ce qu’elle n’a pas.

(Donner ce qu’on n’a pas, c’est-à-dire son manque, est la définition de « l’amour mystique » selon Simone Weil, reprise par Lacan.)

C’est aussi ce qu’on appelle le masochisme féminin (à distinguer du masochisme pervers) mais qui peut conduire au pire (cession d’objets et d’organes) en tout cas à la « folie féminine ».

C’est ainsi que dans D’un Autre à l’autre  séminaire de 68-69, Lacan écrira «  La Femme dans son essence, si c’est quelque chose, mais nous n’en savons rien, elle est tout aussi refoulée pour l’homme que pour la femme. »

Dans  Ou pire  séminaire de 71-72 il dira : « Il faut admettre que l’essence de la femme ce ne soit pas la castration, et pour tout dire, que ce soit à partir du Réel : mis à part un petit rien insignifiant, je ne dis pas ça par hasard, elles ne sont pas castrables ... »

Comment comprendre cela ?

 

Alors engageons-nous, légèrement je vous rassure dans le logico-mathématique.

La visée de Lacan est clairement, dans la suite de Freud, scientifique. Mais comme nous le savons, la science forclot le sujet, ce qui d’emblée nous avertit que l’écriture des « mathèmes » - mathema veut dire en grec savoir, et le mot de mathème est forgé sur l’alliance de mathématiques et du mot « mythème » qui vient de Lévi-Strauss et de ses célèbres études anthropologiques, notamment sur l’échange et donc la circulation des femmes entre les clans par les règles de mariage – nous avertit que l'écriture des mathèmes ne constitue pas des formules mathématiques classiques .

 

Un mathème est une écriture comme il se doit, scientifiquement. Pourquoi ? Parce-que la lettre contrairement au signifiant peut se dégager de tout sens (les x et les y en algèbre par exemple). C’est cette propriété qu’utilisent mathématiques et logique. Et on peut admettre une homogénéité avec la structure de l’inconscient, c’est-a-dire une combinatoire d’éléments asémantiques (des lettres refoulées, des fragments de signifiants parce qu’interdits ou traumatiques) qui déterminent un sujet, un « parlêtre » comme dit Lacan.

Dans l’un et l’autre cas (parlêtre soumis à l’inconscient et à la logique), le sujet n’a rien à redire à ce qui le détermine.

La logique, comme vous le savez sans doute, est inventée par les Grecs, notamment Aristote, les Stoïciens, qui se sont efforcés de suivre et de formaliser les procédés déductifs de mathématiciens de leur époque. La logique a une longue histoire mais la logique aristotélicienne a dominé jusqu’au 20ème siècle, jusqu’à l’axiomatique de Hilbert.

Aujourd’hui il y a des logiques, comme il y a des mathématiques, et Lacan, on va le voir, va puiser dans les logiques modernes.

Il s’agit pour la logique en ses débuts, d’établir ce qui serait un rapport vrai avec le Réel, donc d’établir un lien sans faille entre le Symbolique et le Réel. Mais il se révélera que la logique, qui est pourtant « l’élaboration la plus poussée de la signifiance » rencontre certaines impasses (par exemple le fameux théorème de Gödel, qui montre que dans tout système, toute théorie, il existe au moins une proposition dont on ne peut démontrer qu’elle est vraie, ou fausse).

 

De même en psychanalyse, il s’avère impossible d’écrire le rapport sexuel entre l’un et l’autre, entre le signifiant « homme » et le signifiant « femme ».

Ce qui fait dire, et justifier du même coup, le travail de formalisation entrepris par Lacan : « la logique porte la marque de l’impasse sexuelle et que, à la suivre dans son progrès, vous y retrouverez les mêmes impasses, le mêmes obstacles ».

Néanmoins rassurez-vous. Il ne s’agit pas pour Lacan de mathématiser la psychanalyse. Les maths de Lacan restent « impertinentes ». Il s’agit néanmoins de tenter de symboliser au plus loin le Réel, de nouer autant que le puissions le Symbolique et le Réel, c’est-à-dire faire reculer l’impossible dans le rapport homme – femme. Mais de l’impossible il en restera toujours, ça s’appelle le « trou du Réel ».

Alors donc Lacan va passer de ces formules « avoir » et « être » le phallus à l’écriture de la « fonction phallique », ce afin d’établir les mathèmes de la sexuation, mathèmes qui ne vont pas écrire le rapport sexuel, mais ce qui en « tient lieu », c’est-à-dire, ce qu’on peut écrire de plus logique comme repères, pour « comprendre » la relation entre une position masculine et une position féminine. Je dis bien « position » car il ne s’agit évidemment pas de l’anatomie, mais d’une position psychique, qui induit en revanche un certain rapport au corps.

 

Pourquoi fonction (phi de x) phallique ?

Une fonction, c’est très simple : Si je prends l’ensemble de tout ce qui est « blanc », je peux écrire la fonction B de x. Si je prends x = un corbeau, alors B de x est faux pour cet argument x.

Ce qui justifie Lacan d’écrire la fonction phallique, c’est comme je vous l’ai rappelé tout à l’heure l’affinité de Phi avec l’universel :« tous les ». Si le phallus est d’abord le signifiant d’un manque, du ratage, et du coup du manque dans l’Autre (lieu trésor des signifiants, mais aussi du même coup du corps de la Mère), il est le signifiant qui dit le manque de tous, et de ce fait il est le signifiant en affinité avec l’universel. Son écriture du coup « efface », « voile » le manque, voile le ratage entre les signifiants homme et femme et tient lieu de rapport entre eux.

Du coup également, son écriture induit l’idée de la toute puissance du Phallus à dominer le Réel.

La fonction phallique est donc fonction de castration (comme d’abord symboliquement un manque), fonction de désir, mais aussi de jouissance, au moins de jouissance à espérer, du pouvoir sur le Réel, qu’il soit pouvoir de savoir, du politique, ou sexuel.

Désormais tout sujet parlant va avoir affaire à sa « valeur » (au sens logique) phallique,  l’être laissant place à être « la valeur d’une variable » (Lacan s’appuie ici sur Frege et Quine).

 

Alors  écrivons cette fonction avec les mathèmes de la sexuation :

 

Les mathèmes de la sexuation

 

Je vais commenter ces formules rapidement mais m’attarderai sur le côté droit dit de la position féminine.

La formule du haut à gauche gouverne en fait l’ensemble. Lacan est reparti d’Aristote et de sa Logique (Organon), que je vous rappelle en simplifiant. On distingue :

 

 

Or il est démontrable, mais je vous dispense de la démonstration, faite par les logiciens, qu’on ne peut écrire une Universelle affirmative sans la fonder en référence sur une exception.

Cette exception est fondamentale, c’est-à-dire qu’elle fonde toute possibilité de penser : pour nous, il s’agit bien sûr du Père symbolique, ou de l’ancêtre fondateur d’une lignée, de Dieu.

Celui-ci est hors fonction phallique, hors castration donc, dans un autre espace que celui des représentations, dans le Réel. C’est ce que Lacan appelle « l’au moins un ».

 

Si l’on s’en tient à la logique propositionnelle d’Aristote, on devrait écrire :

Proposition universelle affirmative : Tous les hommes sont phalliques, et 

Proposition universelle négative : Aucune femme n’est phallique.

 

Autrement dit, il faudrait écrire en suivant la fonction :  tout x non phi de x concernant les femmes.

Or une telle écriture est impossible. Et le seul passage à l'écriture de la fonction le montre. Les femmes n’ont pas de phallus, mais on ne peut pas écrire  tout x non phi de x. Car alors les femmes seraient exclues de toute appartenance phallique, elles seraient toutes psychotiques, ou alors la fonction se nie elle-même car aucun x n’y répond.

 

Or, non seulement les femmes parlent, mais elles passent par la castration puisqu’elles aussi renoncent au corps de la mère. Lacan lui-même est perplexe. Mais il va « abattre ses cartes » dit-il, par un coup de force logique, s’appuyant sur la clinique (ce qui montre bien que la clinique prime sur le logico-mathématique et que la formalisation se plie à la clinique et non l’inverse).

Le coup de force, c’est l’écriture du quanteur « pas-tout », « pas-tout x phi de x » appartient à la fonction phallique.       

Les femmes ne sont « pas-toutes » dans la fonction phallique. Ce qui ne doit pas être entendu en extension : ce n’est pas qu’il y en ait dans la fonction et d’autres pas. Chaque femme est « pas-toute » dans la fonction phi. Pas-toute, voilà le statut de l’altérité.

 

Qu’est-ce que cela signifie ?

Que l’impasse logique, c’est de ne pouvoir intégrer les femmes dans un universel. L’impasse sexuelle qui lui est liée, c’est que, échappant en partie au Symbolique (pas-toute dans la fonction, dans la castration), elle occupent un autre espace que les hommes : ce qui échappe au Symbolique est dans le Réel. Elles constituent la réponse du Réel à la sollicitation Symbolique, et y répondent au  titre de leur singularité (seule catégorie échappant à l’universel).

Car elles sont chacune « pas-toute » dans la fonction à leur manière : le « pas » du pas-toute est indéterminé voire contingent.

En effet la mesure de ce que ce « pas » ouvre comme béance dans le « tout » est à chaque fois différent, non mesurable comme tel. Si la béance est radicale, alors, elle n’est pas-du-tout phallique, et c’est la psychose, si elle est toute phallique, c’est l’hystérique qui fait l’homme. Pas-toute, plus ou moins donc, parfois « si peu » dit Lacan, mettant l’accent sur la « folie ».

 

En fait la question de la folie féminine a été repérée depuis longtemps, depuis Ambroise Paré, c’est-à-dire le 16ème siècle.

Mais c’est  Griesinger, puis le psychiatre français Moreau de Tours qui soutinrent le concept de folie hystérique, à distinguer de l’hystérie. Distinction que reprenait Freud avec les notions de petite et grande hystérie : pour donner une idée, la petite, c’est Dora, la grande, c’est Mère Jeanne des Anges, Mère Supérieure du Couvent des Ursulines de Loudun lors de l’affaire Urbain Grandier, c’est-à-dire du dernier procès en sorcellerie qui eut lieu au 17ème siècle en France. Jeanne était « diabolisée », elle avait des hallucinations visuelles et auditives, présentait sept personnalités différentes, et pourtant il ne s’agissait pas d’une psychose. Le couvent étant « contaminé », toutes les Ursulines devenues « folles », cela se termina par la condamnation au bûcher de Urbain Grandier, confesseur, jugé responsable de cette affaire.

 

Le « pas-toute » permet de repérer une spécificité de la clinique féminine (même si bien sûr des hommes peuvent être en position féminine, ce qui est admis depuis Charcot) ou même s’ils peuvent en participer transitoirement.

Cela permet de réunir une clinique protéiforme qui va de la dissolution schizophrénique apparente, pseudo, à la pseudo-rigidité paranoïaque.

Cela éclaire immédiatement les difficultés que les femmes peuvent éprouver avec le désir sexuel, la frigidité si répandue, même cachée derrière une activité sexuelle importante qui convient à notre époque.

Puisque le désir et la loi sont liés, le désir ne s’affirme qu’avec la castration. Les « pas-toutes » ont du mal à repérer ce qu’elles désirent, plus ou moins, beaucoup se plaignent d’un « blanc » à cet égard ; c’est  bien pourquoi Freud restait perplexe, « que veut une femme ? » se demandait-il. Pour « une femme », la réponse « être mère » à son désir, la fait en même temps sortir de la féminité. Mère et femme ne sont pas synonymes (mais bien sûr une femme peut être mère aussi).

La complexité du désir féminin se lit sur les formules : dans la relation que la formule

  pas-tout x  entretient avec la formule « il n’existe pas de x qui dise non à la fonction », cette dernière signifie qu’il n’y a pas d’exception qui vienne faire limite à l’ensemble des femmes, ensemble qui reste donc un espace ouvert au sens mathématique du terme, ouvert sur l’infini. Les femmes n’ont pas de référent spécifique, LA femme n’existe pas, elles sont toutes différentes. LA femme serait, non seulement Autre, mais Tout-Autre, ce qui ferait d’elle un autre Un. C’est l’impossible à penser, c’est le refoulement originaire.

 

Si vous regardez les formules de la sexuation  vous voyez donc que nous avons affaire à deux subjectivités différentes. Du côté gauche, est la subjectivité mâle qui dépend de la castration par rapport au Père symbolique transcendant, moyennant quoi il obtient de n’être pas sans avoir le phallus, c’est-à-dire avoir une certaine maîtrise du Réel, et la possibilité d’aller chercher l’objet cause de son désir du côté féminin (a), et non plus chez sa mère. C’est la jouissance phallique.

Du côté droit : La (barré). Vous voyez que deux branches partent de ce mathème. L’une se dirige vers Phi qui marque l’amour et le désir qu’une femme peut avoir avec un homme ; ce lien est possible si à travers  l’objet phallique visé sur le corps de l’homme, ce dernier n’est pas sans rapport avec la transcendance qui le fonde, le Père symbolique. C’est la part de jouissance phallique d’une femme (qui peut se prolonger, mais autrement, par la maternité).

 

Mais il y a l’autre branche, celle qui se dirige de La (barré) vers S de A (barré). Ce que Lacan appelle la jouissance Autre, hors phallus, jouissance « folle et énigmatique » qui est permise par le « pas »  de « pas-toute », qui échappe à la castration, donc à la limite.

 

J’ai employé le concept de jouissance. Il n’est pas facile à définir. Il se distingue du  « plaisir » qui évoque la satisfaction, et donc la baisse de la tension libidinale grâce à un objet adéquat (Lust en allemand).

Le plaisir serait en quelque sorte la forme simple de la jouissance, dont le concept évoque une complexité de formes, mêlant plaisir et douleur, tension maximum et épuisement des tensions, bonheur, béatitude, extase, voisinant avec la mort.

Lacan a évoqué au début de son œuvre la jouissance absolue que serait un « je suis », une affirmation de l’Etre que serait un « je » non divisé ; du coup cela évoque la jouissance de Dieu, celle du célèbre « Je suis celui qui suis » du Dieu hébraïque, ou celle du Père de la horde primitive chez Freud.

Mais cette jouissance n’est pas seulement interdite, elle est impossible aux être parlants dont la subjectivité « cavale » sous le renvoi des signifiants les uns aux autres, faute du signifiant de LA femme ou du Tout-Autre, ou de la symbolisation possible du sexe féminin, tout cela étant synonyme. Ce manque de signifiant s’écrit S de A barré, où la barre indique en négatif le manque, donc le trou sans fond creusé dans le langage, mais en positif, en relief, le Phi qui va venir y pallier, faire Un, qui va permettre de donner sens, d’arrêter quelque peu la fuite des signifiants et permettre une signification partageable.

 

Notre jouissance à tous, est liée donc aux signifiants et permise par le signifiant phallique. Elle l’est, phallique, pour les hommes comme pour les femmes, mais du côté féminin, il y a une jouissance supplémentaire (pas complémentaire) encore que « toutes » les femmes ne l’éprouvent pas (car on ne peut jamais dire « toutes les femmes »).

Lacan développera la question de la jouissance féminine dans le séminaire Encore (1972-73). Cette jouissance Autre suppose le langage et le phallus, mais elle est au–delà, pas en deçà.

Si du côté masculin, un homme est non seulement autorisé, mais enjoint à chercher son objet perdu dans le corps d’une femme, par l’intermédiaire du fantasme, du côté féminin, une femme va rencontrer, au delà du phi, quoi ? La  réponse de Lacan dans Encore fit beaucoup surprise : Dieu. Mais attention, pas le bon vieux Dieu de la religion, l’Autre face de Dieu, celle qui s’écrit S de A barré, barré en creux, c’est-à-dire un infini, mais qui s’apparente à l’infini d’un trou, d’un vide, d’un néant.

Evidemment nous en avons un témoignage, si je puis dire incandescent dans l’expérience mystique, dont Lacan ne manque pas de faire le paradigme de la jouissance Autre : Sainte Thérèse d’Avila, Hadewijch d’Anvers, Hildegarde de Bingen. Les femmes mystiques sont très nombreuses dans le Christianisme, sans doute parce que les femmes dans la culture chrétienne pouvaient échapper au mariage en se réfugiant dans les couvents, et minorer ainsi la part de jouissance phallique imposée par la société.

Les plus célèbres sont celles qui ont pu écrire sur leur expérience et nous laisser des témoignages surprenants.

 

Les mystiques, que nous apprennent-elles sur la sexualité et l’identité féminine ?

Les mystiques ont soutenu la visée de l’amour, de l’Etre divin, mais en tant qu’Autre absolu, non en tant que Un, et comme j’ai voulu vous le faire sentir, c’est bien là que la pensée défaille, puisque cet Autre absolu serait bien un Un supposé situé dans l’infini mais atteignable sans ratage dans l’union mystique.

Certes, les mystiques ne renient pas le bon vieux Dieu, mais il est débordé, osons le mot tout de suite, par le ravissement vers S de A barré, hors limite phallique, lieu où la fonction phallique s’annule (il n’existe pas d’exception à la fonction du côté féminin). Il n’y a pas psychose donc, mais un certain flirt avec elle, disons.

Ces mystiques vont inventer une érotique où l’Etre, Dieu s’atteint, mais d’abord au travers de la sainte humanité du Christ, voire celle d’un beau jeune homme, dont la transcendance est visée au travers de l’immanence.

Il s’agit bien d’un amour infini, hors la loi, qui convoque donc aussi Eros, et se met tout à fait au-delà de la « morale ».

 

Je vous donne un exemple de cette poésie mystique érotique, extrait de Hadewijch d’Anvers : « Depuis l’âge de dix ans j’ai été pressée par l’amour. Il s’est révélé par tout ce que je découvrais entre lui et moi dans le rapport intime de l’amour, car les amants n’ont point coutume de se cacher, mais de se manifester l’un à l’autre le sentiment réciproque, lorsqu’ils se savourent jusqu’au fond, se boivent et s’engloutissent sans réserve » (Lettre XI).

Cette érotique témoigne d’une jouissance du corps (mais non du corps phallique) qui prend des aspects confondants.

Nulle plus que Sainte Thérèse d’Avila en témoigne : sa « céleste folie » comme elle la nomme, la porte à la catatonie. On la croit morte, on creuse sa tombe, elle se réveille après des semaines, au dernier moment. Elle est assaillie par des « extases », à n’importe quel moment, dans la rue par exemple. Elle est obligée de se jeter par terre, elle a des visions, même des voix etc.

Mais il ne faudrait pas croire que le ravissement est quotidien : les mystiques témoignent de grandes périodes de « sécheresse » où le Bien Aimé ne se manifeste pas. Grandes douleurs dépressives donc, et quand le « ravissement a lieu », il y a risque de mort, le corps peut se « briser » lors de phénomènes étranges, et, de toute manière, il y a risque de disparition subjective.

Vous vous doutez, mais je ne développe pas ce point historique, que les femmes mystiques ont eu maille à partir avec l’Eglise officielle. Elles peuvent être prises pour des sorcières, et même Sainte Thérèse d’Avila, n’échappa que de peu à l’Inquisition.

 

CONCLUSION

Que nous apprennent les mystiques ?

De nos jours la mode n'est pas aux femmes mystiques. La mystique se réduit souvent à des formes de relaxation. Ce qui n’a pas grand-chose à voir.

Pourtant notre époque étant marquée par l’affaiblissement du signifiant du Nom du Père, les conséquences en sont plus vives du côté masculin que du côté féminin, puisque les femmes ne sont pas-toutes dans le rapport au Père symbolique, qui, c’est ce qu’elles ressentent, les a « lâchées » depuis toujours. C’est bien la cause de l’hystérie. D’où le sentiment d’anxiété, d’impuissance, voir d’imposture devant une tâche phallique qu’elles peuvent cependant remplir parfaitement.

 

La clinique féminine est de nos jours plus que jamais au cas par cas. Certaines femmes appartiennent à la clinique classique, divisées dans leur jouissance, phallique en partie, mais quelque chose en elles est « ailleurs » - une part d’elles s’absente, certes pas nécessairement dans la grande mystique, peut-être dans le Rien, les riens de la vie : la feuille qui tombe, l’écume du ruisseau, ou encore, cette jouissance Autre va alimenter les sublimations.

Cette jouissance Autre, Lacan y insiste, beaucoup de femmes ne savent même pas qu’elles l’éprouvent.

Certes, elles sont coincées entre les « toute phalliques » que notre société sollicitent (flics, juges, chefs d’entreprises etc.), parfois monstrueuses d’autorité, les tyrannosaures et d’autres, adeptes extrêmes des théories du genre qui récusent tout phallus viril, et exigent l’homosexualité.

 

Le pas-tout est à la fois une force et une faiblesse. Force car source d’invention, de créativité par la liberté qu’il recèle. Ailleurs, ailleurs que dans les contraintes phalliques.

Mais le risque c’est bien celui de cet amour énigmatique qu’il peut induire ; d’abord parce qu’il est traversé de grandes périodes de sécheresse et d’abandon, et qu’il peut s’adresser à un homme pris pour Dieu, à un Tout-Autre impossible, alors qu’un homme est un petit un.

Le risque, c’est de se faire le déchet, comme les mystiques l’ont bien compris : se faire le déchet de l’amour divin.